
Une élégance démocratique
Voir une assemblée parlementaire interroger la conformité d’un texte de loi à la Constitution peut sembler, à première vue, paradoxal. Pourtant, cette initiative traduit une compréhension fine, presque élégante, du rôle du législateur dans notre démocratie.
Le recours déposé le 15 juillet 2025 par les députés socialistes devant le Conseil constitutionnel est tout sauf banal.
Il traduit une posture rare, celle de parlementaires demandant à la juridiction suprême d’évaluer leur propre travail. En démocratie, reconnaître les limites du législateur est un signe de maturité institutionnelle, et non une fragilité.
Le texte, approuvé par 316 voix contre 223, soulève à la fois des questions de procédure et de fond. Les députés requérants dénoncent notamment un "détournement de procédure”, le recours à une motion de rejet préalable a permis de faire l’économie d’un véritable débat en séance publique.
Un débat qui, dans une démocratie digne de ce nom, ne devrait jamais être considéré comme superflu.
En cela, l’Assemblée renoue avec l’esprit de Montesquieu. Elle admet que son pouvoir n’est pas sans limites, et qu’un regard externe, celui du Conseil constitutionnel, est non seulement légitime, mais nécessaire.
Environnement, santé et justice, l’autre triptyque républicain
Le recours ne se perd pas dans des détails techniques. Il touche à des sujets qui nous concernent tous : l’environnement, la santé, l’accès à la justice. Ce sont, en quelque sorte, les piliers du pacte républicain moderne.
La jurisprudence du Conseil constitutionnel est claire; la sincérité du débat parlementaire est une exigence constitutionnelle. Elle est à la fois le fruit de la Déclaration des droits de l’homme (article 6) et de la souveraineté nationale (article 3 de la Constitution).
Priver les députés et les citoyens d’une discussion de fond constitue une atteinte au fonctionnement même de la République.
Mais le plus préoccupant réside dans le fond du texte.
Des dérogations dangereusement floues
L’article L. 411-2 du Code de l’environnement autorise des dérogations générales à l’interdiction des néonicotinoïdes, ces pesticides toxiques largement documentés pour leurs effets néfastes sur la biodiversité et la santé humaine.
Aucun cadre clair, ni durée, ni substances identifiées, ni exigences strictes en matière d’alternatives. La décision du Conseil Constitutionnel en 2020 sur les betteraves sucrières avait déjà suscité une alerte.
Les plus hautes juridictions françaises avaient pris cette décision marquante en validant l'usage temporaire de néonicotinoïdes sur les betteraves sucrières. Face à une crise agricole majeure causée par des pucerons destructeurs, le Conseil constitutionnel et le Conseil d'État ont unanimement approuvé cette dérogation exceptionnelle, malgré l'interdiction générale de ces insecticides toxiques pour les pollinisateurs.
Cette validation par les organes juridiques suprêmes du pays a donné force de loi à une mesure controversée, strictement limitée dans le temps jusqu'en 2023. Les juges se sont justifiés par l'absence d'alternatives viables pour sauver la filière betteravière.
L'épisode a néanmoins cristallisé les tensions entre impératifs économiques et protection environnementale; il a soulevé des inquiétudes durables sur l'affaiblissement potentiel des acquis écologiques. Cette décision a créé un précédent significatif dans l'arbitrage entre urgences agricoles et préservation de la biodiversité.
Mais aujourd'hui, les garde-fous sont encore plus flous.
La Charte de l’environnement a valeur constitutionnelle; elle impose les principes de précaution (article 5) qui instaurent une présomption automatique de "raison impérative d’intérêt public majeur" (RIIPM) pour certains projets agricoles de stockage d’eau.
À cela s’ajoute l’article 3 qui impose, lui, un principe de prévention et qui oblige à agir même en cas d’incertitude scientifique.
L’État ne peut les contourner sans porter atteinte à un équilibre constitutionnel soigneusement construit depuis 2005.
Sur ce point, le recours est clair; nos lois doivent désormais être à la hauteur des enjeux environnementaux, sinon elles deviennent inacceptables.
L’étincelle citoyenne
Mais ce recours n’émerge pas dans le vide. Il résonne avec une mobilisation citoyenne sans précédent. Éléonore Pattery, étudiante en Master QSE (Qualité, Sécurité, Environnement) et RSE (Responsabilité Sociétale des Entreprises), a lancé une pétition sur le site de l’Assemblée nationale.
Cette jeune citoyenne de 23 ans a déclenché un séisme civique. Sa pétition recueille plus de deux millions de signatures en quelques semaines, un record absolu. Face à ce chiffre, les légitimations électorales traditionnelles paraissent bien pâles.
Un record d’autant plus frappant qu’il a été atteint sans parti, sans finance, sans relais institutionnel. Juste par la force d’une cause et la clarté d’un message.
C’est un chiffre vertigineux.
Pétition ET plébiscite
Rappelons qu’en moyenne, un député est élu par 20 000 voix sur 100 000 électeurs. Cela signifie que l'immense majorité des électeurs n'ont pas voté pour lui. 80% est un chiffre qui oblige et appelle à l'humilité.
Ici, en l'occurence, les 316 députés favorables à la loi représentent environ 6,32 millions d’électeurs, contre 4,46 millions représentés par les 223 opposants. Un différentiel de 1,86 million d’électeurs.
