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Billet de blog 17 octobre 2025

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15 milliards en Bitcoin saisis

Comment un parrain du crime transnational, un magnat chinois basé au Cambodge, est-il parvenu à décrocher la citoyenneté britannique, au moment même où la Grande-Bretagne serre la vis de l'immigration post-Brexit ? Pour l'élite mondiale, le passeport est moins une question de patriotisme que d'outil d'optimisation fiscale et criminelle. Le passeport anglais, c'est le sésame pour la respectabilité.

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Illustration 1
© Yamine Boudemagh

Chen Zhi voulait être respectable. Jet privé, Picasso, passeports multiples. Un empire à 15 milliards de dollars. Self-made man ? Non. Parrain d'une organisation criminelle qui a transformé le Bitcoin en machine à cash. Voici l'histoire du plus gros coup de filet crypto de tous les temps.

Nom de code de l'opération ?

"Abattage de Porc"

Le Bitcoin, Star du Crime

Pendant des années, le Bitcoin a été le héros de la liberté financière, le symbole d'une ère post-banque.

L’histoire de Chen Zhi révèle une autre vérité.

Chen Zhi, Vincent pour les intimes, est le président du Prince Holding Group, une façade brillante de conglomérat mondial qui a fait du Bitcoin le cœur battant de son empire criminel.

D'un côté, des escrocs virtuels, les fameux "bouchers de porcs" (杀猪盘, Sha Zhu Pan en chinois dans le texte), créant de faux profils sur les messageries, draguant leurs victimes pendant des semaines, les "engraissant" de compliments et de promesses…. Un peu comme le font les larges modèles de language type Chat GPT.

De l'autre, le grisbi, environ 127 271 bitcoins, soit la somme ahurissante de 15 milliards de dollars saisie par le Département de la Justice (DOJ) des États-Unis. C'est la plus grande saisie de son histoire.

Le Bitcoin, enfant rebelle de la finance, est désormais l'objet de la plus grande action de l'histoire du droit pénal américain.

Quand Immigration est synonyme d'Enrichissement

C’est le nœud de l’affaire, l'angle qui sent le soufre politique.

Comment Chen Zhi, un Chinois de naissance et parrain d’un réseau d’esclavage au Cambodge, a-t-il pu devenir citoyen britannique, possédant également les passeports de Vanuatu et Chypre ?

Fini les files d'attente à la douane.

Le statut britannique de Chen Zhi n'est pas le fruit d'une longue attente bureaucratique, mais probablement d'un système d'investissement pour la citoyenneté, le fameux visa doré (Golden Visa). Pour l'élite, le passeport est une simple marchandise.

Ce passeport anglais, obtenu contre une forte injection de capitaux, offre une meilleure respectabilité que la Légion étrangère, c’est tout dire.

Ce passeport a permis à Chen Zhi d'incorporer ses entreprises dans des juridictions offshore "propres" comme les Îles Vierges Britanniques et d'investir des centaines de millions dans l'immobilier de luxe au Royaume-Uni.

Londres, capitale de la finance, est un lieu de prédilection pour "nettoyer" l’argent du crime. Il est toujours bon de rappeler que les îles britanniques appartiennent à la couronne anglaise et non à l’Angleterre... et que la Couronne anglaise fut le plus grand trafiquant de drogue du XIXème siècle via la Compagnie Britannique des Indes Orientales (EIC).

En pleine lutte contre l'immigration "pauvre", des pays européens ont néanmoins permis à Chen Zhi et ses associés de s'intégrer grâce à l'argent des "bouchers de porcs", et notamment d'ouvrir des comptes bancaires tout en évitant les questions gênantes sur l'origine de leur fortune.

C'est le paradoxe ultime; l'argent issu de la fraude aux plus vulnérables et de l'esclavage achète l'accès aux pays qui prônent la démocratie et la lutte contre l’immigration.

Pour clarifier la terminologie, le terme de "Golden Visa britannique" fait référence au programme britannique de Visa d'Investisseur de Niveau 1 (Tier 1 Investor Visa)... dans le pays du Brexit et du Reform UK, le parti d’extrême-droite de Nigel Farrage, probable futur premier ministre du pays.

