Dans cette émission, le ton avait été donné par Hubert Védrine : « Nous sommes en situation de légitime défense », « Ils nous ont attaqué non pas à cause de ce que nous faisons mais à cause de ce que nous sommes ».
Explication : Nous vivions paisiblement heureux dans notre pays lorsque nous avons été attaqués par des barbares. Sans aucune raison. Alors que nous ne leur avions rien fait.
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Pour avaler cette explication, il faut être d’une ignorance totale ou d’une mauvaise foi carabinée. Il est même fortement conseillé d’avoir les deux.
Il faut surtout feindre d'oublier que depuis Nicolas Sarkozy, la France a complètement changé de politique étrangère pour s’aligner sur celles des faucons, vrais patriotes américains.
Pour mieux faire passer ce condensé d’âneries, il est préférable de faire corroborer ces propos par un éminent spécialiste.
C’était le rôle de Mathieu Guidère dans cette émission. Personne ne conteste la grande connaissance du professeur Guidère et de la langue arabe et de la position qatarie dans le conflit syrien.
Pour entretenir l’illusion du débat, Mathieu Guidère a feint d’abord d’être en désaccord avec les propos d’Hubert Védrine. Il a certes commencé par émettre une vérité que tout français censé connait : Nous sommes les agresseurs. « Il aurait pas fallu commencer. ».
Rassurez-vous, il va se rattraper dans la foulée. Car bien sûr et vous l’avez compris : C’est la faute des musulmans. Ils sont comme ça, ces gens-là. Ils sont comment dire… moyen-âgeux. Oui, c’est ça, moyen-âgeux. Et nous, nous sommes fils des Lumières comme chacun le sait.
« Je rappelle qu’on est quasiment au XVIème siècle dans ces pays-là ».
Nous sommes donc en pleine guerre de religions. Et il donne des noms pour effrayer la ménagère de moins de 50 ans :
« des sunnites contre des chiites, et à l’intérieur des sunnites qui sont les majoritaires, on a des frères musulmans contre des salafistes, des salafistes contre des djihadistes, on a des takfiristes, des califatistes ».
Et il résume dans une formule qui fera date dans l’histoire des sciences humaines
« Il y a de tout là-dedans ».
Sa conclusion est lapidaire :
« On a réveillé le monstre ! Et le monstre aujourd’hui se retourne contre nous ; c’est ça le problème »
Ce discours est passé à une heure de grande écoute et n’a subi aucune contradiction. Il serait temps d’y mettre bon ordre.
Tout d’abord : Y a-t-il une guerre au sein de l’Islam ?
Non, évidemment. L’Islam va bien, merci. Il y a aujourd’hui plus de musulmans qu’il y en avait hier ; il y a aujourd’hui moins de musulmans qu’il y en aura demain.
Alors qu’en est-il de la taxinomie musulmane induite par Mathieu Guidère ?
Les frères musulmans sont effectivement un parti centenaire plutôt bien documenté, dont on connaît parfaitement la pensée et la structure. A leur sujet, nous pouvons donc aisément répondre aux questions élémentaires que pose tout mouvement socio-politique ou religieux :
- Qui en est le fondateur ?
- Où ce mouvement est-il né ?
- Quand ce mouvement est-il né ?
- Comment s’est-il développé ?
- Quelles idées défend-il ?
- Etc…
Je mets au défi Mathieu Guidère de répondre à ces questions concernant les autres mouvements dont il parle : djihadistes, takfiristes, califatistes, sunnites, chiites, salafistes.
Je ne nie pas que ces notions ont un certain sens dans l’histoire de la pensée islamique. Mais ils n’en constituent jamais ni le fondement, ni une orientation quelconque. Ce sont des idées, plus que des mouvements. Personne ne peut s’en réclamer. Et je ne vois pas qui pourrait en réclamer la paternité et constituer une armée, si petite soit-elle, pour déclencher une guerre.
Les guerres de religions, si tant est qu’elles n’aient jamais existées, n’ont un sens qu’à l’horizon catholique. Car, le plus souvent, il s’agissait des guerres du Vatican pour annihiler toute opposition à la doxa catholique.
Le Proche Orient est une terre de religions. N’en déplaise aux anticléricaux de tous poils, la civilisation est née avec la religion. Et le Proche Orient est le berceau de la civilisation. L’Iraq et la Syrie ont conservé à des degrés divers ces religions, marques d’une longue et grande civilisation passée. Et ils vivent en parfaite harmonie depuis des siècles. Ce sont les guerres de religions orchestrées par le seul Vatican qui expliquent la présence millénaire d’églises chrétiennes non catholiques au Proche Orient. On s'extasie lorsque le Pape se rend au Proche Orient et rencontre des musulmans. Personne ne s’étonne qu’il n’y rencontre jamais les autres papes, copte, maronite, orthodoxe,…
En France, nos fils des Lumières pousseraient des cris d’orfraie si François Hollande nommait un premier ministre ou un ministre des affaires étrangères musulman ; dans le monde arabo-musulman, c’est monnaie courante. André Azoulay, Boutros Boutros-Ghali, Michel Aflaq ou Tarik Aziz n’ont soulevé aucune controverse lors de leurs nominations. Ecoutons d’ailleurs ce dernier à propos de l'Iraq baathiste :« Quiconque parle de discriminations à l’égard de minorités ou de confessions différentes est un menteur. C’est un menteur. Parce que les sunnites ne persécutent ni ne discriminent les chiites, et vice-versa. Ni les musulmans envers les chrétiens. »
On peut entendre sa vision des tragiques évènements qui ont ensanglanté l'Iraq dans l'excellent film réalisé par le Père Jean-Marie Benjamin, "Tariq Aziz, l'autre vérité", et, à partir de la lère minute, des relations interconfessionnelles en Iraq :
Si l’on regarde d’ailleurs ce film dans son entité, on comprendra vite qui est le monstre dont parle Mathieu Guidère.
Non, Mathieu Guidère, nous n’avons pas réveillé pas le monstre, nous l’avons importé. Au moins deux hauts fonctionnaires des nations Unies, en charge de l’Iraq, ont démissionné pour cette seule raison. Nous sommes le monstre !
Les Romains appelaient le Proche Orient, Arabia Felix, l’Arabie heureuse. C’est encore le nom que lui donnait Marco Polo des siècles après. En fait, avant que l’on y découvre du pétrole, cette région du monde était plutôt paisible. Durant les 300 dernières années, la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne ont participé chacun à une cinquantaine de guerres, soit une guerre tous les 6 ans. Et c’est cette attitude projectiviste qui empêche toute réflexion intelligente sur le Proche Orient.
Là où Mathieu Guidère a raison, c’est lorsqu’il dit qu’il faut laisser les musulmans gérer leur propre religion. Et si leur pétrole nous intéresse tant, il suffit de le leur acheter.