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Billet de blog 10 février 2025

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L’Art du Mensonge Parfait

Le théâtre révèle-t-il la vérité ou n’est-il qu’illusion ? Un acteur doit-il ressentir l’émotion ou la maîtriser ? Au XVIIIe siècle, Denis Diderot bouscule les codes : pour émouvoir, il faut rester impassible. Rideau levé sur un paradoxe qui fascine encore l’art de l’acteur.

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Illustration 1
Le Paradoxe sur le Comédien © Yamine Boudemagh


Diderot et le Paradoxe du Comédien

L’art de l’acteur est de rendre vrai ce que chacun sait être faux mais ressent comme étant vrai. Pour ce faire, l’acteur doit-il être traversé par l’émotion ou simplement l’imiter à la perfection ? Denis Diderot, philosophe et trublion du XVIIIe siècle, tranche avec une audace déroutante : L'acteur doit maîtriser parfaitement sa technique tout en donnant l'illusion du naturel

Un sculpteur d’émotions, pas un écorché vif !

Le public veut croire que l’acteur habite son rôle, que ses larmes sont vraies, que sa rage le consume.

Erreur funeste, méprise considérable.

Diderot, dans son Paradoxe sur le Comédien, renverse la table : Ce n’est pas l’acteur qui doit ressentir l’émotion mais le spectateur. Tout le talent de l’acteur consiste à briser ce quatrième mur, invisible lui, qui le sépare du public. Et la sensiblerie de l’acteur ne lui est d’aucun recours. Pire, elle peut même le gêner pour créer un rôle. Diderot raconte l’histoire de ce couple d’acteurs, qui se détestaient dans la vie mais qui, sur scène, étaient capables de jouer une relation amoureuse avec un très grand réalisme.

À l’instabilité du comédien qui « joue avec son âme », Diderot oppose l’efficacité de celui qui joue avec sa tête, en contrôlant chaque regard, chaque respiration, chaque tremblement de voix. L’émotion sincère, trop fluctuante, ferait du théâtre un chaos imprévisible. Un acteur sensible ? Il brillera peut-être une fois, mais s’effondrera à la deuxième représentation.

David Garrick, immense acteur britannique de l’époque, pouvait changer d’expression en un clin d’œil, passant du rire aux larmes sans la moindre secousse intérieure. Un prodige de technique, qui prouve que le théâtre a surtout besoin de maîtrise.

Illustration 2
David Garrick (1717-1779)

Le théâtre, c’est du travail, pas du hasard

Diderot dans le dialogue du Paradoxe, refuse toute confusion entre l’émotion réelle et son imitation. L’acteur n’est pas un être inspiré par la grâce divine, c’est un artisan de l’illusion, un observateur froid qui analyse la nature pour mieux la restituer sur scène.

Il ne s’agit pas de simplement reproduire le monde tel qu’il est, mais de l’exagérer, de le styliser en suivant les conventions du théâtre. La vie brute est trop informe, trop chaotique. Le comédien ne doit pas "être" la nature, il doit l’imiter et l’élever.

C’est là toute la tension entre réalité et artifice, entre vérité et mensonge théâtral. Si le théâtre était un miroir fidèle du réel, les grandes tragédies de Racine seraient jouées comme un documentaire, sans souffle, sans relief. Mais sur scène, tout doit être sculpté, travaillé, amplifié.

Et, pour Diderot, Mademoiselle Clairon, actrice au jeu précis et maîtrisé, l’emporte sur Mademoiselle Dumesnil, actrice qui se laisse trop emporter par son instinct. L’une construit son personnage, l’autre se noie dedans.

Illustration 3
Claire Léris de Latude plus connue sous le nom de Mademoiselle Clairon (1723-1803)

Acteur et poète : Le duo inséparable

Un grand acteur n’invente pas son rôle, il s’appuie sur un modèle idéal conçu par le dramaturge. C’est le poète qui façonne les personnages, qui les élève au-dessus de la simple reproduction du quotidien. Molière n’écrit pas un Tartuffe quelconque, il invente LE Tartuffe.

L’acteur, lui, doit s’inspirer de cette vision et la magnifier. Il ne s’agit pas d’improviser ou de puiser dans ses propres émotions, mais de s’effacer derrière le personnage, de devenir un instrument au service du texte.

C’est la différence entre une simple imitation et une véritable incarnation : le poète fournit le canevas, l’acteur lui donne chair… mais avec une chair façonnée, réfléchie, composée.

Deux visions du théâtre qui s’affrontent

Le Paradoxe est un dialogue, une joute verbale où deux visions du théâtre s’opposent.

  • Le Premier Interlocuteur, rigoureux et analytique, défend l’artisan du jeu, le comédien qui observe, répète, calcule et reproduit avec précision. Pour lui, le talent est une construction, pas une révélation.
  • Le Deuxième Interlocuteur, plus instinctif et lyrique, défend une approche viscérale du jeu d’acteur, où le comédien doit ressentir profondément pour être crédible.

Mais au fil du texte, Diderot penche clairement en faveur du premier. Il démonte avec méthode l’illusion romantique du comédien possédé par son rôle, et soutient qu’un bon acteur est avant tout un excellent technicien.