Ce programme n'existe plus sous sa forme d'origine. Le Royaume-Uni a fermé le programme de Visa d'Investisseur de Niveau 1 aux nouvelles demandes en février 2022.

Les Précédents Programmes Visas d'Investisseur

Bien qu'il n'y ait pas de "Golden Visa" équivalent en français, la France propose ou a proposé par le passé des programmes visant à attirer les investisseurs étrangers, qui sont les équivalents fonctionnels de ces programmes.

En France, le programme qui se rapproche le plus de l'idée d'attirer les investisseurs à haut patrimoine est le Passeport Talent (Talent Passport), catégorie “Investisseur". Oui, car il faut du talent pour avoir de l'argent.

Ce titre de séjour pluriannuel (jusqu'à 4 ans) est destiné aux étrangers souhaitant réaliser un investissement économique direct en France. L'investisseur doit créer ou sauvegarder des emplois et respecter un montant d'investissement minimum (souvent fixé à 300 000 euros), qui peut être dans des immobilisations corporelles ou incorporelles. Ce n'est pas un "Golden Visa" dans le sens où il n'offre pas l'accès direct à la citoyenneté, mais il facilite l'installation d'individus fortunés.

Le Programme de Passeport Investisseur de Malte

Le terme de "Golden Visa" est souvent utilisé pour désigner des programmes de "Citoyenneté par l'Investissement" (Citizenship by Investment) ou de "Résidence par l'Investissement" (Residency by Investment). Le programme le plus connu en Europe était celui de Malte, qui offrait un passeport maltais en échange d'un investissement important, mais il a fait l'objet de nombreuses controverses et a été largement réformé.

Chypre semble avoir pris le relais. Auparavant Monaco ou le Montenegro ont donné des exemples célèbres.

Ni le Monténégro ni Monaco ne proposent actuellement de "Golden Visa" au sens strict du terme pour un accès direct à la citoyenneté (Monténégro) ou à la résidence (Monaco) sur le modèle des programmes d'investissement rapide.

Le programme de Citoyenneté par l'Investissement au Monténégro est Clos

Le Monténégro avait un programme de citoyenneté par l'investissement (Citizenship by Investment - CBI), souvent assimilé à un "Golden Visa"; ce programme a été officiellement clôturé à la fin de l'année 2022, suite aux pressions de l'Union Européenne. Le Monténégro, cherchant à rejoindre l'UE, a mis fin à la procédure qui permettait aux investisseurs d'obtenir la citoyenneté en échange d'un investissement combinant un don au gouvernement et un investissement immobilier, avec un montant minimum total d'environ 350 000 à 450 000 euros.

Bien que ce programme ait été similaire à celui qui a permis à Chen Zhi d'obtenir, ou du moins de compléter, son éventail de nationalités (notamment à Chypre ou Vanuatu ), il n'est plus disponible aujourd'hui.

À Monaco, le permis de Résidence dépend de la richesse, pas de l’investissement

Monaco ne propose pas de programme de citoyenneté par l'investissement (il est extrêmement difficile d'obtenir la citoyenneté monégasque) ni de "Golden Visa" d'investissement. La résidence y est accordée sur la base de la richesse et de l'autosuffisance financière; pour obtenir la carte de résident, l'individu doit prouver qu'il est financièrement autonome. Cela se traduit par le dépôt d'au moins 500 000 euros sur un compte bancaire monégasque et l'achat ou la location d'un bien immobilier dans la Principauté.

Ce type de résidence (par l'auto-suffisance et la richesse) est particulièrement prisé pour la confidentialité et l'absence d'impôt sur le revenu.

Dans le contexte du cas Prince Group de Chen Zhi , ces "passeports de luxe" illustrent la facilité avec laquelle les individus très riches peuvent "acheter" leur accès et leur respectabilité dans différentes juridictions, que ce soit pour le blanchiment ou l'évasion fiscale.

