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Billet de blog 28 juillet 2025

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Ce que la France doit à Gaza

Depuis octobre 2023, Gaza traverse une crise sanitaire d’une intensité tragique. Là-bas, se soigner est devenu un luxe, réservé à ceux qui peuvent encore se le permettre. En pleine guerre, cette enclave palestinienne nous offre une leçon brute, cruelle, sur l'économie de la santé… une leçon de finances publiques riche d’enseignements.

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Ce que la France doit à Gaza © Yamine Boudemagh

Peu le savent, mais le mot "gaze" vient de Gaza. Autrefois réputée pour ses tissus légers, la ville en a laissé une trace jusque dans le lexique médical français, où les pansements de gaze restent essentiels. Depuis l'Antiquité, Gaza tisse les fils de la guérison. Ironie cruelle, aujourd’hui, elle incarne la rupture du soin.

Alors que l'actualité ne nous montre d'elle que destructions et souffrances, cette même Gaza continue d'enseigner mais cette fois sur l'effondrement des systèmes de santé, révélant à nu les dynamiques économiques qui transforment le soin en privilège de classe… et la maladie en sentence sociale.

Derrière le vacarme médiatique, se dessine une réalité plus discrète, mais tout aussi instructive, celle d’un peuple contraint de réinventer ses conditions d’accès aux soins, exposant au passage les fragilités de nos propres systèmes.

Gaza devient, malgré elle, un laboratoire involontaire de la santé publique en temps de crise. Un terrain d’étude sur ce qu’il reste du droit à la santé quand tout s’effondre.

Le prix de la survie

Imaginez, et en ces temps de déficit public, ce n’est pas si difficile, imaginez que du jour au lendemain, vos frais de santé augmentent de plus de 50%. 

C’est exactement ce que vivent 70 % des Gazaouis depuis l’automne 2023. Pas à cause d’une inflation globale, mais à cause d’une économie de guerre où un simple cachet devient denrée rare, et chaque rendez-vous médical, un parcours d’obstacles.

L’enquête1 de l’Université Arabe américaine de Jenin, menée auprès de 658 Gazaouis entre février et mai 2024 dessine le portrait d'une population prise en étau entre des besoins de santé croissants et des moyens financiers qui s'amenuisent. Quand 30% des répondants qualifient leur fardeau financier de "très élevé" et 40% de "élevé", nous ne parlons plus de statistiques, mais de drames humains quotidiens… de vies.

L'inégalité face à la maladie

La crise sanitaire frappe, mais elle ne frappe pas tout le monde de la même façon.

Le revenu devient un filtre cruel; les plus pauvres sont souvent contraints de puiser dans leurs dernières économies (40 %) ou de dépendre de l’aide humanitaire (25 %). 

Là où l’offre de soins s’amenuise, 70 % des résidents révèlent faire face à des pénurie de médicaments, 60 % être confrontés à des prix exorbitants, 50 % être affectés par une distribution défaillante et pour 20 %, c’est juste un enfer quotidien. 

Les mécanismes de marché jouent à plein, excluant mécaniquement les plus vulnérables.

Face à ces carences, les stratégies d'adaptation révèlent le degré de désespoir : 40% se contentent de médicaments de substitution, 25% reportent leurs soins, 10% s'approvisionnent au marché noir, 20% quémandent l'aide d'ONG. Certains n'ont d'autre choix que de se tourner vers des solutions risquées, avec les conséquences dramatiques que l'on imagine.

Cette réalité nous rappelle une vérité universelle trop souvent oubliée, la santé n'est jamais un bien comme les autres. 

Plus de la moitié des habitants subissent ces pénuries de façon récurrente, 20% quotidiennement, 30% chaque semaine, 25% mensuellement.

Curieusement, l’éducation ne protège pas comme on pourrait le croire. Certes, les plus instruits expriment une meilleure satisfaction globale. Mais face à la pénurie ou à la flambée des prix, un diplôme ne pèse pas bien lourd. Une leçon d'humilité sur les déterminants sociaux de la santé en temps de crise.

