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Billet de blog 8 juillet 2025

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Du capitalisme illibéral à l'État stratège

Les réflexions d'Olivier Marleix, député LR d'Eure-et-Loir, exposées dans Les Liquidateurs (Robert Laffont, 2021), constituent la pierre angulaire de cet article. Dans cet ouvrage incisif, l'auteur, disparu trop tôt, livrait une charge rigoureuse et pertinente contre la politique industrielle française actuelle.

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Illustration 1
© Olivier Marleix

Aujourd’hui, une question revient comme un refrain, entêtant :

Comment un pays qui fut jadis le joyau industriel de l’Europe

a-t-il pu sacrifier 30 % de ses emplois manufacturiers

en l’espace de trois décennies ?

Cette érosion n’est pas le fruit du hasard. Au contraire, elle est le produit d’une série de choix, bien réels, bien concrets, qui méritent aujourd’hui un examen sérieux.

Une rupture avec le capitalisme

Cette débâcle trouve ses racines dans l'évolution même du capitalisme. Le libéralisme des origines, qui prétendait brider les monopoles et réguler le jeu concurrentiel, n’a plus grand-chose à voir avec la version actuelle. Désormais mondialisé, financiarisé, le capitalisme contemporain ne fait pas que tolérer les oligopoles, il les produit, les chérit même.

Milton Friedman, qu’on ne pourra accuser de marxisme, admettait pourtant qu’un marché ne peut fonctionner sans des règles clairement définies par l’État. Or, c’est précisément l’absence de ces garde-fous qui a laissé prospérer ce "capitalisme illibéral", où les dés sont pipés d’un pays à l’autre; ici, des enfants travaillent pour quelques centimes; là, on plafonne la semaine à 35 heures. Et tout cela dans le même marché mondial.

Macron, ou l'art de servir les puissants

Et justement, la présidence d'Emmanuel Macron illustre parfaitement cette dérive. On pourrait même dire qu’elle y a été érigée en dogme. L’État, au lieu de réguler, s’est contenté d’accompagner, parfois même d’applaudir, les grandes manœuvres de désintégration industrielle.

Loin de redéfinir des règles acceptables pour lutter contre "la loi du plus fort", l'État s'est mué en "serviteur zélé" de ce système.

Les méga-fusions-acquisitions se sont multipliées à un rythme sans précédent : 

Alstom est devenu américain, Alcatel finlandais,

notre TGV national canadien.

Cette frénésie de cessions, génératrice de substantiels honoraires de conseil pour les milieux financiers, soulève des questions légitimes sur les véritables motivations de ces décisions. Toutes ces opérations, relevant d'investissements étrangers dans des secteurs stratégiques, ont légalement requis la signature du ministre. 

L'enthousiasme des milieux d'affaires pour la candidature du "Mozart de la finance" prend alors une dimension particulière.

Des territoires qui se vident, des vies qui se brisent

Mais au-delà des considérations financières et politiques liées à ces cessions, il y a une réalité humaine et sociale dramatique : Des territoires qui se vident, des vies qui se brisent, des bassins d’emploi entièrement dévastés, avec parfois plus de 30 % de chômage. Des PME, jusque-là piliers de l’économie locale, se sont effondrées les unes après les autres avec pour résultat, des régions entières en déshérence, pendant que les métropoles concentrent richesses et opportunités.

Le logement devient inabordable, jusqu’à 48 % du budget des ménages modestes. Un chiffre qui, à lui seul, résume le malaise. Cette réalité, les Gilets jaunes l’ont criée sur les ronds-points, révélant une France périphérique épuisée, qui a vu son pouvoir d’achat fondre de plus de 1100 euros par an en quelques années à peine.

La dépossession démocratique

Cette crise économique et sociale n'est qu'une facette d'un malaise plus profond qui touche la souveraineté même du pays; parallèlement à cette désindustrialisation, nous assistons à un affaiblissement inquiétant de l'État-nation. Les institutions européennes (CEDH, CJUE) ont acquis plus de pouvoir que les parlements nationaux, créant un sentiment de dépossession chez les citoyens. 

La ratification du Protocole 16 entré en vigueur en 2018, qui permet aux plus hautes juridictions nationales de demander des avis consultatifs à la Cour Européenne des Droits de l'Homme et oblige de facto les tribunaux français à se soumettre à l'interprétation de la CEDH, illustre cette tendance

Selon Olivier Marleix, ce défi pour la démocratie française provient de la "surcomplexité et de l'inefficacité de l'administration". Plus précisément, "le processus de décentralisation, en particulier depuis 1985, a créé une "rage du contrôle" au sein de la bureaucratie, avec une explosion des effectifs de l'administration centrale en dépit de la réduction des responsabilités de l'État". 

