L'identité palestinienne se compose de multiples strates historiques, comme un palimpseste. À chaque feuillet arraché, la mémoire pleure. Une identité se construit peu à peu dans la douleur, couche après couche, crise après crise.
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Carte de la Palestine
Agrandissement : Illustration 1
Premières occurrences identitaires
Hérodote fut le premier auteur grec, dès le cinquième siècle avant notre ère, à décrire la Palestine :
“Cette partie de la Syrie et toutes les régions qui s'étendent d’ici jusqu'à la frontière de l'Égypte sont connues sous le nom de Palestine.”
“Dans le pays qui s'étend du pays des Phéniciens jusqu'aux frontières de la ville de Gaza vivent les Syriens, que l'on appelle les Palestiniens.”
Histoires, Livre III
Cette description fugace porte en elle tout le flou, la tension et la complexité de ce qu'est l'identité palestinienne.
Plus précis, peut-être parce que plus arabe, Shamsuddin al-Maqdisi au Xe siècle utilise le terme actuel de « Filastin » dans une acception géographique et identitaire.
Bien avant le tumulte du XXe siècle, le terme « Filastin » était déjà vivant dans la bouche du peuple. L’histoire de ce territoire nous donne une réflexion complexe sur la notion même d'identité nationale , et palestinienne en particulier. Une identité qui, loin d'être monolithique, s'est tissée au fil des siècles comme un palimpseste, par couches successives.
Sous l'Empire ottoman, une identité plurielle
À l’époque ottomane, on portait des identités emboîtées comme des poupées russes. On était d'abord de telle religion, puis de tel village, peut-être ottoman par la suite. Une flexibilité qui autorisait de dire qu'on était « ottoman, arabe, syrien » selon le degré de proximité.
Pourtant, la Palestine de l'époque n'était pas uniquement arabe. Depuis le XIe siècle, les tribus turkmènes, venues des grandes vagues seldjoukides, y vivaient. D'abord guerriers pour les Fatimides, ils devinrent plus que des visiteurs : des acteurs du tissu social. Certains se mêlèrent aux Arabes au point de devenir eux-mêmes arabes, au fil des mariages, des alliances. Leur présence, bien que souvent méconnue, constitue un fil rouge de cette histoire de fusions identitaires.
Herzl et la démographie comme stratégie
En contrechamp, un autre récit se construit. Theodor Herzl, l'un des architectes du sionisme, entrevoit dès le XIXe siècle que le temps jouera pour les chiffres : Natalité plutôt qu'immigration. Il a perçu très tôt l'importance du facteur démographique. Anticipant l'essoufflement de l'immigration juive, il insistait sur une politique nataliste vigoureuse. D'où sa création théorique d'un « Département du bien-être public », nom qui sonne doux mais cache une stratégie presque militaire. Derriere les mots, une intention : Peupler, s'imposer, étouffer les éventuels « éléments perturbateurs ». On n'est pas loin d'Orwell, et ce n'est pas une simple coïncidence. Assurer une natalité juive exubérante pour maintenir une main-d'œuvre militaire et contenir toute opposition. L'idée était claire : La démographie devait servir la conquête.
Dans son ouvrage "Fertility Policy in Israel", Jacqueline Portugese révèle que David Ben Gourion, le fondateur de l'État d'Israël, était obsédé par la démographie face aux Palestiniens. Dès 1943, il s'inquiétait de la faible fécondité juive. En 1949, il instaura le "Prix Ben Gourion" pour récompenser les mères de dix enfants. Ce prix sera supprimé en, 1959, car la plupart des titulaires étaient des mères arabes. Peu avant sa mort, il affirmait qu'une femme juive devait avoir au moins quatre enfants, comparant le fait de ne pas y parvenir à un soldat qui fuirait son devoir. Cette vision, axée sur la "quantité" plutôt que la "qualité" de la population, fut reprise par les décideurs politiques pour stimuler la natalité juive.
Il était une fois en Palestine : L’histoire de la Spoliation foncière
Pendant ce temps, une autre bataille se livre, plus discrète mais non moins violente : celle du patrimoine foncier. Entre 1858 et 1917, les biens waqfs sont déroutés de leur essence.
Un bien waqf (au singulier, waqf ; au pluriel, awqaf) est un bien immobilier ou mobilier que son propriétaire affecte de manière permanente et irrévocable à une œuvre pieuse, charitable ou d’intérêt social en Islam. Ce bien est immobilisé, c’est-à-dire qu’il ne peut ni être vendu, ni donné, ni hérité, et ses revenus (usufruits) sont consacrés à des causes définies, comme l’aide aux pauvres, la construction de mosquées, l’entretien des écoles, ou d’autres œuvres caritatives. Inaliénables selon la loi islamique, ils sont soudain « transformés », « hérités », « vendus ».