Cette confrontation donne toute sa force au texte : Ce n’est pas une théorie assénée brutalement, c’est une démonstration implacable.

La réponse de Molière : Castigat ridendo mores

Un siècle avant Diderot, Molière avait décrit ce paradoxe. Les femmes savantes, l’école des maris, le Misanthrope, entre autres, commencent par un dialogue entre deux interlocuteurs, l’un se veut proche d’une nature qu’il ou elle imagine “pure” et l’autre joue la comédie.

Mais attention chez Molière, si le premier sonne juste, c’est aussi  lui le ridicule, du latin ridere,celui qui fait rire”, par son obsession à vouloir avoir absolument raison. Si le premier interlocuteur chez Diderot fait penser à Philinte, et sa capacité à jouer les sentiments sans en être affecté; l’autre est définitivement Alceste, qui veut être absolument sincère en tout.

Aujourd’hui, étrangement, toutes les mises en scène du Misanthrope veulent donner raison à Alceste, censé être l’honnête homme, l’homme vrai en phase avec ses émotions,  dans une société corrompue. Ce n’est pourtant pas le message de Molière.

Et Shakespeare aussi

Et deux cent ans plus tôt, Shakespeare lui-même avait formulé une réponse avant même la question de Diderot.

Dans "La Mégère apprivoisée" (The Taming of the Shrew). Katerine comprend à la fin l’intérêt de jouer les émotions. Elle reste pourtant cette femme intelligente. Elle passe de l'authenticité brute (ses colères sincères) à la maîtrise du jeu social et amoureux (comprendre que l'amour est aussi une performance). Ce faisant, elle gagne paradoxalement en liberté et en puissance.

Sa sœur Bianca, qui semble d'abord la "bonne sœur" docile, se révèle incapable de maîtriser ses émotions. Son apparente douceur cache une instabilité émotionnelle. Elle est finalement moins libre que sa sœur qui a appris à "jouer".

Molière, en écrivant "L'École des maris", reprend ce thème en le transformant. Ariste, le mari qui laisse de la liberté à sa pupille, obtient son amour. Sganarelle, le mari qui veut contraindre la sienne, la perd. Les "maris" doivent eux aussi être “apprivoisés”, comme Katerina, et comprendre que l'amour est un jeu social qui demande de la souplesse.

Les trois dramaturges, Shakespeare, Molière, puis Diderot,  développent cette idée que la vérité des sentiments passe paradoxalement par leur maîtrise, leur "mise en scène". Le véritable amour n'est pas dans la passion incontrôlée mais dans la capacité à jouer avec les codes tout en restant lucide.​​​​​​​​​​​​​​​​

Un débat toujours brûlant

Le Paradoxe sur le Comédien ne parle pas que du théâtre du XVIIIe siècle. Il continue de hanter les planches aujourd’hui.

Stanislavski, avec son jeu intérieur, a tenté de réhabiliter l’émotion vécue, tandis que la méthode Actors Studio prône une immersion totale dans le personnage. Mais même les plus grands partisans du « ressenti » savent qu’il faut discipline, travail et contrôle.

La question reste ouverte : Peut-on vraiment jouer sans rien ressentir ? Faut-il être Garrick ou Dumesnil ?

Illustration 4
Marie-Françoise Marchand, dite Mademoiselle Dumesnil

L’enfant masqué : la dernière pirouette de Diderot

Et pour clore le débat, Diderot nous offre une image inoubliable : celle de l’enfant masqué.

Un gamin jouant au fantôme, son masque blanc sur le visage. Il ne ressent rien, mais il sait comment bouger, comment faire trembler sa voix, comment semer le trouble. Son camarade, lui, frissonne d’effroi.

Ce gamin, c’est exactement l’acteur : il manipule des illusions pour créer une émotion chez son public. Ce qu’il ressent derrière le masque n’a aucune importance. Seule compte la réaction de ceux qui le regardent.

Et c’est peut-être là, au fond, que réside la magie du théâtre : dans ce jeu d’ombres et de lumières, où l’artifice devient plus vrai que le vrai.

Diderot a-t-il raison ?

Le Paradoxe sur le Comédien dérange, bouscule, mais il pose une question essentielle : Le célèbre aphorisme shakespearien : To be or not to be? Et la réponse, qui synthétise tout ce paradoxe, devient : Être et ne pas être.

L'acteur doit être simultanément présent et distant, dans le rôle et hors du rôle, maître de l'émotion et créateur d'émotion. Les personnages réussis sont ceux qui comprennent cette dualité :

  • Katerina qui est à la fois elle-même et son rôle social
  • Philinte qui est authentique dans son adaptation
  • Les héros de Molière qui savent jouer avec les codes sans s'y perdre

La vérité n'est pas dans l'authenticité brute ni le pur artifice mais dans cette capacité à être les deux à la fois. Cette réponse "être et ne pas être" dépasse la question existentielle d'Hamlet pour proposer une sagesse pratique : C'est dans la maîtrise de cette dualité que se trouve la vraie liberté, tant au théâtre que dans la vie.

Acting is not lying !

Le paradoxe devient alors une résolution : C'est en acceptant de "jouer" qu'on devient le plus authentique.​​​​​​​​​​​​​​​​

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