Le conflit israélo-palestinien nous apporte chaque jour son lot de morts. Des morts anonymes : Des enfants, des femmes, des hommes sans nom qui viennent s’ajouter aux statistiques morbides de médias obscènes et indécents. Ces enfants, ces femmes et ces hommes ont pourtant tous une histoire; ces enfants, ces femmes et ces hommes sont pourtant tous une histoire : C’est l’objet même de ce conflit. Et c’est ce qui rend ce conflit si disproportionné.

Certes, la disproportion est d’abord militaire. Si l’on peut estimer que les forces paramilitaires sont comparables en nombre, la disproportion en termes de combattants est patente. L’armée israélienne est composée de 176 500 soldats actifs et peut mobiliser 565 000 réservistes. En face, la résistance palestinienne à Gaza ne dépasse pas le millier d’hommes. Soutenue par les armées américaine, britannique, française et allemande, l’armée israélienne dispose de matériels sophistiqués à la pointe de la technologie : 2 600 chars de combat, 3 sous-marins, 14 navires de guerre, 48 patrouilleurs, 370 avions de combat, 215 hélicoptères, de nombreux drones voire de robot-soldats et toute une série de missiles. A ce niveau de disproportion, il est ridicule de parler de conflit.
Cependant la disproportion la plus flagrante est ailleurs. Et elle n’est pas militaire. En Palestine, de chaque musulman tué, naît un Palestinien. En Israël, de chaque juif tué, meurt un israélien.

Pendant longtemps le conflit a été israélo-arabe. Les Palestiniens n’existaient pas. Ils étaient des Arabes comme si leur pays était ailleurs. Et d’autres négociaient en leur nom. Aujourd’hui, de chaque victime qui tombe sous les bombes de l’oppresseur naît un Palestinien. Chaque victime nous rappelle qu’il existe sur cette terre prétendue « sans peuple » un peuple qui existe, un peuple qui souffre et qui meurt, un peuple palestinien. Le Palestinien a payé du prix du sang l’accession à ce statut politique que lui avait nié la déclaration Balfour. Et aujourd’hui personne n’oserait parler en son nom. On peut affubler le Hamas de tous les noms d’oiseaux qui légitiment notre racisme. Mais on sait qu’il est le seul interlocuteur possible. Après tout, la paix ne se conclut qu’avec nos ennemis.
En face, la mort d’un juif ne provoque plus l’empathie qui existait depuis la fin de la barbarie nazie. Pourquoi ? Parce que ce juif n’est plus juif; le juif religieux a cédé la place au juif politique, parfois athée : Il est devenu israélien ! En tant qu’israélien, il est donc considéré comme l’agresseur et le défenseur d’une théorie considérée comme raciste : le sionisme.
En Israël, le juif a donc cessé d’errer pour se sédentariser. Il a oublié les commandements, notamment ceux qui lui enjoignait de ne pas tuer (Ex 20:13), de ne pas voler avec violence (Lev 19 :13), de ne pas convoiter le bien d’autrui (Ex 20:14). Ainsi, il s’est éloigné du judaïsme originel et lui a préféré le veau d’or sioniste. En clair, il a cessé d’être juif pour devenir israélien.

Jusque-là, le juif errant avait accompagné toutes les civilisations. De Sumer à Canaan, d’Afrique du Nord en Espagne, de Byzance à Istanbul, de Persépolis à Téhéran, de Rome hier à Washington aujourd’hui, il a participé à tous les progrès. Et toujours, il a ajouté sa particularité pour en faire sa force. De l’araméen il a créé l’hébreu, du latin le ladino, de l’allemand le yiddish. Et dans ses langues, il a exprimé sa différence. Des contradictions du Christianisme, il a consolidé sa religion. En puisant dans l’Islam, Maimonide a parachevé la liturgie juive, comme l’avait fait avant lui Anan Ben David et comme plus tard le fera Sabbatai Zevi, entre autres. Au XVIIIème siècle, en Europe, les lumières finiront d’émanciper le juif. Cette marche vers l’assimilation et la citoyenneté libèrera le juif de la tutelle des rabbins et permettra le développement de tout son talent. Devenu citoyen à part entière, le juif se fondait certes dans la nation mais en devenait l’un de ses plus brillants éléments de progrès. Scientifiques, écrivains, artistes, politiques, il serait fastidieux de faire ici la liste de tous les citoyens de confession juive qui ont accéléré la marche vers le progrès de leur nation respective. Ils sont légion mais cette évolution ne fut pas linéaire. Il y eut deux revers notoires : le décret Crémieux en France et la dystopie sioniste en Israël. Dans les deux cas, il s’agissait d’inscrire un particularisme juif dans une citoyenneté nationale. Dans les deux cas, il fera du juif un acteur de la réaction et de la répression étatique. Il lui fera oublier tous ceux qui l’avaient accompagné dans sa riche histoire, son voisin musulman et arabe qui pourtant partageait ses origines. Le reste appartient à l’histoire immédiate. En oubliant la richesse et la diversité juives, les juifs des départements algériens de la France prirent le pouvoir dans les consistoires de la métropole et en Israël, les sionistes si peu religieux prirent le pouvoir. Ils ont rétabli la tutelle de « rabbins » sur leur communauté, ici le CRIF, là-bas l’impératif de défense de la dystopie sioniste. Prisonnier de cette dichotomie qu’il n’a ni voulu ni choisi, le juif a cessé d’errer physiquement et intellectuellement.
On connaît l’histoire. Les juifs des départements algériens de la France coloniale rejoindront le camp de la défaite. Depuis 1962, ils ont disparu de l’histoire culturelle, cultuelle, intellectuelle algérienne. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, on pressent le même destin aux israéliens et leur départ de la longue histoire culturelle, cultuelle et intellectuelle de la Palestine. Ce destin est-il inévitable ?
Oui, si l’on s’entête dans la dystopie sioniste de l’état juif.
Non, si et seulement si, en Palestine, est abolie leur « décret Crémieux » sioniste qui veut qu’un citoyen israélien à part entière soit exclusivement juif.