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Billet de blog 15 novembre 2025

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Le sionisme est-il un projet français d'expansion coloniale ?

L'interdiction du colloque du Professeur Henry Laurens au Collège de France révèle l'embarras français face à son rôle historique dans le projet sioniste. Une censure qui ne peut effacer les faits.

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Les accords Sykes-Picot. Café Histoire avec avec Henry Laurens, spécialiste du monde arabo-musulman © Cafés Histoire

La question du rôle de la France dans l'émergence et le développement du projet sioniste mérite d'être posée avec rigueur, tant elle traverse l'histoire des relations internationales et coloniales du XIXe et XXe siècle.

Si le sionisme ne peut être réduit à un projet français d'expansion coloniale au sens strict, force est de constater que la France a joué un rôle catalyseur déterminant dans sa genèse idéologique et son implantation territoriale.

Un mouvement nationaliste européen aux méthodes coloniales

L'historiographie académique contemporaine, notamment celle des «nouveaux historiens» israéliens comme Ilan Pappé et des chercheurs en études postcoloniales comme Julien Salingue, s'accorde largement pour analyser le sionisme comme un projet de colonialisme de peuplement. Ce modèle colonial, comparable à ceux mis en œuvre en Amérique du Nord ou en Australie, se caractérise non par la simple exploitation des ressources, mais par le remplacement progressif des populations autochtones par des colons venus d’ailleurs.

Le projet sioniste, formalisé par Theodor Herzl à la fin du XIXe siècle, est né dans le contexte de l'essor des nationalismes européens et en réaction à l'antisémitisme croissant sur le continent. Son objectif explicite, dès le premier Congrès sioniste de 1897, était l'établissement d'une entité nationale en Palestine par l'encouragement systématique de la colonisation agricole et l'acquisition de terres. La formule controversée «une terre sans peuple pour un peuple sans terre» résume cette vision qui nie l'existence de la population palestinienne autochtone.

La France, berceau idéologique du sionisme politique

C'est pourtant bien en France que le sionisme politique a pris forme.

L'Affaire Dreyfus constitue l'événement déclencheur dans la conscience de Theodor Herzl. Journaliste à Paris pour le journal viennois Neue Freie Presse, Herzl assiste en janvier 1895 à la dégradation publique du capitaine Alfred Dreyfus. La violence de l'antisémitisme qu'il observe lors de cette cérémonie le convainc que l'assimilation des Juifs en Europe est impossible. C'est dans ce contexte qu'il rédige à Paris en 1896 son œuvre fondatrice, Der Judenstaat, L’État des Juifs (et non l’état juif, la distinction révèle toute son importance aujourd’hui).

La trajectoire tragique de sa famille illustre d'ailleurs l'ancrage français de cette histoire; sa fille Pauline décède en 1930 à l'hôpital psychiatrique de Bordeaux, et son fils Hans se suicide quelques jours plus tard dans un hôtel de la même ville. Ces détails biographiques, aussi douloureux soient-ils, témoignent de l'empreinte profonde que la France a laissée dans l'histoire personnelle du fondateur du sionisme politique.

Les précédents napoléoniens, une stratégie géopolitique précoce

Bien avant Herzl, Napoléon Bonaparte avait déjà envisagé l'instrumentalisation d'un projet de restauration juive en Palestine.

Lors de sa campagne d'Égypte et de Syrie en 1799, il aurait proclamé son intention d'établir un foyer juif sous protectorat français. Bien que l'authenticité exacte de cette proclamation soit encore débattue par les historiens, elle s'inscrit clairement dans une stratégie géopolitique visant à affaiblir l'Empire ottoman en mobilisant une population perçue comme potentiellement alliée.

Cette initiative préfigure de près d'un siècle la Déclaration Balfour de 1917, par laquelle la Grande-Bretagne s'engagera à favoriser l'établissement d'un «foyer national juif» en Palestine. La France anticipe donc, à sa manière, l'utilisation géopolitique de la question juive au Proche-Orient.

L'interventionnisme français au Levant

L'implication française dans la région ne s'arrête pas à ces prémices idéologiques.

Après la Première Guerre mondiale, la France obtient le Mandat sur la Syrie et le Liban dans le cadre du démantèlement de l'Empire ottoman. La bataille de Maysaloun en juillet 1920, où les forces françaises écrasent le Royaume arabe de Fayçal, met fin au premier projet arabe d'État moderne en Syrie. Cette intervention affaiblit considérablement les forces politiques arabes qui auraient pu contester le projet sioniste en Palestine voisine, alors sous Mandat britannique.

L'histoire d'Izzeddin al-Qassam illustre parfaitement cette répercussion.

Religieux et résistant syrien, condamné à mort par les autorités françaises en 1920 pour son rôle dans la révolte anti-coloniale, il fuit la Syrie pour la Palestine où il organise des groupes armés de résistance avant d'être tué par les Britanniques en 1935. Il devient un symbole de larésistance armée, au point que la branche militaire du Hamas porte aujourd'hui son nom, les Brigades Izzeddin al-Qassam.

