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Le poids d’une oligopole
Face à un système agroalimentaire français en crise, marqué par la forte concentration de la grande distribution et des inégalités croissantes, une transformation profonde est nécessaire.
Le marché alimentaire est en effet dominé à deux niveaux.
En amont, quatre centrales d'achat contrôlent 92% du marché français, détenant une influence considérable sur les négociations.
En aval, six grandes enseignes se partagent 85% du marché alimentaire, illustrant leur pouvoir commercial direct auprès des consommateurs. Leclerc et Carrefour, à eux seuls, dépassent les 40 % de parts de marchés. Cette structure met en difficulté les producteurs et accentue les disparités économiques et sociales
C’est la conclusion d’un basculement complet des rapports de force. Là où la grande distribution représentait à peine 10 % des dépenses alimentaires dans les années 60, elle en engloutit désormais 60 %.
En d’autres termes, la chaîne alimentaire a été retournée et ce sont désormais les géants de la distribution qui dictent leur loi.
Une double précarisation
Les agriculteurs, véritables piliers de notre souveraineté alimentaire, ne perçoivent aujourd’hui qu’environ 13 centimes pour chaque euro dépensé par le consommateur.
Pendant que l'industrie agroalimentaire avale plus des deux tiers de la valeur, les producteurs peinent à survivre.
Entre 2021 et 2023, les marges de l’agro-industrie ont explosé, passant de 28 % à près de 48 %, quand nos paysans, eux, continuent à vivre avec un revenu mensuel moyen de 1 450 euros. Certains mois, leur revenu est inférieur au SMIC.
Un agriculteur français sur cinq vit aujourd’hui sous le seuil de pauvreté.
Chaque jour, 1,5 exploitant agricole met fin à ses jours, un taux de suicide supérieur de 77 % à celui des autres professions.
Cette tragédie silencieuse, qui ne fait que rarement la une, est pourtant le reflet direct d’un système de production devenu inhumain. Pris en tenaille entre des charges croissantes et des prix imposés, les agriculteurs n’ont souvent d’autre choix que de céder ou de disparaître.
Nous perdons environ 5 000 agriculteurs chaque année. À ce rythme, la question n’est plus de savoir si l’agriculture familiale survivra, mais plutôt combien de temps encore elle tiendra.
Quand bien manger devient un luxe
Mais les producteurs ne sont pas les seuls à souffrir.
Cette crise se répercute jusqu’aux foyers les plus modestes. Entre 2022 et 2023, l’inflation alimentaire a atteint 25 %.
Un tiers des Français admet aujourd’hui sauter des repas faute de moyens.
Comment accepter qu'en 2023, manger sainement soit devenu un luxe ?
Un panier bio et de qualité coûte 60% de plus qu'un panier économique. Autrement dit, il est souvent moins cher d’acheter un soda de deux litres qu’un litre de lait ou un kilo de pommes.
Cette aberration économique transforme notre alimentation en un système de classes;
Les privilégiés accèdent aux produits sains des boutiques bio du centre-ville.
Les familles défavorisées sont contraintes de se tourner vers les grandes surfaces de la périphérie. Et se nourrir de l’ultra-transformé, moins cher mais délétère pour la santé.
Cette différence, au-delà des chiffres, traduit une fracture alimentaire criante.
Pour les ménages les plus précaires, l'alimentation pèse déjà 18,3% de leur budget, contre 14,2% pour les plus aisés.
Et le problème ne se limite pas aux étiquettes de prix.
Les obstacles sont aussi pratiques; des horaires de travail éclatés, des trajets domicile-travail épuisants, des cuisines exiguës ou mal équipées. Cuisiner des produits frais devient alors un luxe, non pas d’argent, mais de temps, d’énergie et d’infrastructure. Et les plats industriels prennent alors le relais. Moins bons, certes, mais plus accessibles pour une grande partie de la population.
Des initiatives porteuses d'espoir
Face à ce tableau sombre, des initiatives porteuses d'espoir se développent.
Les circuits courts, longtemps marginalisés, se développent à vive allure. Leur part dans le marché alimentaire français oscille aujourd’hui entre 5 et 10 %, avec une croissance de 28 % entre 2018 et 2021.
Ces modèles permettent aux producteurs de récupérer jusqu’à 60 % du prix final, soit deux fois et demie plus que dans la grande distribution.
Les Associations pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne (AMAP), notamment, ont su créer un lien de confiance durable entre plus de 200 000 consommateurs et 3 700 producteurs. Ces réseaux ne se contentent pas de nourrir; ils recréent du lien, du sens, et surtout des emplois qualifiés, ancrés localement.