En Palestine, la majorité des terres agricoles (encore 70% à la veille de la Première Guerre mondiale) était exploitée selon le système dit "mushâ". Ce système désigne une forme particulière de propriété collective (sur des terres "mîri") exercée par l'ensemble d'une communauté villageoise sur le territoire qu'elle cultive. Cependant, si la propriété était collective, l'exploitation ne l'était pas ; elle était concédée individuellement à chacune des familles paysannes qui formaient la communauté du village. La pratique de la redistribution périodique des terres assurait le respect de la collectivité de la propriété et de l'individualisme de l’exploitation.
Le Code foncier de 1858, en facilitant l'accession à la propriété privée au détriment du système "musha", visait à encourager les paysans à développer leurs cultures. Cependant, les paysans palestiniens n'ont pas perçu les dangers de cette réforme. Ils n'ont souvent pas inscrit leurs terres en leur nom par peur d'impôts supplémentaires ou pour éviter la conscription. De plus, beaucoup étaient endettés auprès du multazim (fermier général) et ont échangé leur droit d'inscription des terres contre l'effacement de leurs dettes, le collecteur-créancier inscrivant alors les terres à son nom personnel.
Cette réforme agraire a ainsi avant tout profité aux cheiks locaux ou aux notables urbains, qui ont concentré la propriété terrienne entre leurs mains. Cela s'est traduit par une prolétarisation paysanne aggravée par l'endettement et l'usure. En Palestine, trois régions ont été particulièrement concernées : la fertile région centrale côtière, le Marj Ibn Amir (une large et riche vallée de Haïfa à Beisan), et l'est de la Galilée. Des familles importantes ont acquis de vastes étendues de terres, comme les Shawa de Gaza (100 000 dunums), les Abd Al Hadi de Naplouse-Jénine (60 000 dunums), les Husseini de Jérusalem et les Taji de Ramallah (50 000 dunums), les Tayan de Jaffa (40 000 dunums), et la famille Sursuq de Beyrouth (plus de 250 000 dunums).
Un dunum équivaut à 919,3 mètres carrés.
Entre 1858 et 1917, les réformes ottomanes affaiblissent le statut inaliénable des waqfs, notamment via le Code foncier de 1858 et le Code sur la propriété étrangère de 1867. L'arrivée de puissances étrangères et l'intérêt accru pour la terre s'accompagnent d'acquisitions souvent illégales ou détournées. Même les notables locaux, jadis garants du waqf, se rendent parfois coupables de sa privatisation. Le cas de la madrasa al-Jawhariyya en 1933 illustre l'érosion lente mais persistante de cette institution fondamentale.
L'appropriation des biens et revenus des fondations pieuses (waqfs) à Jérusalem, entre 1858 et 1917, révèle comment des mécanismes légaux et illégaux ont détourné leur vocation originelle.
L'Empire ottoman lui-même a ouvert la voie à cette transformation. La Sublime Porte a validé le changement de destination de bâtiments de waqfs à des fins humanitaires, comme la Madrasa ar-Raşşâşiyya convertie en maison de retraite sans compensation pour le waqf.
Le Code civil ottoman de 1876 a légalisé l'usurpation, même contre la volonté des administrateurs. Des articles clés, comme le 1660 et 1661, ont permis d'annuler des plaintes pour spoliation si elles n'étaient pas déposées dans des délais stricts de 15 ou 36 ans.
Mais l'illégalité était aussi monnaie courante. Des gouverneurs ont loué des waqfs pour leur propre compte, transformant des madrasas en fabriques d'alcool. Des familles gestionnaires ont converti des institutions éducatives et religieuses en logements personnels, sous prétexte d'inactivité. Des tentatives d'enregistrer ces waqfs comme propriétés privées ont persisté même après l'Empire ottoman.
Les effets néfastes de ce code ne se sont pas fait sentir immédiatement. Ce sont les descendants des paysans qui en ont payé le prix un demi-siècle plus tard, lorsque de grands propriétaires ont vendu des villages entiers à des fonds nationaux juifs, entraînant l'expulsion de communautés paysannes établies là depuis des siècles.
1920-1948 : Une identité réactive
Le Mandat britannique agit comme un acide : il aiguise, concentre, politise. La peur d'une dépossession programmée pousse les Palestiniens à réagir. La menace perçue du projet sioniste agit comme catalyseur de la conscience nationale palestinienne. La perception d'une expulsion programmée unit des groupes divers, y compris les Turkmènes, dans la résistance. En 1936, ces tribus participent à la grande révolte, incarnant une solidarité au-delà des origines ethniques.
