Nous vivons une drôle d’époque. Jamais les citoyens n’ont été aussi instruits, connectés, exposés aux rouages du pouvoir. Et pourtant, jamais la méfiance envers nos institutions démocratiques n’a paru aussi vive, presque viscérale. Cette contradiction, aussi frappante qu’inconfortable, trouve un éclairage saisissant dans les travaux de Pierre Rosanvallon. À travers eux, c’est tout notre rapport à la démocratie contemporaine qui mérite d’être réexaminé.
Du Parlement au Président
Ce que montre Rosanvallon, c’est qu’une mutation majeure a discrètement transformé nos régimes démocratiques. On est passé, sans toujours s’en rendre compte, d’une démocratie parlementaire classique, où le législatif tenait le haut du pavé, à une démocratie de gouvernement, centrée autour de figures exécutives puissamment incarnées. Le pouvoir s’est personnalisé, s’est rapproché du peuple, tout en se détachant parfois des garde-fous institutionnels.
Cette évolution n’a évidemment pas été uniforme.
En Europe, le souvenir encore brûlant des années 30 et 40 a pesé lourd. Les régimes autoritaires de Mussolini, d’Hitler ou même de Pétain ont servi de repoussoir. D’où des constitutions post-1945 conçues pour écarter la tentation du chef providentiel.
Le modèle ? Un exécutif désincarné, collégial, issu du Parlement. La France de la IVème république bien sûr, mais aussi l’Allemagne, l’Italie, voire la Suède ou le Royaume-Uni ont opté pour cette prudence institutionnelle : Chefs d’État honorifiques ou peu puissants, Premier ministre désigné par les députés.
Mais voilà, malgré ces précautions, le phénomène de présidentialisation s’est imposé, presque insidieusement.
Et il ne s’agit pas d’un simple caprice électoral. Cette personnalisation du pouvoir répond à de vraies attentes citoyennes :
On veut savoir qui décide, on veut voir de la volonté politique, et surtout, on veut pouvoir identifier les responsables.
Dans un monde où les structures sont devenues opaques, où les idéologies se sont effondrées, les citoyens cherchent des visages, des figures tangibles à qui éventuellement demander des comptes.
Les fragilités d’une démocratie réduite à l’élection
Le revers de cette évolution ? Ce que Rosanvallon nomme la "démocratie d’autorisation". Une démocratie où l’élection devient un simple permis de gouverner. Une formalité symbolique qui, une fois passée, permettrait à l’élu d’agir sans véritables contrepoids.
Le problème est double.
- D’un côté, un "déficit arithmétique"
Un président élu avec moins de la moitié des inscrits peut-il vraiment se prétendre incarnation de la volonté générale ?
- De l’autre, un risque bien plus pernicieux, que cette élection directe nourrisse un pouvoir illibéral, où le chef élu se pense au-dessus des règles ordinaires, voire au-dessus du peuple lui-même.
Ajoutons à cela une autre difficulté, celle de l’imputation. Aujourd’hui, le pouvoir est diffus, éclaté. Les décisions impliquent des chaînes interminables de responsables, de technocrates, d’agents publics. Plus personne ne sait exactement à qui attribuer la faute ou le mérite.
D’où cette tendance croissante à la "judiciarisation" de la responsabilité; puisque le politique échoue à s’auto-réguler, c’est le juge qui doit trancher.
Vers une "Démocratie d’Exercice"
Face à ces défis, Rosanvallon ne propose pas de revenir à un âge d’or fantasmé de la démocratie. Il avance une idée autrement stimulante :
Construire une "démocratie d’exercice".
Non pas en niant la personnalisation du pouvoir, mais en l’encadrant, en l’élevant.
Quatre piliers soutiennent cette ambition :
D’abord, l’intégrité. Quand le pouvoir se concentre dans des individus, leur éthique personnelle devient cruciale. La transparence n’est plus un luxe, c’est un principe structurant. Elle agit comme un filtre, une sorte de contrôle social permanent.
Ensuite, le parler vrai. Retrouver cette parrhesia antique, ce courage de dire ce qui dérange, loin des éléments de langage vidés de sens. Trop souvent, nos dirigeants s’enferment dans un monologue, évitant le dialogue réel. Le parler vrai, au contraire, suppose du risque, de l’écoute, et une forme de vulnérabilité assumée.
Troisième pilier : La lisibilité. Il ne suffit pas d’être transparent, encore faut-il être compréhensible. Trop d’institutions s’abritent derrière un jargon inaccessible, nourrissant la défiance. Rendre l’action publique intelligible, c’est déjà la rendre plus démocratique.
Enfin, la responsabilité mais pensée dans toutes ses dimensions :
- La responsabilité pour l'exercice du pouvoir,
- la responsabilité pour les actions passées,
- et la responsabilité d'engagement pour l'avenir.
Être responsable, ce n’est pas seulement répondre d’un acte passé; c’est aussi rendre compte du pouvoir qu’on exerce, et s’engager pour les conséquences futures de ses décisions. Même si l’imputabilité parfaite est illusoire, cette responsabilité reste une fiction nécessaire, un mythe régulateur du pacte démocratique.
Le Rôle Crucial des Contre-Pouvoirs
Cette démocratie d'exercice ne peut fonctionner sans l'émergence de nouveaux acteurs. Face au déclin des partis politiques traditionnels, devenus souvent de simples "auxiliaires de l'activité du pouvoir exécutif", de nouvelles formes d'organisation citoyenne émergent.
Organisations de la société civile, journalistes d’investigation, instances indépendantes, tous jouent un rôle crucial. Ils veillent, questionnent, interpellent. Non pas pour entraver l’action publique, mais pour l’obliger à rester lisible, responsable, incarnée.
Un Défi d’Avenir
La réflexion de Rosanvallon nous confronte à une réalité : La démocratie du XXIe siècle ne peut se contenter d'être une démocratie d'autorisation. Elle doit devenir une démocratie d'appropriation, où les citoyens reconquièrent une influence réelle sur leur gouvernance.
Une démocratie plus adulte, plus lucide. Une démocratie qui ne s’arrête pas à l’urne, mais qui s’exerce au quotidien, dans l’espace public, dans le débat, dans la vigilance citoyenne.
Cette transformation exige de nous tous, citoyens, journalistes, élus, un engagement renouvelé. Elle appelle à une vigilance constante, à une exigence d'exemplarité, à une culture du débat public de qualité. C'est à ce prix que nous pourrons construire cette "démocratie de confiance" dont nos sociétés ont tant besoin.
L'enjeu n'est pas mince; il s'agit de réconcilier efficacité gouvernementale et contrôle démocratique, personnalisation du pouvoir et préservation des libertés.
C’est un défi à la fois philosophique et concret. Il nous concerne tous.