Entre Téhéran et Jérusalem, des voix minoritaires portent l'espoir d'un Moyen-Orient réconcilié. Elles ne crient pas à la paix depuis les tribunes de l’ONU, mais depuis des bancs parlementaires…
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Homayoun Sameh
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Dans les couloirs feutrés du Majlis iranien, Homayoun Sameh ajuste sa cravate avant de prendre la parole. À quelque 1 500 kilomètres de là, dans l'hémicycle de la Knesset israélienne, Ahmad Tibi lève la main pour demander un droit de réponse. Ces deux hommes ne se connaissent pas, ne se rencontreront probablement jamais, et pourtant ils incarnent la même révolution silencieuse : Celle des minorités qui refusent de laisser leurs nations sombrer dans la haine.
Le Funambule de Téhéran
Depuis la révolution de 1979, l'Iran réserve constitutionnellement un siège au député représentant la communauté juive. Un paradoxe saisissant dans un pays dont les dirigeants nient parfois l'Holocauste et promettent la disparition d'Israël. Ce siège unique peut sembler symbolique, mais il constitue en réalité une forme de discrimination positive remarquable; avec moins de 10 000 âmes sur 85 millions d'habitants, la communauté juive iranienne représente 0,01% de la population tout en disposant de 0,35% de la représentation parlementaire. Dans une démocratie purement proportionnelle, cette voix serait mathématiquement inaudible.
«Je représente 10 000 Iraniens juifs, mais aussi l'idée que l'Iran peut être pluriel», confie le député Homayoun Sameh dans les rares interviews qu'il accorde. Chacune de ses interventions au Parlement est un acte d’équilibre. Défendre sa communauté sans défier le régime, rappeler l'existence d'un judaïsme persan millénaire sans paraître faire le jeu de «l'entité sioniste».
Cette gymnastique rhétorique, loin d'être de la simple survie politique, dessine les contours d'un Iran alternatif. Quand Sameh évoque la protection des synagogues ou l'histoire des Juifs de Perse, il rappelle à ses collègues qu'avant d'être des ennemis géopolitiques, Juifs et Persans furent des compagnons d'histoire.
Il incarne aussi, sans le dire, cette voie historique de l'émancipation juive qui triompha aux XVIIIe et XIXe siècles en Europe. Quand être juif ne signifiait plus forcément être étranger. Cette émancipation, la reconnaissance des droits civils, religieux et politiques des citoyens juifs dans leurs nations respectives. notamment en France et en Allemagne, constitua la plus grande révolution de l'histoire juive moderne…bien avant que le sionisme ne propose une réponse nationaliste différente à la question de l'intégration des minorités juives.
Ayman Odeh
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Les Tribuns de Jérusalem
De l’autre côté du théâtre moyen-oriental, les députés arabes de la Knesset affrontent un défi symétrique. Représentant près de 20% de la population israélienne, les députés arabes devraient être 24 dans une Knesset composé de 120 députés. Depuis 2022, ils ne sont que 10, nombre le plus bas depuis 20 ans. Pire, ils siègent dans un parlement qui légifère souvent contre leurs intérêts communautaires. Ahmad Tibi, Ayman Odeh, Mansour Abbas chacun, à sa manière, incarne l’antithèse du consensus sioniste. Ils parlent de Gaza dans l’enceinte d’un État qui l’assiège. Ils critiquent des lois qui les effacent. Et malgré les huées, leur simple présence vaut plaidoirie.
Leurs interventions enflammées contre les colonies, leurs plaidoyers pour Gaza, leurs dénonciations des discriminations font d'eux les empêcheurs de tourner en rond de la politique israélienne. Mais paradoxalement, leur simple présence dans l'hémicycle prouve que la démocratie israélienne n'est pas qu'une façade.
«Nous sommes la preuve vivante qu'un autre Israël est possible», martèle Ayman Odeh, leader de la Liste arabe unie. «Un Israël où Juifs et Arabes peuvent débattre, s'opposer et construire ensemble.» Pas un Israël fantasmé, pas un Israël en tension, mais un Israël en dialogue. Un pays où l’on peut être en désaccord sans être ennemi.
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Le Miroir Déformant des Démocraties Imparfaites
Ces destins croisés révèlent une vérité dérangeante; ni l'Iran ni Israël ne sont les monolithes que leurs propagandes respectives voudraient faire croire. Dans la République islamique, un député juif peut critiquer certaines politiques gouvernementales. Dans l'État juif, des députés arabes peuvent dénoncer le sionisme depuis la tribune parlementaire.
Ces contradictions ne sont pas des dysfonctionnements, mais la preuve que ces sociétés résistent encore à leurs propres démons. Elles témoignent de sociétés plus complexes que ne le laissent entendre les simplifications médiatiques. Homayoun Sameh et les députés arabes de la Knesset sont les gardiens de cette complexité. Ils empêchent leurs nations de sombrer dans la caricature d’elles-mêmes.
Mansour Abbas
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L'Art de l’Équilibriste
Leurs stratégies se ressemblent étonnamment. Tous naviguent entre loyauté citoyenne et fidélité communautaire, entre pragmatisme politique et idéaux de justice. Tous acceptent d'être incompris, trop modérés pour les radicaux de leurs camps, trop revendicatifs pour les partisans du statu quo.