Le mandat britannique : La négation identitaire
Les archives du Mandat révèlent une rhétorique coloniale discriminante : Avec un mépris feutré, les « Arabes de Palestine » sont décrits comme de simples « Levantins », mélanges hybrides, sans profondeur historique ni droit à la terre. Une façon de nier leur enracinement, de délégitimer toute revendication. Ce discours les oppose à un projet sioniste présenté comme moderne et légitime. Pourtant, la révolte et la résistance obligent les autorités à les reconnaître comme acteurs politiques.
Le camp comme creuset d’une identité fragmentée
Après les expulsions de palestiniens par la toute nouvelle armée israélienne en 1948, une nouvelle stratification s'ajoute : Celle des réfugiés. Les camps deviennent le foyer d'une culture à part : « Nous sommes les fils du camp », proclame-t-on, presque comme un mot d'ordre. Si la solidarité y est forte, l’incarcération d‘une partie de la population palestinienne dans des camps affaiblit la cohésion nationale. L’éclatement post‑Oslo entre Palestiniens de l’Autorité et celles des camps révèle une identité toujours en quête d’unité.
Peu à peu, une méfiance grandit envers les institutions, l'Autorité palestinienne. Ce repli familial affaiblit les structures citoyennes. Deux Palestines semblent coexister : l'une tournée vers l'avenir, parfois oublieuse du passé ; l'autre figée dans le deuil d'un territoire perdu.
1967 : la loi du plus fort
La guerre de 1967 a imposé un nouvel ordre : les territoires occupés sont désormais sous contrôle militaire, reléguant le droit au second plan. L’accès aux lieux saints, comme le Mur des Lamentations, s’est trouvé instrumentalisé dans une dynamique nationale et sécuritaire.
Fatah, Hamas : Des articulations politiques complexes
Le mot Fatah (فتح) signifie « conquête, ouverture et victoire” en arabe. C’est le nom que s’était donné d’abord la résistance palestinienne. FATAH est en fait un acronyme inversé des premières lettres du nom complet du mouvement de résistance palestinienne. L'acronyme FATAH vient de l'arabe حركة التحرير الوطني الفلسطيني (HArakat al-Tahrir Al-Watani al-Filastini), qui signifie Mouvement de Libération Nationale Palestinien.
Inspiré du FLN algérien, il a combiné lutte armée, mobilisation politique et idéologique.
Mais au contraire du FLN algérien, le FATAH n’a pas su ou n’a pas voulu imposer un modèle de rupture de la société palestinienne. Il a rencontré des difficultés – notamment liées à la corruption et à la faiblesse institutionnelle – mais ces failles résultaient d’une combinaison de facteurs structurels, géopolitiques et historiques.
L’Autorité palestinienne n’a d’autorité que le nom.
La résistance palestinienne s’est alors fourvoyé dans une résistance islamique.
Le mot Hamas (حماس) peut se traduire par “enthousiasme” en arabe. En fait, l’acronyme HAMAS signifie en arabe HArakat al-Muqāwamah Al-ʾISlāmiyyah (حركة المقاومة الإسلامية), ce qui se traduit par Mouvement de la résistance islamique.
Pendant longtemps, la résistance palestinienne n’arrivait pas à être audible car elle était qualifié d’arabe. Alors elle attendait un sursaut de la vingtaine de pays arabes pour la sauver. Et longtemps des états arabes, notamment l’Egypte et la Jordanie parlaient à leur place.
Lorsqu’elle devint islamique, la résistance palestinienne n'a pas obtenu de meilleurs résultats. Elle attendait un sursaut de la soixantaine de pays dit islamiques. Or il n’existe pas de terre d’islam. L’Islam est universel par vocation. Le musulman n’a pas besoin de terres propres. Là où il peut s’agenouiller, là est sa mosquée.
Un chantier identitaire inachevé
Le combat palestinien pour la reconnaissance juridique – d’un État, de frontières, de droits civils, politiques et religieux – reste inachevé. C’est précisément dans cette tension, ce chantier permanent, que se construit aujourd’hui l’identité palestinienne.
L’ironie est que ce sont leurs principaux ennemis qui façonnent et unifient l’histoire, les lois, la terre, la langue, la mémoire du peuple palestinien. Autant de strates qui dessinent une conscience en lutte, toujours mouvante, toujours vivante. L'identité palestinienne, comme un vieux manuscrit réécrit encore et encore, se bâtit dans la douleur et la détermination.
Une guerre d'indépendance suppose une identité nationale exacerbée. Après la victoire, il faudra définir les frontières du nouvel état, peut-être avec des états qui eux aussi possèdent une identité tout aussi fragmentée.
Et ces frontières ancreront dans le droit international le statut juridique du palestinien, de ses droits civils et religieux mais aussi et surtout du statut politique dont jouissent tous les citoyens libres du monde entier.
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