Les États-Unis, eux, ne reconnaissent même pas cette notion d’extraterritorialité; pour eux, il s’agit simplement de l’application normale de leur droit. Ce décalage de perception n’est pas anodin. Il révèle un malentendu culturel et politique qu’il est grand temps d’affronter.
Le droit, nouvelle arme de destruction massive
Derrière les grands principes de lutte contre la corruption se cache une réalité moins noble : Washington a fait de son appareil juridique un instrument d’influence redoutable, mêlant intérêts économiques, diplomatie et sécurité nationale. Cette instrumentalisation du droit n’est ni accidentelle ni récente. Elle relève d’une stratégie mûrement réfléchie.
Trois leviers principaux alimentent cette dynamique :
D'abord, la domination du dollar. Dès lors qu’une opération transite par une banque américaine ou utilise la devise américaine, les autorités américaines s’autorisent à intervenir.
Le second est plus insidieux. Il s’agit du pouvoir d’attraction du marché américain. Peu d’entreprises peuvent se permettre d’en être exclues.
Enfin, la fameuse “théorie des effets” justifie juridiquement l’intervention dès lors qu’un acte, aussi lointain soit-il, pourrait avoir des répercussions sur l’économie ou les marchés américains.
La FCPA, fer de lance de cette stratégie
La loi FCPA (Foreign Corrupt Practices Act), adoptée en 1977, illustre à merveille cette logique. Officiellement, elle entend moraliser les pratiques commerciales internationales. En pratique, elle sert surtout à étendre le bras judiciaire de Washington au-delà de ses frontières.
Dans les faits, le texte s’applique à toutes les sociétés cotées aux États-Unis, peu importe leur nationalité. Et même une communication via un serveur américain peut suffire à justifier une action judiciaire. Une interprétation à la fois large… et à sens unique.
Les chiffres sont édifiants; depuis 2009, les banques européennes ont versé environ 16 milliards de dollars de pénalités diverses aux administrations américaines.
BNP-Paribas a payé un montant record de près de 9 milliards de dollars pour avoir violé les embargos financiers des États-Unis contre plusieurs pays;
Alstom a payé 772 millions d’euros et Total a trouvé un accord autour de 398 millions, rejoignant une longue liste d'entreprises européennes sanctionnées.
Au-delà des amendes directes, le coût réel de cette extraterritorialité est encore plus lourd. BNP Paribas a ainsi dû doubler ses effectifs de conformité, pour un coût annuel de 600 millions d'euros. Ce qu’on appelle pudiquement “compliance” ressemble de plus en plus à une forme de fiscalité déguisée.
Un déséquilibre flagrant
Le système américain cible de manière disproportionnée les entreprises européennes.
Les entreprises européennes représentent 30% des enquêtes pour corruption mais paient 67% des amendes, près de 6 milliards de dollars depuis 2008 pour les seules violations du FCPA.
Nos champions industriels font l’objet d’une attention particulière, tandis que d’autres puissances comme la Chine ou l’Inde sont rarement inquiétées.
Les États-Unis mobilisent leurs services de renseignement, encouragent la délation par des programmes de "whistleblowing" généreusement rémunérés, et imposent des procédures de "discovery" qui contraignent les entreprises à livrer des montagnes de documents confidentiels. Face à ces méthodes de chantage sophistiquées, rares sont les entreprises qui osent résister.
Le droit pour toute diplomatie
Cette dynamique juridique heurte de plein fouet la souveraineté européenne
L'exemple iranien est particulièrement révélateur; malgré l'accord nucléaire de 2015 (JCPOA) négocié par l'Europe et la levée de nombreuses sanctions internationales, les entreprises européennes restent paralysées par la peur des sanctions américaines.
Le système bancaire mondial étant inféodé au dollar, l’Europe se retrouve impuissante, même lorsqu’elle agit en cohérence avec ses principes diplomatiques.
Une immunité des États sous pression
Les États eux-mêmes ne sont plus à l’abri. La législation américaine a progressivement remis en cause le principe d’immunité souveraine, pierre angulaire du droit international.
