Il y a des textes qui traversent les siècles comme des météores. Le "Discours de la servitude volontaire" d'Étienne de La Boétie est de ceux-là. Écrit vers 1549 par un étudiant bordelais de 18 ans à peine, ce petit brûlot intellectuel continue de faire trembler tous les pouvoirs établis. Et pour cause, rarement analyse politique aura été aussi radicale, aussi limpide, aussi dérangeante.
La question que pose La Boétie est d'une simplicité fulgurante :
Comment se fait-il qu'un seul homme puisse tenir en laisse des millions d'autres ?
Comment "un million d'hommes misérablement asservis, la tête sous le joug" peuvent-ils endurer qu'un seul les opprime, "non qu'ils y soient contraints par une force majeure, mais parce qu'ils sont fascinés et pour ainsi dire ensorcelés" ?
La Boétie questionne les citoyens d'un tyran, "qu’ils ne devraient pas redouter, puisqu’il est seul, ni aimer, puisqu’il est envers eux tous inhumain et cruel"
Mais alors, pourquoi cette soumission persistante ?
La Boétie dissèque les mécanismes de ce qu'il appelle un "vice monstrueux".
D'abord, l'habitude
Cette drogue douce "nous apprend à avaler le venin de la servitude sans le trouver amer". Ceux qui naissent dans les chaînes ne connaissent pas d'autre monde. "On ne regrette jamais ce qu'on n'a jamais eu."
Pourtant, la liberté est notre état naturel.
La Boétie en veut pour preuve le comportement des animaux : Le poisson meurt hors de l'eau, l'éléphant se brise les défenses plutôt que de se soumettre, le cheval mord son frein. Tout être sensible désire naturellement la liberté et lutte pour elle. Alors pourquoi pas l'homme ?
Ensuite, les divertissements.
Comme cette analyse résonne encore aujourd'hui. Les Césars romains l'avaient compris : "Le théâtre, les jeux, les farces, les spectacles" sont "les appâts de la servitude, le prix de leur liberté ravie". Aujourd'hui, nous parlerions des chaînes d'information continue, de la politique du fait divers.
Depuis Noam Chomsky et Edward S. Herman, nous savons comment les médias de masse, les institutions et les élites économiques et politiques "fabriquent le consentement" de la population en contrôlant le flux d'informations, en hiérarchisant les nouvelles, en filtrant les voix dissonantes et en façonnant les cadres de pensée. Il ne s'agit plus d'un ensorcellement par un "seul nom", mais d'une ingénierie sociale complexe qui invisibilise les voix critiques et normalise la pensée dominante, rendant ainsi la servitude "volontaire" car inconsciente.
Mais aussi la largesse
Du grain, du vin, de l'argent distribués à profusion pour endormir le peuple. L'argent du COVID est un exemple suffisamment récent et qui raisonne à l'oreille de chacun. Le but était d'anesthésier la conscience critique et rendre le peuple "insensible" au "tort et à la douleur qu'il peut honnêtement souffrir"
Dans cette perspective, l'argent du COVID peut être analysé sous plusieurs angles qui rejoignent, ou non, les préoccupations de La Boétie :
Le contexte de la "largesse" : Les aides COVID visaient à acheter la paix sociale dans un régime de domination déjà établi, les aides COVID étaient présentées comme une nécessité vitale pour soutenir l'économie et protéger les citoyens face à un danger immédiat. Leur objectif premier était de limiter la casse sociale et économique due aux confinements et aux restrictions.
L'acceptation de la servitude : La Boétie suggère que ces largesses ont pour effet de rendre le peuple "abrutis" et "amusés d'un vain plaisir qui les éblouissait", les habituant à servir "niaisement". Les aides ont pu, pour certains, créer une forme de dépendance vis-à-vis de l'État, réduisant la propension à la critique ou à la contestation des mesures gouvernementales, y compris celles qui restreignaient les libertés individuelles (confinements, couvre-feux). Le "panem et circenses" moderne, où les aides économiques et les informations/divertissements constants peuvent créer un certain apaisement social.
La "récupération" de l'impôt : La Boétie insiste sur le fait que le tyran ne donne que ce qu'il a déjà pris : "cette part même qu'ils en recouvraient, le tyran n'aurait pu la leur donner si, auparavant, il ne la leur avait enlevée". Dans le cas des aides COVID, il s'agissait bien d'argent public, c'est-à-dire issu des impôts et de l'endettement de l'État, qui sera in fine supporté par les citoyens. On pourrait donc y voir, comme chez La Boétie, une redistribution d'une partie de la richesse collective, présentée comme un bienfait du gouvernement.