Homayoun Sameh se distingue par son opposition ferme à Israël et son soutien à la cause palestinienne. Il condamne régulièrement les actions militaires israéliennes, qualifiant Israël de régime sioniste illégitime qui commet des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité. Sameh soutient le droit de l'Iran à l'autodéfense face aux attaques israéliennes et appelle à une réponse forte et calculée contre Israël, avertissant même le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu contre toute "action imprudente" qui entraînerait des "nouvelles surprises" de la part de l’Iran.
Il souligne que la communauté juive iranienne vit en paix avec les autres religions dans le pays et rejette l'association du sionisme avec le judaïsme, affirmant que le régime israélien ne représente pas la foi juive authentique. Sameh participe activement à des manifestations pro-palestiniennes en Iran, notamment lors de la Journée d'Al-Qods, et exprime son espoir d'une coexistence pacifique entre musulmans, juifs et chrétiens dans la région. -
Les députés arabes à la Knesset ont largement critiqué la Loi fondamentale adoptée en juillet 2018, dite « loi sur l'État-nation du peuple juif », qui déclare Israël comme l'État-nation du peuple juif uniquement. Cette loi retire à l'arabe son statut de langue officielle et affirme que le droit à l'autodétermination appartient exclusivement au peuple juif.
Les députés arabes, notamment ceux de la Liste Arabe Unie, ont dénoncé cette loi comme discriminatoire et excluante, estimant qu'elle marginalise les citoyens arabes d'Israël, qui représentent environ 20 % de la population. Ayman Odeh, chef de la Liste unie, a qualifié les Arabes israéliens de «citoyens non désirés» dans un pays qui se veut exclusivement juif.
Cette loi a renforcé les tensions entre la majorité juive et la minorité arabe en Israël, et les députés arabes continuent de militer pour un État démocratique qui reconnaisse pleinement les droits de tous ses citoyens, quelle que soit leur origine ethnique ou religieuse.
Les Prophètes du Quotidien
Au-delà des grands discours géopolitiques, ces élus excellent dans l'art du quotidien. Sameh obtient des bourses d'études pour de jeunes Iraniens juifs, fait réparer des synagogues, intercède pour des familles en difficulté. Les députés arabes israéliens arrachent des budgets pour leurs municipalités, dénoncent les discriminations à l'embauche, défendent les droits des femmes bédouines.
Cette politique du grain de sable, invisible des radars médiatiques, tisse pourtant le tissu d'une coexistence possible. Chaque victoire administrative, chaque budget obtenu, chaque discrimination dénoncée contribue à normaliser la diversité.
L'Espoir Contre Tous les Va-t-en-Guerre
Pendant que les états-majors planifient, que les diplomates négocient et que les médias dramatisent, ces hommes et ces femmes maintiennent vivante l'idée qu'un autre Moyen-Orient est possible. Un Moyen-Orient où la différence ne serait plus un casus belli mais une richesse.
Leurs voix portent d'autant plus loin qu'elles s'élèvent depuis le cœur même des institutions. Quand Homayoun Sameh prend la parole au Majlis, il prouve que l'Iran peut entendre une voix juive. Quand Ahmad Tibi interpelle le Premier ministre israélien, il démontre qu'Israël peut tolérer la contestation arabe.
Ces moments de démocratie parlementaire, si imparfaite soit-elle, fissurent les certitudes bellicistes. Ils rappellent aux va-t-en-guerre des deux camps que leurs sociétés sont plus nuancées que leurs discours de haine.
L'Improbable Rencontre
Imaginez un instant Homayoun Sameh et Ahmad Tibi, assis dans la même pièce. L’iranien et l’israélien découvriraient probablement qu'ils partagent les mêmes frustrations, les mêmes espoirs, les mêmes stratégies. Tous deux savent qu'ils représentent l’avenir, des sociétés moyen-orientales réconciliées avec leur diversité. Un avenir qui ressemble étrangement au passé de cette région, quand avant la découverte du pétrole et les appétits qu'elle a suscités, le Moyen-Orient fut pendant des siècles le carrefour pacifique des trois grandes religions palestiniennes. Pendant des siècles, des marchands juifs, chrétiens et musulmans se côtoyaient dans les bazars de Bagdad, d'Ispahan ou d’Alep.
Cette rencontre n'aura sans doute jamais lieu. Mais qu'elle soit possible en pensée suffit à nourrir l'espoir. Car si l'Histoire nous a appris quelque chose, c'est que l'impossible d'aujourd'hui devient souvent l'évidence de demain.
En attendant, dans leurs parlements respectifs, ces gardiens de l'impossible continuent leur travail de sape contre tous les fatalismes. Ils prouvent, séance après séance, vote après vote, que la paix n'est pas une utopie mais un projet politique. Et c'est déjà beaucoup dans un Moyen-Orient habitué à désespérer de lui-même.
Et peut-être est-ce cela, la vraie résistance : Continuer à croire en l’humain, quand tout pousse à le nier.
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