La lecture du "Bello Iurguthium" (La Guerre de Jugurtha) de Salluste offre une perspective intéressante sur certaines dynamiques contemporaines en France, en particulier la manière dont une société peut se créer ou se maintenir par la construction d'un ennemi extérieur, réel ou fantasmé. Où l'on voit aussi comment l’identité algérienne a façonné Rome.
"Dans les monts d’Algérie, sa race renaîtra : Le vent a dit le nom d’un nouveau Jugurtha..."
(Arthur Rimbaud - 2 juillet 1869)
Dans le panorama littéraire de la Rome antique, Salluste détonne. Historien, mais surtout moraliste, il signe en 41 av. J.-C., avec le "Bellum Iugurthinum", une chronique sur la guerre contre le roi numide Jugurtha (112-105 av. J.-C.). C'est un réquisitoire à charge contre les dérives de la société romaine contemporaine.
Repenser l’Histoire
Salluste ne se contente pas de relater les faits; il les arrange.
L’historien use d’une astuce qui pourrait passer inaperçue : le temps "homogène et vide". Cette expression chère à Walter Benjamin traduit la manière dont Salluste présente des événements à la fois successifs et simultanés. Les adverbes comme "simul" (en même temps) ou "interim" (entre-temps) fusionnent des temporalités distinctes, brouillant ainsi les repères historiques pour mieux captiver son lecteur.
L’effet est saisissant : on plonge dans l’urgence, une sorte de "maintenant perpétuel", qui fait écho aux troubles de Rome sous les Césars.
Entre manipulation et subversion
Salluste dirige le regard du lecteur comme un metteur en scène.
Avec ses références croisées "diximus" (nous avons dit), il construit un récit cohérent mais orienté. Les incertitudes, soigneusement formulées "parum comperimus" (nous n’avons pas bien établi), instaurent une illusion d’objectivité tout en canalisant l’interprétation.
Et puis, il y a cette voix étonnamment collective : les «nous» et «nos» incluent le lecteur dans une communauté imaginaire, une Rome idéalisée mais en péril.
Le tout pour rappeler à quel point l’unité romaine repose sur des valeurs morales partagées
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L'Algérien : l’Étranger par excellence
Le Bellum Iugurthinum se lit aussi comme une étude de l’Étranger.
Jugurtha, roi numide, y est dressé en antithèse parfaite de l’idéal romain. Nomade, fourbe, et irrespectueux des alliances sacrées du système patron-client, il incarne tout ce que Rome ne veut pas être. Sa trahison des marchés, ses jeux de pouvoir (notamment ses pots-de-vin au Sénat), et sa capacité à résister à l’ordre romain font de lui une menace existentielle.
Mais Jugurtha n’est pas qu’un ennemi. Il est le miroir des failles romaines; la cupidité, la corruption et l’ambition démesurée gangrènent les institutions.
En fait, Jugurtha est Rome !
En faisant de Jugurtha le "grand Autre", Salluste pousse ses lecteurs à réfléchir à ce qu’ils sont devenus.
La prétendue érosion des valeurs nationales
Salluste insiste : si Rome vacille, c’est qu’elle a perdu son "metus hostilis" (la peur de l’ennemi).
L’élimination de Carthage, grande rivale, a laissé un vide que les querelles internes et la soif de pouvoir individuel ont comblé. Plus de menace extérieure pour souder les citoyens : les nobles se vautrent dans l’"avaritia" (l’avidité), et les "mos maiorum" (valeurs ancestrales) s’effritent.
Jugurtha, lui, profite de ces failles, tout comme Salluste profite de cette guerre pour pointer du doigt les vrais ennemis : l’élite romaine elle-même.
Un manuel d’identité nationale
Au final, le "Bellum Iugurthinum" n’est pas qu’une histoire de guerre. C’est une tentative de réaffirmer ce que signifie être romain. La "virtus" (le courage et la discipline), la "concordia" (l’harmonie sociale), et la "pietas" (le respect envers les dieux et la patrie) sont autant de piliers que Salluste veut restaurer.
En contrastant la décadence contemporaine avec un passé mythifié, il invite ses lecteurs à reprendre les rênes de leur destin collectif.
La lecture du "Bello Iurguthium" (La Guerre de Jugurtha) de Salluste offre une perspective intéressante sur certaines dynamiques contemporaines en France, en particulier la manière dont une société peut se créer ou se maintenir par la construction d'un ennemi extérieur, réel ou fantasmé.
Salluste décrit comment la Rome de son époque est confrontée à des enjeux de corruption, de guerre et de déclin moral, souvent exacerbés par des luttes internes où l'ennemi est, dans une large mesure, construit ou amplifié pour justifier les actions politiques ou militaires.
Pourquoi lire Salluste aujourd’hui ?
La France de 2025 n'est pas sans rappeler la Rome de Salluste. Certains esprits chagrins diront qu’elle évoque plutôt la Rome débridée de Caligula, un siècle après.
Mais peu importe les comparaisons : elles sont frappantes. Les discours politiques et médiatiques d’aujourd'hui glissent vers cette stratégie familière :
Créer un ennemi extérieur
pour renforcer une identité nationale en carton-pâte.
L’objectif est limpide, même s’il semble parfois maladroit : détourner l'attention des véritables problèmes du pays.
Dans cette logique, l'ennemi est d’abord lointain, puis il devient intime. Il peut être algérien, souvent invisible, mais toujours bien présent dans les débats sur l’immigration, l’intégration, ou la laïcité.
L’idée ? Opposer une "pureté" nationale fantasmée à la caricature d’un autre. Ce mécanisme, cette simplification agressive de la réalité, ne sert qu’à alimenter une division croissante, à rallier une partie de la population tout en accentuant les fractures sociales.
C’est cependant l'ignorance des vraies inégalités – économiques, sociales, environnementales – qui bloque une gouvernance saine et harmonieuse.
Voilà ce que l’on cache sous le tapis, en détournant le regard vers l’ennemi fabriqué.
Salluste, avec sa plume acerbe, nous rappelle que c’est dans l'oubli des injustices internes que réside le vrai péril, et non dans la figure de l’autre.
Une lecture plus que jamais nécessaire pour sortir de ce piège.
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