En 2017, mû par une curiosité que d’aucuns jugeront malsaine, j’avais interrogé le ministre de la Fonction publique pour savoir combien il existait dans l’appareil d’État de ces grands administrateurs rémunérés « hors échelle lettres », c’est-à-dire à un niveau au moins équivalent à un parlementaire. Réponse édifiante : 70 000 ! Avant la décentralisation, en 1985, ils n’étaient que 25 000 ! En clair, alors que l’État s’était départi de nombreuses missions dans l’éducation, le social et les routes, les effectifs de ses hauts fonctionnaires avaient plus que doublé…”

Un pays riche… mais en faillite ?

Le tableau est paradoxal : Citant "La crise de l'État -Providence" de Pierre Rosanvallon, et même s'il reconnaît l'absence de précision de ces chiffres, Olivier Marleix  insiste : "La France, c’est moins de 1 % de la population mondiale, un peu moins de 5 % de la richesse mondiale mais… 15 % de la dépense sociale dans le monde.

Cette "générosité" a un prix lorsque l'État entend en plus doter les entreprises privées les plus riches de cadeaux fiscaux  : Une dette publique qui a bondi de 20 % à 100 % du PIB en 40 ans. Pendant ce temps, des taux d’intérêt artificiellement bas ont masqué le gouffre. Mais le jour où ils remontent, l’addition peut devenir insoutenable. La Grèce en a fait les frais.

La critique du modèle "start-up nation”

Quant au récit de la "start-up nation", il mérite un peu de lucidité. 

La France ne grimpe pas, elle recule dans les classements mondiaux. 

Ses fameuses "licornes" ? Souvent des entreprises déjà mûres ou largement financées par des fonds étrangers. 

Et le plus ironique dans l’affaire ? C’est l’argent public qui alimente ce capitalisme sans ancrage, parfois même sans utilité.

Le retour à un "État stratège"

Il est temps de changer de cap. L'heure n'est plus aux constats mais à l'action,  celle d'un retour à un "État stratège", capable de définir des orientations claires pour nos secteurs vitaux.

Olivier Marleix propose trois pistes :

  1. Un véritable fonds souverain français doit être créé, consolidant toutes les participations étatiques et mobilisant une partie de notre épargne considérable (5000 milliards d'euros disponibles, dont 1700 milliards en assurance-vie) pour protéger nos champions nationaux et développer nos PME dans les secteurs stratégiques.
  2. La refondation d'un ministère de l'Industrie doté de véritables prérogatives pour anticiper les évolutions du marché mondial, identifier les besoins sectoriels et coordonner la recherche publique et industrielle. 
  3. L'encadrement strict des fusions-acquisitions étrangères avec des conditions fermes sur le maintien de la production, de la R&D et des brevets sur notre sol, assortis de mécanismes de contrôle robustes pour éviter les promesses non tenues.

La souveraineté, oui. Mais pour qui ?

Reste une question qu’Olivier Marleix n’a pas posée. 

Peut-on vraiment reconstruire l’industrie française sans bras pour la faire tourner ? 

Quel jeune Français rêve aujourd’hui de revenir à l’usine ? 

C’est là que le bât blesse. On ne peut pas, d’un côté, vanter la réindustrialisation, et de l’autre, dresser des murs contre l’immigration. Qui fabriquera les machines, si ce n’est ceux qu’on refuse d’accueillir ?`

Quand la droite se met à penser à gauche

Sur bien des points, Olivier Marleix flirtait avec des idées de gauche : Défense du modèle social universel, rejet des privatisations déguisées, mise en garde contre le transfert de la Sécu vers les mutuelles privées.

Et que dire de son appel à un référendum d’initiative populaire ? Très bien sur le papier… jusqu’à ce qu’on lise les conditions : Un million de signatures, des garde-fous, un seuil de participation. Le tout, quand un député est parfois élu avec à peine 4 000 voix. L’ironie est cruelle.

Vers une réindustriualisation collective

Malgré ses non-dits, Olivier Marleix touchait juste; pour renaître, la France a besoin d’une ambition collective. D’une volonté politique capable de transcender les vieux clivages. 

L’héritage colbertiste ne demande qu’à être réveillé, à condition de ne pas oublier qu’il s’est toujours construit avec une opposition puissante, autrefois communiste, souvent populaire.

Le pays dispose encore d’atouts solides : Une main-d’œuvre qualifiée, des centres de recherche, des savoir-faire rares. Il lui manque surtout une vision, celle d’un État juste, protecteur, stratège. 

En somme, une politique de gauche, appliquée sans le dire.

Et peut-être, qui sait, une nouvelle France industrielle pourrait renaître. 

À condition de ne pas oublier ceux qui l’ont toujours portée, la main d’oeuvre immigrée. 

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