Vers une révolution agroalimentaire
Mais pour que cette dynamique ne reste pas cantonnée à la marge, il faut un cap politique clair.
Le "Manifeste pour une Nouvelle Révolution Agroalimentaire" de Mathieu Gitton esquisse une transformation systémique de notre modèle. Il s’agit d’abord de redonner leur juste place aux producteurs, en garantissant un prix minimum qui couvre leurs coûts et leur permet de vivre dignement.
L’objectif est simple, la moitié du prix des produits essentiels doit revenir aux agriculteurs.
Dans le même temps, l’alimentation saine doit cesser d’être un privilège.
Un Chèque Alimentaire Durable, compris entre 50 et 100 euros par mois, pourrait permettre aux ménages éligibles d’accéder à des produits locaux, de qualité, ou biologiques. Ce dispositif, estimé à 3 milliards d’euros annuels, serait financé par une taxe nutritionnelle ciblée sur les produits les moins sains, en particulier les produits ultra-transformés, notés D ou E au Nutri-Score.
Conscient que cette taxe pourrait inquiéter les ménages les plus défavorisés, il est important de noter qu'elle est pensée en complément du Chèque Alimentaire Durable, assurant que l'accès à une alimentation de qualité reste garanti pour tous.
De plus, elle inciterait les industriels à revoir leurs formulations, avec l'ambition de réduire de 10% le sucre et le sel en cinq ans, tout en générant plus de 500 millions d'euros par an.
En parallèle, la suppression de la TVA sur les fruits et légumes frais permettrait une baisse immédiate de leur prix à la caisse.
Cette révolution passe aussi par un soutien massif à l’installation de nouveaux agriculteurs.
Un plan de 1 milliard d’euros sur cinq ans pourrait permettre d’installer 20 000 producteurs supplémentaires en circuits courts chaque année.
Pour que ces producteurs puissent transformer, stocker et vendre leur production, il faudra également investir dans les infrastructures de proximité, notamment des halles alimentaires, des ateliers de transformation ou des marchés locaux.
Concernant la question de l'augmentation du nombre d'agriculteurs et l'appel à l'immigration, il est essentiel de souligner que cet objectif peut être atteint en rendant le métier plus attractif, en garantissant une rémunération digne et des conditions de travail améliorées, ce qui pourrait encourager de nouvelles vocations et des reconversions, avant même d'envisager d'autres leviers.
Enfin, l'alimentation doit être pensée comme un enjeu d'aménagement du territoire.
Cela suppose la préservation des terres agricoles proches des villes, l'intégration d'équipements de cuisine dans les logements sociaux, le développement de transports publics adaptés aux achats alimentaires et la mise en place de camions itinérants dans les zones délaissées.
Les bénéfices d'un virage stratégique
Le manifeste de Mathieu Gitton propose un plan d'action rapide sur cinq ans.
Il mise sur une action gouvernementale immédiate, combinant chèque alimentaire, baisse de la TVA sur les produits bio de saison, création de 1 000 nouvelles épiceries rurales, et objectif de 50 % d’alimentation locale ou biologique dans les cantines scolaires d’ici 2027.
Ce virage stratégique pourrait réduire la part de marché des grandes surfaces de 85 à 75%, renforcer les circuits courts pour atteindre 15% des approvisionnements alimentaires, améliorer les revenus agricoles et freiner la progression de l’obésité infantile.
L’alternative est claire; soit nous poursuivons la course vers l’effondrement du modèle paysan soit nous faisons le choix de la transformation.
Ce combat ne concerne pas seulement l’économie, il engage notre santé publique, notre justice sociale et notre souveraineté.
L’investissement nécessaire, estimé à quelques milliards d’euros annuels, serait largement compensé par les économies sur les dépenses de santé liées à la malbouffe, estimées à plus de 20 milliards par an.
À long terme, cette transition réduirait la part des aliments ultra-transformés dans notre alimentation de 31 à 25 %, créerait des dizaines de milliers d’emplois, et restaurerait la biodiversité de notre système.
L'urgence d'une volonté politique
Nous avons les outils, nous connaissons les solutions. Il ne manque que la volonté politique.
Et cette volonté ne naîtra que si nous, citoyens, la faisons émerger par nos choix de consommation, par notre engagement dans les circuits alternatifs et par notre voix dans les urnes.
L’avenir de notre agriculture, de notre alimentation et de notre santé collective est à portée de main. Ne laissons pas les oligopoles continuer à décider à notre place.
Source :
Manifeste pour une Nouvelle Révolution Agroalimentaire