L'obtention de la citoyenneté britannique par Chen Zhi, le chef du Prince Group, a soulevé des questions sur ce type de programmes. Ces derniers sont critiqués car ils permettent à des individus disposant de fonds importants, quelle que soit la source de ces fonds, d'acheter un accès et une respectabilité dans des pays occidentaux, y compris le Royaume-Uni, qui se montre par ailleurs hostile à l'immigration moins fortunée.

Le cas de Chen Zhi illustre comment un passeport peut devenir un outil d'optimisation criminelle et de blanchiment d’argent.

Pourquoi l'Oncle Sam et non le Royaume-Uni ?

C’est la question qui tue. Si le criminel est britannique (entre autres) et ses biens sont à Londres, pourquoi le Department Of Justice américain mène-t-il la charge ?

Le point de rupture s'est produit à Brooklyn, New York. L'enquête a révélé qu'un réseau local de blanchiment d'argent travaillait pour le Prince Group, volant des millions de dollars à plus de 250 victimes aux États-Unis. Cette attaque directe contre les citoyens américains (via fraude électronique et blanchiment) a donné au DOJ la juridiction pénale pour frapper.

Le Trésor américain, via l’OFAC (Office of Foreign Assets Control), a désigné le Prince Group comme une "Organisation Criminelle Transnationale" (TCO). C'est une sanction globale qui coupe l'accès de l'organisation au système financier américain et au dollar, l'oxygène de la finance mondiale.

L’OFAC est une agence du Département du Trésor des États-Unis qui a pour mission d'administrer et de faire appliquer les sanctions économiques et commerciales basées sur la politique étrangère et les objectifs de sécurité nationale des États- Unis.

Dans le cadre de l'affaire Prince Group, l'OFAC a joué un rôle crucial en déployant ses outils pour isoler financièrement l'organisation criminelle.

L'OFAC a officiellement désigné le Prince Group comme une "Transnational Criminal Organization" (TCO).  Il a annoncé des sanctions contre le fondateur Chen Zhi et plus de 146 individus et entités associés. Ces sanctions ont eu pour effet de bloquer leurs actifs relevant de la juridiction américaine et d'interdire aux citoyens et entreprises américains toute transaction avec eux.

L'OFAC est allé jusqu'à publier les adresses Bitcoin spécifiques (quatre adresses) contrôlées par Chen Zhi, soulignant son rôle dans l'identification des actifs numériques criminels.

L'action de l'OFAC vise à "couper le cordon ombilical" de l'organisation criminelle avec le système financier mondial, ce qui constitue une étape essentielle du démantèlement du réseau.

L'inculpation américaine a pu contourner la protection politique dont jouissait Chen Zhi au Cambodge, où il était un "acteur profondément intégré à l'État" et un conseiller du Premier ministre. Le gouvernement cambodgien a d'ailleurs nié toute accusation contre lui.

Le Royaume-Uni, par contre, a concentré son action sur ce qu'il maîtrise le mieux, les sanctions économiques et le gel des biens.

L'Amérique, forte de ses victimes et de la primauté de sa juridiction financière, a pu saisir le butin en Bitcoin et inculper le patron en personne

La Fin des Paradis Fiscaux Virtuels

C'est l'ultime humiliation pour le parrain; son ambition de transformer le Bitcoin volé en Picasso, yachts, et manoirs londoniens a laissé la trace papier et numérique nécessaire à sa chute.

Le Bitcoin n'est pas un refuge intouchable. L'opération démontre que les capacités d'analyse forensique de la blockchain ont atteint un niveau tel qu'elles peuvent retracer les 127 271 bitcoins dans ses portefeuilles unhosted (privés) et démanteler les techniques sophistiquées comme le "spraying" et le "funneling". Sans même connaître les mots de passe utilisés par les truands.

Toutefois, le vrai scandale de cette affaire n'est pas seulement l'arnaque crypto, mais l'hypocrisie d'un système qui traque les migrants du Sud tout en accueillant à bras ouverts les capitaux issus de ces mêmes pays.

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