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Billet de blog 26 juillet 2025

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L’olivier palestinien

Il y a quelque chose de profondément révélateur dans l'histoire de l'olive palestinienne. Ce fruit millénaire, qui a nourri les civilisations méditerranéennes, raconte aujourd'hui une histoire bien plus complexe, celle d'un peuple qui s'adapte, contourne, résiste, mais demeure pris dans les rets d'une domination qui se réinvente sans cesse.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

L'olivier palestinien © Yamine Boudemagh

L’écho silencieux d’une lutte quotidienne

Pendant des décennies, l'huile d'olive palestinienne coulait vers les savonneries de Naplouse, alimentait les marchés du Golfe, nourrissait les familles de Gaza. Cette époque semble aujourd'hui si lointaine.

Depuis les années 1990, le secteur s'est progressivement marginalisé; fermeture des marchés régionaux suite aux guerres du Golfe, concurrence déloyale des huiles de graines importées d'Israël, disparition progressive de l'industrie du savon de Naplouse face aux contrefaçons. Les chiffres parlent d’eux-mêmes; 25% de la population de Cisjordanie souffre d'insécurité alimentaire, un taux qui grimpe à 80% dans la zone C sous contrôle israélien total.

Pourtant, l'olivier n'a pas disparu. 

Il s'est métamorphosé selon un processus que les Palestiniens appellent le Sumud, cette "ténacité" qui transforme la simple présence sur la terre en acte de résistance passive.

De pilier économique, il est devenu symbole national. Chaque arbre arraché, 2,5 millions depuis 1967, renforce paradoxalement son statut d'emblème de la résistance palestinienne.

« Arracher les oliviers signifie s'en prendre à l'Autre dans sa référence même, non seulement dans la représentation qu'il se fait de lui-même mais encore dans ce qui l'institue et le fonde », note à juste titre l’historienne Nadine Picaudou, spécialiste du monde arabe du Levant.

C'est exactement ce qui s'est produit; l'olivier a remplacé l'oranger comme symbole national, témoignant de cette capacité palestinienne à transformer la destruction en résilience.

Cette mise en patrimoine de l’arbre ne se limite pas à un acte de commémoration; elle soude les Palestiniens autour d’un récit commun, elle défie l'occupation par la permanence de l'enracinement, et interpelle la communauté internationale par sa force évocatrice. 

Illustration 2

L’économie du possible

Dans ce territoire fragmenté par la ligne verte de 1967, où la zone C représente 60% de la Cisjordanie sous contrôle israélien total, les entraves logistiques et administratives sont devenues monnaie courante. Les Palestiniens ont alors développé ce que le sociologue Arnaud Garcette appelle un “bricolage", une série de réponses créatives aux absurdités bureaucratiques et aux blocages économiques.

On voit alors apparaître des figures intermédiaires,

les courtiers multiples : Palestiniens citoyens d'Israël,

Samaritains, touristes

Ensemble, ils orchestrent des transferts de marchandises "dos à dos" aux checkpoints, ils exploitent les interstices juridiques, voire organisent des réseaux parallèles pour se procurer semences ou engrais. Ces "passeurs de solidarité" manient autant le langage du commerce que celui de l’engagement, une navigation délicate entre conviction et compromis.

Mais cette débrouillardise a un prix, un coût logistique élevé, des délais incertains, et une vulnérabilité permanente.

Les entreprises palestiniennes paient 30% de plus que leurs homologues israéliennes pour exporter leurs produits. Les agriculteurs se tournent vers les marchés noirs pour obtenir des engrais, payant trois à quatre fois le prix normal. L'imprévisibilité des "checkpoints volants”, jusqu'à 495 par mois en 2011, perturbe les calendriers de récolte et décourage tout planification à long terme. Mais ils continuent. Ils s'adaptent. Ils survivent.

Les limites de la solidarité internationale

Depuis les années 2000, l’afflux massif de fonds internationaux aurait pu changer la donne. Et dans une certaine mesure, il l’a fait, mais pas toujours dans le sens espéré. En cherchant à compenser la fermeture des marchés traditionnels, les bailleurs de fonds ont orienté la production vers les marchés occidentaux : États-Unis, Japon, Europe. Une stratégie prometteuse sur le papier, mais décalée sur le terrain.

Comment imposer des standards internationaux stricts à des producteurs qui pratiquent une agriculture de subsistance ? Comment exiger une huile "extra-vierge" de producteurs qui préfèrent leur huile traditionnelle, forte et acide ?

Cette friction entre normes mondialisées et pratiques ancestrales illustre les impasses d’une approche trop technocratique, parfois aveugle aux réalités culturelles.

