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Il y a vingt-deux ans, les premières troupes américaines ont mis le pied en Iraq sous le prétexte d'y apporter la liberté. La si mal nommée "Operation Iraqi Freedom" fut l'une des agressions d'état parmi les plus débattues de notre temps; elle mérite aujourd'hui un regard dépouillé de toute illusion.
Dans sa thèse sur "LES LIMITES SOCIALES AU POUVOIR MILITAIRE AMÉRICAIN", Sébastien Landry, par son approche sociologique, nous propose une grille de lecture salutaire; celle-ci replace la guerre dans le tissu des dynamiques sociales, bien au-delà des seules logiques militaires.
Quand la naïveté, l'ignorance et la corruption se substituent à la réflexion
Ce qui frappe d'emblée dans l'intervention américaine, c'est cette foi aveugle dans la puissance militaire. Et seules une naïveté confondante, une ignorance abyssale et une corruption des esprits peuvent expliquer un tel obscurantisme.
L'administration Bush, influencée par les néoconservateurs tels que Cheney, Rumsfeld ou Wolfowitz, a entretenu l'idée qu'avec la volonté et la technologie, tout était possible. C'était l'époque des certitudes, où la stratégie cédait la place à l’idéologie.
Mais croire qu'une armée peut "recréer" une société à son image, c'est faire preuve d'une arrogance malavisée. Le sociologue et historien britannique, Michael Mann parlerait d'une "arrogance impériale", celle qui ignore tout du passé, des cultures locales, des identités multiples. On n'efface pas des siècles d'histoire par décret.
La lutte pour la maîtrise des matières énergétiques, toile de fond inavouée
Si les discours officiels parlaient de liberté et de démocratie, le pétrole était sans doute l'éléphant dans la pièce. L'Iraq, avec ses réserves immenses, était stratégique, surtout après les rapports de l'Energy Task Force, chère à Dick Cheney, le vice-président américain. Héritiers de l'empire britannique, les États-Unis ont, dès l'après guerre, inscrit le Moyen-Orient au cœur de la sécurité nationale américaine.
Le géographe et économiste britannique, David Harvey y voit l'expression de l'impérialisme capitaliste. Elle se traduit par le recours à la force pour déverrouiller de nouveaux marchés et stabiliser des zones d'investissement. La guerre est vue comme une "solution spatio-temporelle" aux crises économiques. Ce mécanisme rejoint aussi le "keynésianisme militaire" qui consiste à dépenser pour la guerre, et ainsi faire tourner la machine économique.
L'illusion technologique
Depuis la Première Guerre mondiale, la stratégie militaire occidentale n'a cessé d'élargir son spectre; on parle désormais autant de drones que de troupes. La "Révolution dans les Affaires Militaires", théorisée par le tristement célèbre ministre de la Défense étasunienne. Donald Rumsfeld poussait en effect cette logique jusqu'à l'extrême : Une guerre propre, rapide, high-tech.
La réalité est tout autre. La tactique du "Shock and Awe" est peut-être impressionnante sur CNN, mais sur le terrain, elle a juste semé le chaos, les pillages, la destruction des infrastructures et révélé une totale absence de plan pour l'après; autant d'éléments qui montrent que le bien-être des Iraquiens était au mieux secondaire.
Des choix qui ont précipité la chute
L'Autorité provisoire en Iraq, dirigée par l'américain Paul Bremer, a pris des décisions aux conséquences dramatiques. En écartant brutalement les cadres de l'ancien régime et en démantelant l'armée, elle a semé les graines de l’insurrection.
Ce changement de régime, appelé "débaasification", a provoqué une véritable désintégration sociale, notamment au sein de la population sunnite. Faute d'un État central fonctionnel, ce sont les milices, comme celles de Muqtada al-Sadr, qui ont assuré les services de base. Une inversion du rôle de l'État, symptomatique d’échec.
Un "Plan Marshall" au goût amer
La reconstruction, censée redonner espoir, a souvent pris l'apparence d'une entreprise lucrative pour des sociétés américaines. Halliburton, et sa filiale Kellogg Brown & Root (KBR), ont bénéficié de milliards de dollars de contrats. Or, c’étaient des entreprises proches du pouvoir.
Les Iraquiens, eux, ont été laissés de côté. L'économie a été brutalement libéralisée, les services publics démantelés, et la transparence a brillé par son absence. Difficile, dans ce contexte, de parler de relèvement.
Privatiser la guerre
Peu abordée dans les grands médias, l'explosion des sociétés militaires privées constitue pourtant une révolution silencieuse. Blackwater, pour ne citer qu'elle, a vu ses revenus exploser.
La responsabilité de ces acteurs reste floue, leur contrôle quasi inexistant. On se souvient de l'épisode tragique de la place Nissour qui avait attisé la colère des Iraquiens. Le 16 septembre 2007 à Bagdad, des agents de la société de sécurité privée américaine Blackwater, engagés pour protéger un convoi diplomatique américain, ont ouvert le feu sur des civils iraquiens désarmés. Quand la guerre devient un marché, la souveraineté de l'État en sort affaiblie.
La guerre, entre théorie et réalités
L'un des plus grands penseurs de la stratégie militaire moderne, Carl von Clausewitz décrivait la guerre comme un outil politique, un moyen au service d'une fin. En Iraq, cette logique s'est inversée. L'idéologie a pris le dessus sur le réalisme politique.
Ce que le stratège prussien appelait la "friction" est apparue à chaque étape : Imprévus, erreurs d'appréciation, résistance locale. Le terrain ne s'est pas plié aux modèles américains. Ce sont les dynamiques sociales iraquiennes qui ont dicté le cours des événements.
Des leçons encore d’actualité
Sébastien Landry nous rappelle que la guerre transforme en profondeur les sociétés. L'historien et politologue américain, Gabriel Kolko l'avait aussi noté; la guerre bouleverse l'ordre existant et impose de nouveaux rapports de force. Il faut donc penser la guerre non comme une parenthèse, mais comme un moment de recomposition sociale.
Comprendre cela, c'est aussi admettre que la puissance militaire ne suffit pas. Sans légitimité, sans ancrage local, sans projet cohérent, la force devient impuissance. En Iraq, les milices ont rempli le vide laissé par l’État.
Le cas iraquien devrait inciter à la modestie. L'armée la plus avancée au monde s'est heurtée à des réalités qu'elle n'avait pas prévues.
À la fin, ce n'est pas la force brute qui décide, mais la capacité à comprendre, à écouter, à composer avec l’autre.
L'Iraq a laissé des cicatrices profondes. Espérons au moins qu'elles serviront de mémoire.