Le rôle des institutions françaises dans les mécanismes d'acquisition foncière

L'analyse des mécanismes d'acquisition de terres révèle également l'influence des structures financières européennes, et notamment françaises. La Banque Impériale Ottomane, consortium franco-britannique dont le comité de direction siégeait à Paris, jouait un rôle central dans la gestion des finances ottomanes. Les réformes foncières entreprises par l'Empire ottoman, comme la loi de 1858, ont transformé le statut des terres en Palestine en obligeant les paysans à les enregistrer, ouvrant ainsi la voie à la spéculation foncière.

Ces changements législatifs ont facilité l'acquisition de terres par le Fonds National Juif, Keren Kayemet LeIsrael, et d'autres entités sionistes, souvent auprès de grands propriétaires terriens absents. Entre 1920 et 1948, la superficie détenue par les organisations juives est passée de 2,5% à 6,7% du territoire palestinien, concentrée dans les zones stratégiques les plus fertiles. Les terres acquises étaient rendues inaliénables pour les non-Juifs, créant ainsi une structure de peuplement exclusif.

L'alliance stratégique post-1948

Après la création de l'État d'Israël en 1948, la France établit une alliance stratégique qui concrétise son engagement dans la région.

L'expédition de Suez en 1956, opération militaire conjointe franco-britannico-israélienne contre l'Égypte de Nasser, en constitue le premier exemple marquant.

Mais c'est surtout l'aide militaire et nucléaire française qui cimente cette relation.

Entre 1957 et 1960, la France fournit une assistance technique, scientifique et matérielle essentielle pour la construction du réacteur nucléaire de Dimona dans le Néguev. Cette coopération nucléaire, aujourd'hui bien documentée par les travaux de chercheurs comme Avner Cohen ou Pierre Péan, permet à Israël de se doter de la capacité de développer l'arme nucléaire.

La France livre également des avions de chasse Dassault Mystère puis Mirage, qui formeront l'épine dorsale de l'armée de l'air israélienne lors de la guerre des Six Jours en 1967.

Un projet européen, un catalyseur français

Qualifier le sionisme de «projet français d'expansion coloniale» serait donc inexact. Le sionisme est avant tout un mouvement nationaliste européen, né en réaction à l'antisémitisme du vieux continent, qui a adopté les méthodes du colonialisme de peuplement pour s'implanter en Palestine. Il a bénéficié du soutien de multiples puissances européennes, principalement la Grande-Bretagne à travers la Déclaration Balfour et le Mandat palestinien.

Néanmoins, la France a joué un rôle de catalyseur idéologique incontestable.

C'est sur son sol, dans le contexte de l'Affaire Dreyfus, que Herzl a forgé sa conviction de la nécessité d'un État juif. C'est la France napoléonienne qui, la première, a envisagé publiquement l'instrumentalisation géopolitique d'un foyer juif au Proche-Orient. C'est encore la France mandataire qui, en écrasant les aspirations arabes en Syrie, a affaibli la résistance régionale au projet sioniste. Et c'est finalement la France qui, après 1948, a fourni le soutien militaire et nucléaire décisif à l'État d'Israël naissant.

Les chiffres d'une transformation radicale

Les statistiques démographiques illustrent l'ampleur de cette transformation coloniale.

La population juive en Palestine est passée de 58 000 personnes en 1919 (9% de la population totale) à 630 000 en 1948 (31%), soit une multiplication par dix en trente ans, principalement grâce à l'immigration encouragée par les autorités mandataires britanniques. Cette dynamique démographique est caractéristique d'un projet de peuplement.

La Nakba de 1948, la «Catastrophe» pour les Palestiniens, parachève ce processus; entre 700 000 et 750 000 Palestiniens sont expulsés ou fuient leurs foyers, et entre 400 et 600 villages sont détruits ou repeuplés. Ces événements, documentés par les «nouveaux historiens» israéliens eux-mêmes, constituent l'aboutissement logique d'un projet colonial de peuplement visant à établir une souveraineté ethnique exclusive.

Assumer l'héritage colonial français

Reconnaître le rôle catalyseur de la France dans l'émergence et le développement du projet sioniste n'est pas une question de culpabilisation, mais de lucidité historique. Cette reconnaissance permet de comprendre les responsabilités françaises dans la situation actuelle au Proche-Orient et d'éclairer les choix de politique étrangère contemporains.Le sionisme n'est pas né ex-nihilo en Palestine, mais dans le contexte colonial et nationaliste de l'Europe du tournant du XXe siècle.

La France, par son antisémitisme d’état qui a révolté Herzl, par ses ambitions géopolitiques napoléoniennes, par son interventionnisme mandataire, par ses institutions financières dans l'Empire ottoman et par son soutien stratégique à Israël, a été bien plus qu'un spectateur de cette histoire. Elle en a été, à différents moments, un acteur déterminant.

Comprendre cette généalogie coloniale partagée entre plusieurs puissances européennes, dont la France occupe une place singulière, est indispensable pour appréhender les enjeux actuels du conflit israélo-palestinien et pour imaginer les conditions d'une paix juste et durable fondée sur le respect des droits de tous les peuples de la région.

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