Plus troublant encore, cette aide abondante et mal coordonnée a créé ses propres dérives et une véritable "rente de l'aide". ONG, coopératives et individus se livrent une concurrence féroce pour capter cette manne internationale. Les "courtiers en développement”, ces acteurs sociaux locaux qui servent d'intermédiaires entre institutions internationales et bénéficiaires, adaptent leurs priorités et leur discours aux attentes des bailleurs.

La politisation des ONG palestiniennes complique encore la donne; beaucoup sont affiliées à des partis politiques, créant des réseaux d'intervention cloisonnés et parfois concurrents. Cette fragmentation politique peut conduire à l'arrêt brutal de financements lorsque les alignements changent. Les discours s'adaptent aux modes (développement durable, autonomisation des femmes,…)  parfois au détriment de l'efficacité réelle.

Le tourisme de l’olivier

Autour de l’olivier, une nouvelle industrie s’est formée, celle du tourisme engagé.

Campagnes d’adoption, séjours de récolte, circuits alternatifs, des milliers de visiteurs viennent chaque année vivre la Palestine à travers ses arbres.

Mais cette économie solidaire, souvent sincère dans ses intentions, n’échappe pas aux ambiguïtés. Où finit l’engagement politique ? Où commence le marketing ? Quand une paroisse vend son huile comme un acte de foi, quand une ONG israélienne lance une "huile de paix", ou quand des produits artisanaux deviennent des gadgets aux codes occidentaux, la frontière se brouille.

Le cas de France Import Palestine illustre parfaitement ces tensions; née d'un militantisme pro-palestinien sincère, cette initiative a dû se professionnaliser pour survivre sur le "marché de la solidarité", naviguant entre exigences commerciales et positionnement politique. Les produits doivent s'adapter aux goûts occidentaux, keffiés multicolores, étuis pour iPad,  s'éloignant parfois de l'artisanat traditionnel palestinien.

Symptomatique de ces contradictions, certains produits "militants" sont achetés moins cher aux producteurs que sur les marchés locaux conventionnels. Ces initiatives solidaires font face à un "plafond de verre" commercial, limitées par leur public cible principalement activiste, et confrontées aux exigences strictes de qualité et de traçabilité des marchés “éthiques".

Quand la résistance ne suffit plus

Cette analyse minutieuse du secteur oléicole palestinien nous enseigne une leçon fondamentale : L’adaptation, aussi ingénieuse soit-elle, ne libère pas. 

Elle révèle, au contraire, l’ampleur du système d’oppression. Comme le souligne le géographe Ariel Handel, la domination israélienne ne vise pas la séparation, mais une hiérarchisation spatiale et sociale continue.

L’économie palestinienne oscille entre formel et informel, bricolant avec les failles des lois, dépendante d’intermédiaires extérieurs pour exister. Ce n’est pas une autonomie, c’est une survie sous conditions. Et cette dépendance, parfois, se reproduit à l’intérieur même de la société palestinienne, accentuant les inégalités.

Ces stratégies de contournement, aussi ingénieuses soient-elles, ne remettent pas en cause la domination israélienne. Elles en révèlent même "la profondeur et l'amplitude". La politique israélienne vise moins une séparation complète qu'une "hiérarchisation des populations selon leur usage de l'espace", comme l'observe le chercheur Ariel Handel.

Résister autrement

Ce que l’olivier palestinien nous enseigne, c’est que la résistance ne se joue pas toujours dans le spectaculaire. Elle se loge dans les interstices, dans les silences, dans les choix quotidiens.

Elle n'est ni héroïque ni romantique. Elle est pragmatique, contradictoire, parfois douloureuse. Elle transforme les victimes en acteurs, mais des acteurs contraints, obligés de composer avec les règles imposées par l’occupant.

Son histoire nous invite à repenser notre compréhension de la résistance sous occupation.

Cette réalité ne diminue en rien le courage du peuple palestinien. Elle nous rappelle simplement que la solidarité internationale, pour être efficace, doit comprendre ces nuances, ces paradoxes, ces zones grises où se joue le quotidien d'une société sous occupation.

Et pendant ce temps, l’olivier pousse. Lentement. Comme pour rappeler que l’espoir n’est pas un slogan, mais une racine, symbole de cette obstination tranquille d'un peuple qui refuse de disparaître. 

Mais pour que ses fruits nourrissent véritablement l'espoir, il faudra bien plus que des adaptations; il faudra que justice soit rendue.

L'analyse présentée dans cet article s'appuie sur les travaux de recherche d'Arnaud Garcette, dont la thèse de doctorat (Université d'Aix-Marseille, 2015) offre un éclairage précieux sur les mécanismes d'adaptation de la société palestinienne sous occupation.

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