La "chaîne de complicité" : La Boétie décrit comment le tyran s'entoure de favoris qui, à leur tour, créent une chaîne de dépendance et de corruption. Les aides COVID ont pu, dans une certaine mesure, renforcer le pouvoir central et sa capacité à intervenir dans l'économie, créant des liens de dépendance pour certaines entreprises ou secteurs, qui se trouvent alors liés au maintien du système.
Et n'oublions pas les oripeaux du sacré. Ces mêmes empereurs se paraient de titres vénérables comme "Tribun du Peuple" pour mieux tromper leurs victimes. Aujourd'hui, en France, le parti de droite s'appelle 'Les républicains"; pourtant la République est à l'origine une idée de gauche, les partisans du véto du roi, et donc de la monarchie, s'étant assis à la droite du président de l'Assemblée Nationale. Le "Rassemblement National" a pour ligne éditorial la division de la nation en fonction des origines réelles ou supposées des français d'origine africaine, coupable de "submersion", pire de "grand remplacement".
Panem et circenses, disaient déjà les Latins. Du pain, des jeux, et de faux semblants de légitimité. Il en va aussi ainsi aujourd'hui des "Légions d'honneur" distribuées, des invitations à l'Élysée, voire sur un plateau de télévision....
L'incroyable actualité d'un livre vieux de 400 ans fait écho à celle encore plus incroyable de celle d'un livre pluri-millénaire : la Bible
Dans son Discours de la servitude volontaire, Étienne de La Boétie utilise la référence aux « gens d’Israël qui, sans besoin ni contrainte, se donnèrent un tyran » pour illustrer un phénomène historique où un peuple, en l’occurrence les Israélites, aurait volontairement accepté la domination d’un roi ou d’un tyran, malgré l’absence de nécessité ou de contrainte extérieure.
Cette allusion renvoie à l’histoire biblique des Israélites, notamment dans le Premier Livre de Samuel (chapitre 8), où le peuple d’Israël demande au prophète Samuel de leur donner un roi « pour qu’il règne sur nous », alors qu’ils étaient jusque-là gouvernés par des juges. Samuel les avertit que ce roi les asservira, mais ils insistent. La Boétie s’appuie sur cet exemple pour montrer que la servitude n’est pas toujours imposée par la force, mais souvent consentie librement par les peuples eux-mêmes.
Suivant ce modèle biblique, au XIXème siècle, des juifs qui étaient pourtant des citoyens libres et émancipés dans leur pays respectifs, ont énoncé une théorie qu'ils ont nommée "sionisme". Il s'agissait de retourner dans le giron de rabbins, devenus laïcs, et de choisir volontairement la servitude politique, l'état d'Israël. Avant ils avaient le choix de choisir d'être ou de ne pas être juif. Devenu citoyen israélien, ils ont l'obligation d'être juif, même s'ils ne croient pas en Dieu.... sous peine d'être considéré comme un palestinien. Imaginez vous juif en Israël. Vous tombez amoureux d'une citoyenne juive même non résidente. Vous vous mariez, elle est citoyenne israélienne de plein droit. Vous avez une fille. Elle devient elle aussi citoyenne israélienne de plein droit. Elle doit même intégrer l'armée et combattre les Palestiniens. Mais imaginez qu'elle tombe amoureuse d'un palestinien. Pire, il lui fait des enfants. Si les enfants décident d'être juifs comme leur mère, ils deviennent des citoyens israéliens à part entière et peuvent circuler librement dans le pays. S'ils décident d'être musulmans comme leur père, ils redeviennent des citoyens de seconde zone, en un mot des Palestiniens. pourtant si le grand-père était restés dans son pays plutôt que d'émigrer en Israel, ses petits-enfants auraient les mêmes droits que lui dans le pays qui l'a émancipé. Là peut-être réside la faillite du sionisme qui n'a pas su convaincre la majorité des juifs du monde.
La Boétie désignait le peuple d’Israël comme exemple paradigmatique d’un groupe ayant choisi volontairement la servitude, ce qui illustre sa thèse centrale : La tyrannie ne tient que parce que les hommes y consentent. Ce consentement volontaire est la cause profonde de la servitude, plus que la contrainte ou la force brute.
Le parallèle entre Shakespeare et La Boétie
La pièce de Shakespeare, "La Mégère apprivoisée", illustre le concept de servitude volontaire à travers plusieurs dynamiques, faisant écho aux réflexions de La Boétie.