Le succès de cette pétition, bien supérieur à l’écart entre les électorats des députés pour et contre la loi, n’est pas un simple coup d’éclat.
Il signe une exigence citoyenne nouvelle, celle d’un droit de regard sur la fabrique législative. Le vote ne suffit plus à contenir le désir de participation.
Pourtant voter sur le site de l’Assemblée Nationale suppose un engagement plus contraignant que celui de glisser un bulletin dans l’urne; il faut s’enregistrer, valider son identité, afficher publiquement sa position pour pouvoir voter sur le site de l’Assemblée dite Nationale.
En fait, la pétition pulvérise l’opposition à la loi.
Auparavant, aucune pétition n’avait dépassé les 100 000 signatures. Ni partis politiques, ni syndicats, ni institutions représentatives n'ont jamais obtenu un tel niveau de soutien populaire.
Ce précédent rappelle celui de "l’Affaire du siècle" en 2019; cette autre pétition emblématique, lancée par la Fondation pour la Nature et l’Homme, Greenpeace, Notre Affaire à Tous et Oxfam France, avait obtenu elle aussi deux millions de signatures. Et 83 % des Français disaient la soutenir, même sans l’avoir signée.
Ce n’est plus une simple pétition. C’est une expression directe de la volonté populaire, brutale dans son ampleur, mais d’autant plus légitime.
L’ obligation de rouvrir le débat
La Constitution n’impose pas la révision du texte. Mais l’honnêteté intellectuelle, face à une mobilisation inédite, devrait y contraindre. Ne pas rouvrir la discussion serait nier la conscience collective qui s’est exprimée avec clarté et dignité.
Face à cette mobilisation, les parlementaires ont une responsabilité morale.
Car ce texte divise profondément le pays. Et rien ne justifie qu’une minorité impose une loi controversée sans réexaminer son fondement, simplement parce qu’elle s’auto-proclame “députée de la nation assemblée”.
Aujourd’hui la nation s’assemble contre elle. Et pour cause, cette nouvelle loi engage la santé publique et l’avenir environnemental.
Écouter sans confondre
Cela ne signifie pas qu’il faille ignorer les arguments du monde agricole. Mais encore faut-il les distinguer.
Tous les agriculteurs ne se valent, ni en termes de revenus, ni en termes de responsabilité environnementale.
L’enjeu n’est pas de faire la part belle aux grandes exploitations déjà largement subventionnées, au détriment des petits producteurs ou pire de la santé publique.
Une réflexion sérieuse doit permettre d’entendre les inquiétudes réelles sans sacrifier l’intérêt général.
Comme celle d'Harold Levrel, professeur d’économie écologique au Muséum national d’Histoire naturelle qui, dans un excellent article d’Alternatives économiques, adresse une critique sévère à la loi Duplomb; il la juge économiquement incohérente.
Selon lui, cette mesure profite avant tout aux agriculteurs les plus favorisés, tels que les éleveurs intensifs, les producteurs de maïs ou de betteraves; pour la plupart, ils disposent déjà de revenus confortables.
"Si l’on reprend les chiffres officiels des revenus courants avant impôts par actif non salarié à temps plein, pour l’année 2023 (une très mauvaise année pour l’agriculture), les éleveurs de porcs gagnaient 106 000 euros par an en moyenne, les betteraviers et les exploitants de grandes cultures autour de 65 000 euros. (...) En comparaison, les producteurs en polyculture-élevage gagnent en moyenne 28 000 euros par an, les éleveurs ovins et caprins autour de 17 000 euros, les éleveurs bovins à viandes aux environs de 23 000 euros et les producteurs de fruits autour de 25 000 euros. Le secteur agricole est l’un des secteurs économiques où les inégalités structurelles de revenus sont les plus importantes."
Pendant ce temps, ceux qui peinent à joindre les deux bouts, souvent les plus vulnérables du secteur agricole, restent à la marge.
L’article remet également en question l’idée selon laquelle cette loi pourrait, à elle seule, "sauver" l’agriculture française.
Harold Levrel souligne que les productions soutenues ne sont ni stratégiques pour la souveraineté alimentaire ni exemplaires d’un point de vue écologique; bien au contraire : elles sont souvent associées à des impacts environnementaux coûteux.
Plutôt que de perpétuer un modèle déséquilibré, Harold Levrel appelle à une transformation en profondeur du système agricole avec, en ligne de mire, une répartition plus équitable de la valeur au sein de la chaîne agroalimentaire.
Une démocratie mature sait concilier écoute et exigence, réconcilier agriculture et intérêt général
Le pouvoir citoyen
La pétition d'Eléonore Pattery pourrait ouvrir une nouvelle voie.
Et si le Conseil constitutionnel valide la démarche, il en résultera une jurisprudence de poids.
Mais même s’il ne suit pas l’argumentaire, la dynamique enclenchée restera féconde. On ne pourra plus adopter un texte sans s’interroger sérieusement sur sa conformité aux principes supérieurs de notre droit.
Cette exigence nouvelle, ce refus des facilités, pourrait bien marquer le début d’une autre manière de faire de la politique. Plus responsable, plus rigoureuse, plus soucieuse du bien commun.
Le geste d’Éléonore Pattery réhabilite le pouvoir citoyen, et rappelle aux parlementaires qu’ils ne détiennent pas seuls la parole républicaine.