Les décombres de Gaza racontent bien plus qu'une catastrophe humanitaire. Ils témoignent d'une mutation profonde dans la manière dont s'établit désormais la vérité des crimes de guerre. Là où la diplomatie s'enlise, une coalition improbable d'enquêteurs numériques, de juristes créatifs et de pays du sud trace de nouvelles voies vers la responsabilité pénale.
De Gaza aux tribunaux nationaux, une nouvelle génération d’enquêteurs réinvente la justice internationale
L'histoire de Hind Rajab aurait pu se perdre dans le flot des victimes anonymes. Six ans, tuée avec sa famille le 29 janvier 2024 après avoir supplié par radio les secours du Croissant-Rouge palestinien. Mais cette petite fille est devenue, malgré elle, le symbole d'un basculement méthodologique. Son histoire a déclenché une enquête d'un genre nouveau, où les satellites, l'acoustique et les algorithmes supplantent les témoignages fragiles et les rapports classifiés.
À l'université Goldsmiths de Londres, l'équipe de Forensic Architecturea reconstitué les derniers instants de la famille Rajab avec une précision chirurgicale. Trois cent trente-cinq impacts de balles sur le véhicule familial. La distance de tir était de moins de vingt mètres et la cadence de 900 coups par minute, caractéristique des chars Merkava.
L'analyse acoustique de l'appel de détresse a confirmé l'hypothèse. Les images satellites ont révélé la présence de blindés de la 401ème Brigade de l'armée d'occupation quelques heures avant le drame. Le déni officiel de l'armée d'occupation s'est effondré, non pas sous la pression politique, mais sous le poids des révélations.
La vanité numérique au service de la justice
Le narcissisme des réseaux sociaux a produit un effet inattendu, celui de transformer les soldats en archivistes involontaires de leurs propres crimes.
Shimon Zuckerman, binational germano-israélien, a filmé la destruction méthodique de Khuza’a, maisons soufflées, mosquées pulvérisées, avec des rires en fond sonore. Ces vidéos constituent aujourd'hui le cœur d'une plainte pour génocide déposée en Allemagne.
Adi Carni s'est enregistré posant des explosifs dans des bâtiments civils, souriant, décontracté, sans menace visible alentour.
Ce contraste saisissant entre la violence des actes et la désinvolture des visages ruine toute défense fondée sur la nécessité militaire. L'arrogance devient élément de preuve.
Le Colonel Beni Aharon, chef de la 401ème Brigade blindée de l'armée d'occupation, s'était vanté sur un canal interne que sa compagnie "ne respecte pas les ordres" et "fait des choses folles". Cette phrase, anodine entre militaires, figure désormais comme pièce maîtresse d'un dossier judiciaire où commandement et exécution se confondent.
Le passeport comme talon d’Achille
Paralysée par les vetos au Conseil de sécurité et les pressions diplomatiques américaines, la Cour pénale internationale peine à traduire ses mandats en arrestations effectives. La juridiction universelle, ce principe noble autorisant tout État à juger les crimes les plus graves, reste largement théorique. Les alliances géopolitiques ont vidé de sa substance cette promesse de justice sans frontières. Mais les juristes engagés ont trouvé une voie détournée, la compétence personnelle active. Un soldat possédant une double nationalité peut être poursuivi selon le droit pénal de son pays d'origine.
Ce raccourci juridique, théorisé notamment par l'avocat belge Jan Fermon, contourne les blocages diplomatiques. Le passeport, autrefois privilège de mobilité, devient instrument de responsabilité.
Les plaintes se multiplient. Allemagne contre Zuckerman. Argentine contre Itay Choukirkov. Royaume-Uni contre dix ressortissants britanniques servant dans l'armée d'occupation. Le Canada et les États-Unis ont ouvert des enquêtes préliminaires.
La stratégie est de tisser un maillage judiciaire mondial, multiplier les fronts, épuiser les mécanismes de protection. Chaque citoyen binational devient justiciable devant sa propre loi nationale.
Une politique de l’effacement
Au-delà des cas individuels, c'est toute une structure militaire qui se trouve sous examen.
Dyab Abou Jahjah, directeur de la Fondation Hind Rajabbasée à Bruxelles, n'hésite pas à qualifier ce corps d'"instrument central du génocide à Gaza". L'expression choque,mais les faits s’accumulent; Khuza'a rasée, mosquée Al-Islah pulvérisée, tours résidentielles volatilisées. Ces destructions dépassent toute justification tactique pour relever d'une stratégie de terre brûlée visant à rendre le territoire invivable.
Évidemment, cette offensive judiciaire provoque des contre-mesures. Les États-Unis maintiennent leur bouclier diplomatique et économique autour d'Israël. L’Union européenne hésite à exécuter les mandats d'arrêt internationaux. Certains États organisent même l'évasion des suspects.
Yuval Vaghdani a été discrètement exfiltré du Brésil vers l'Argentine.
Elisha Livman a fui Chypre à bord d'un avion privé décollant d'une base militaire britannique, épisode à peine relaté dans les médias.
Sur le terrain, la répression vise méthodiquement les témoins. Plus de deux cents journalistes ont été tués depuis le début du conflit. Un enfant ayant assisté à une frappe contre une ambulance a été assassiné, poussant les ONG à adopter une politique de non-divulgation absolue des identités. Dans cette guerre, la vérité se paie au prix de la vie.
Le réveil des pays du Sud
Face à l'inertie occidentale, une contre-offensive s'organise ailleurs. En janvier 2025, un groupe de pays du Sud (Bolivie, Colombie, Afrique du Sud, Namibie) a créé Le Groupe de la Haye lors d'une conférence à Bogotá.
Leur message : "L'ère de l'impunité doit cesser."
Ces États ne se contentent plus de déclarations. Ils suspendent les ventes d'armes, bloquent les navires militaires, activent leurs juridictions nationales pour poursuivre les crimes internationaux.
Une révolution silencieuse du droit est en marche, portée non par les puissants, mais par ceux qui ont trop longtemps subi leur impunité.
Au centre de ce mouvement, la Fondation Hind Rajab transforme en dossiers judiciaires exploitables les données de l'OSINT.
OSINT signifie Open-Source Intelligence (renseignement open source), c'est-à-dire la pratique consistant à collecter et analyser des informations provenant de sources accessibles au public afin de produire des renseignements exploitables. Ces sources peuvent inclure des sites web, les réseaux sociaux, des articles de presse, des archives publiques et même des images satellites. Les informations recueillies sont utilisées à diverses fins, telles que la cybersécurité, le journalisme, les enquêtes et l'analyse des menaces.
L'objectif est d'accélérer les procédures avant la fuite des suspects, étendre la responsabilité aux entreprises fournissant armes et logistique. La publication récente d'une liste recensant près de 30 000 membres de l'armée de l’air de l'occupant marque un tournant. La justice dispose désormais d'une base de noms, de grades, de preuves tangibles.
La fragilité de l’espoir
Ce qui se joue dépasse Gaza, c'est la crédibilité même du droit international qui vacille.
L'OSINT, la double nationalité, la coordination de pays du Sud ouvrent des brèches dans le mur de l'impunité. Mais ces fissures ne deviendront percées que si la volonté politique suit. Si les preuves s'accumulent sans aboutir à des arrestations, le monde aura confirmé la victoire du cynisme sur la justice.
Mais si, ne serait-ce qu'un soldat, un officier, un décideur comparaît devant un tribunal, cela pourrait amorcer une bascule irréversible.