L'histoire de Christopher Sly, un homme simple et ivre : Une mise en scène élaborée lui fait croire qu’il est un noble. Un Lord, par pur divertissement, décide de lui faire croire qu'il est un noble seigneur ayant perdu la raison. Vêtements somptueux, festins délicieux, musique enchanteresse et serviteurs aux petits soins : Tout est orchestré pour remodeler la réalité de Sly. On lui dit qu'il a été lunatique pendant quinze ans et que sa "dame" (un page déguisé) pleure sa condition.
L'histoire invite à réfléchir sur la fluidité et la construction sociale de l’identité.
N'est-ce pas là une allégorie parfaite de la manière dont les pouvoirs en place, par la propagande et la manipulation de l'information, peuvent altérer la perception du réel chez les citoyens, les persuadant de leurs propres "folies" passées et de la nécessité de se conformer à une nouvelle vérité imposée ? Le contrôle de la réalité, c'est le premier pas vers le consentement forcé, une forme de ces "appâts de la servitude" que La Boétie identifie comme des "outils de la tyrannie".
Plus loin dans l'oeuvre de Shakespeare, le noble Baptista Minola, figure d'autorité paternelle, illustre la sujétion par l'imposition de conditions strictes. Sa fille cadette, Bianca, ne pourra se marier avant l'aînée, Katherina, réputée "mégère". Cette règle, arbitraire en apparence, contraint les prétendants de Bianca à s'intéresser à Katherina, créant un système de dépendance où le bonheur des uns est conditionné par la soumission des autres.
On retrouve ici une dynamique classique des régimes autoritaires, où les libertés individuelles sont subordonnées à des logiques supérieures, souvent au profit d'un ordre établi par le "tyran". L'accès aux opportunités est alors un levier de contrôle puissant. La Boétie soulignerait que ces peuples se laissent enlever sous leurs yeux "le plus beau et le plus clair " de leur revenu et vivent de telle sorte que rien n'est plus à eux.
Mais c'est sans doute Petruchio qui incarne le mieux l'art de "dompter". Son objectif avoué est d'apprivoiser Katherina, et ses méthodes, que Tranio appelle la "taming-school", sont d'une brutalité psychologique et parfois physique glaçante. Il la prive de nourriture sous prétexte que le reaps est "brûlé". Il la prive également de sommeil, trouvant des défauts au lit et la réprimandant si elle s'endort. De plus, il contrôle ses vêtements, rejetant une toque et une robe commandées pour elle. Une partie clé de sa méthode consiste à exiger qu'elle soit d'accord avec lui sur des questions de réalité objective, comme savoir si le soleil est la lune. Il refuse d'avancer ou de lui accorder ses souhaits tant qu'elle ne conforme pas son discours et sa volonté aux siens. Cette méthode suggère une approche calculée pour briser la résistance.
Katherina, au début de la pièce, fait preuve d'une grande résistance et d'une "vaillance" verbale notable. Cependant, le processus de "domptage" vise précisément à lui ôter cette "ardeur" et cette "pugnacité", la forçant à se soumettre publiquement à la volonté de Petruchio, même dans des questions triviales. La scène finale où Katherina prononce un discours sur le devoir d'obéissance des femmes à leurs maris est l'aboutissement de cette transformation, illustrant la perte de sa vaillance initiale et l'acceptation de sa servitude.
Enfin, la ruse de Tranio et du Pédant, qui usurpent l'identité de Lucentio et Vincentio pour tromper Baptista, met en lumière la manipulation des identités et des apparences. Dans un monde où la façade prime, la vérité est malléable et les alliances se forgent sur des mensonges habilement construits. N'est-ce pas une pratique courante des régimes autoritaires, qui réécrivent l'histoire, manipulent les lignées, et déguisent leurs intentions sous des oripeaux trompeurs pour asseoir leur pouvoir ? Tranio va jusqu'à inventer une loi mortelle pour le Pédant, afin de le contraindre à l'imposture. La Boétie expliquait que les peuples "perdrent souvent leur liberté en étant trompés" et que la populace est "soupçonneuse envers celui qui l'aime et confiant envers celui qui le trompe".
"La Mégère apprivoisée" n'est donc pas seulement une pièce sur les relations conjugales. C'est aussi un miroir tendu à nos sociétés, nous invitant à réfléchir sur les mécanismes subtils – et parfois moins subtils – par lesquels le consentement peut être fabriqué, même face à l'injustice. Les écrits de La Boétie, quant à eux, nous rappellent que la servitude est avant tout un choix, une "volonté" de servir, et que la liberté, si facile à obtenir par un simple désir, n'est perdue que parce que les hommes "la dédaignent". En tant que citoyens d'un monde en constante évolution, il est essentiel de rester vigilants face à toute tentative de manipulation de notre perception, de nos libertés et de notre identité. Car si le tyran change de visage, ses méthodes, elles, conservent une troublante familiarité.