Quand le système s’effondre

Ce qui se passe à Gaza n’est pas qu’un drame humanitaire. C’est une mise à nu des vulnérabilités structurelles des systèmes de santé. Quand l’infrastructure médicale s’effondre, 45 % des personnes interrogées parlent de ruptures dans leurs soins, 25 % du manque de personnel médical, on réalise à quel point tout peut basculer.

Là où il fallait des années pour bâtir, il suffit de quelques frappes pour tout détruire. 

Cette instabilité nous interpelle, nous aussi, sur la capacité de résistance de nos propres structures. Un système n’est solide que s’il sait surmonter les crises, qu’elles soient sanitaires, économiques ou géopolitiques. La question du financement pérenne des systèmes de santé prend une dimension existentielle.

Cette crise révèle aussi les vulnérabilités spécifiques de certaines populations. Les enfants, par exemple. Programmes de vaccination interrompus, aide nutritionnelle en panne, ce sont des dommages invisibles, mais profonds. 

Les malades chroniques, eux, voient leur état se dégrader faute d'accès régulier aux traitements, transformant des pathologies contrôlables en urgences vitales.

Penser au-delà de l’urgence

Face à cette détresse, les recommandations des experts résonnent comme un appel à la raison : 

  1. Renforcer le financement public, 
  2. Soutenir les chaînes d’approvisionnement,
  3. Lever les blocages à l’importation, 
  4. Former du personnel, 
  5. Reconstruire les infrastructures

Des mesures qui dépassent largement le cadre gazaoui et questionnent nos propres priorités budgétaires.

Mais ces préconisations buttent sur une réalité amère; comment construire quand la guerre détruit plus vite ? 

Même l’enquête citée ici, réalisée avant l’occupation de Rafah, est déjà dépassée. La situation s’est aggravée depuis. Les initiatives communautaires, bien que vitales, ne peuvent pallier ni l’absence d’État fonctionnel ni l’impuissance d’institutions internationales trop lentes.

Au fond, cette crise ne pose pas que des questions logistiques. Au-delà du cessez-le-feu nécessaire, cette crise nous interpelle sur notre conception de la santé publique. Dans un monde interconnecté, ignorer la fragilité d’un territoire revient à jouer avec sa propre sécurité. Miser sur la résilience des systèmes de santé, même lointains, n’est pas qu’un acte de solidarité. C’est une stratégie de survie collective

Une dette morale

L'histoire de Gaza nous enseigne que la santé ne peut être abandonnée aux seules logiques de marché. Quand 65% de la population subit des retards de soins et que seuls 35% jugent les services d'urgence satisfaisants, nous touchons aux limites de ce que peut endurer une société.

Et si cette tragédie nous rappelait, à nous Français, combien nos systèmes de protection sont précieux ? Combien ils méritent d’être défendus, financés, consolidés ?

Elle nous invite aussi à repenser l’aide internationale. La solidarité ne peut plus se penser uniquement dans l’urgence. Elle doit s’incarner dans des choix politiques durables, dans des budgets, des infrastructures, des formations. 

Car derrière chaque chiffre, il y a une personne, un parent contraint de choisir entre nourrir sa famille et acheter des médicaments, un enfant privé de vaccins, un diabétique à court d’insuline. Des choix que personne ne devrait jamais avoir à faire, où que ce soit dans le monde.

Un regard lucide sur les limites

Ces données, issues d'une enquête menée dans des conditions particulièrement difficiles, doivent être lues avec la prudence qu'impose tout contexte de guerre. 

Les chercheurs eux-mêmes reconnaissent les limites de leur étude; données incomplètes en raison de l'instabilité sécuritaire, biais potentiels des témoignages dus à la sensibilité du sujet, échantillonnage de convenance qui limite la représentativité, et questionnaire non pré-testé. 

Il ne s’agit pas ici de tirer des liens de causalité définitifs, mais de reconnaître des dynamiques claires, des tendances lourdes. Et surtout, de mesurer à quel point la situation a pu empirer depuis.

Ce que Gaza révèle n’est pas une exception. C’est un avertissement.

Source : L’enquête1

Effects of October 2023 war on health care costs in Gaza © Bara Asfour, Mohammad R Asia, Hatem A Hejaz (pdf, 441.7 kB)

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