Le droit français, comme la plupart des systèmes européens, respecte traditionnellement cette immunité en distinguant les "actes d'autorité" (actes de souveraineté, protégés) des "actes de gestion" (actes commerciaux, non protégés). Mais les États-Unis ont progressivement rogné ce principe par deux lois particulièrement controversées.
D'abord, la loi sur l'immunité des États étrangers de 1976 (FSIA) introduit une exception majeure pour le terrorisme; les États désignés comme "sponsors du terrorisme" peuvent être poursuivis civilement par les victimes d'actes terroristes. Le Congrès est même allé plus loin en 2012, votant l'allocation d'avoirs iraniens gelés pour indemniser des victimes américaines d'un attentat présumément "sponsorisé" par l’Iran.
Plus radical encore, la loi JASTA de 2016 permet désormais de poursuivre n'importe quel État étranger pour des actes terroristes commis sur le territoire américain, sans qu'il soit officiellement désigné comme "sponsor du terrorisme". Adoptée malgré le veto présidentiel, cette loi visait initialement l'Arabie Saoudite dans le cadre du 11 septembre. Elle crée, selon les experts, une "situation de véritable jungle en droit international" et fait craindre des poursuites réciproques contre les États-Unis.
La France n’y échappe pas. La SNCF en 2014 a été forcée de négocier un accord pour éviter des poursuites aux États-Unis concernant la déportation des Juifs sous Vichy. .. en échange d'un fonds de 60 millions de dollars. Preuve que même entre alliés, le droit peut devenir une monnaie d’échange.
La traque des citoyens fantômes
Autre exemple frappant, la loi américaine FATCA (Foreign Account Tax Compliance Act), adoptée en 2010, impose aux banques du monde entier de transmettre les données financières de leurs clients américains au fisc américain, sous peine d'une taxe punitive de 30% sur leurs revenus de source américaine.
Mais c'est le sort des "Américains accidentels" qui révèle le caractère le plus problématique de la FATCA. Ces personnes, souvent citoyens français nés aux États-Unis et ayant quitté le pays très jeunes, découvrent brutalement qu'elles sont soumises à l'impôt américain en raison de leur nationalité de naissance. Beaucoup ignoraient même leur citoyenneté américaine jusqu'à ce que leur banque française ne leur demande leur numéro fiscal américain.
Face à cette découverte, le dilemme est cruel : Soit ignorer la situation et risquer des poursuites, des restrictions de voyage et des difficultés bancaires, soit régulariser leur situation à grands frais, entre 15 000 et 20 000 euros selon les estimations, pour des démarches complexes nécessitant souvent l'aide de conseillers spécialisés.
La France a tenté de négocier un accord bilatéral en 2013 pour restaurer une coopération plus équilibrée, mais la réciprocité reste incomplète; la France partage massivement ses données, pendant que les États-Unis ne restituent que des informations très partielles.
L'Europe doit se réveiller
Face à cette offensive juridique, nos "statuts de blocage" et autres contre-mesures se révèlent largement inefficaces. La loi française de 1968, censée protéger nos entreprises, manque de sanctions crédibles et d'application cohérente. Les entreprises préfèrent souvent payer les amendes américaines plutôt que risquer de perdre l'accès au marché américain.
Il est temps de passer d'une posture défensive à une stratégie offensive.
Cela passe d'abord par le renforcement de nos instruments juridiques, la modernisation de nos services de renseignement économique et le développement des équivalents européens aux institutions américaines.
Le grand écart du renseignement économique
Avec un budget de renseignement de 68 milliards de dollars en 2014, les États-Unis consacrent cinquante fois plus de ressources que la France à leurs services de renseignement.
Même rapporté au PIB, l'effort américain reste sept fois supérieur au nôtre. Cette disproportion révèle un déséquilibre stratégique majeur qui explique en grande partie la domination juridique américaine sur l'économie mondiale.
En matière de renseignement économique spécifiquement, le fossé est vertigineux. Les services français DNRED (Direction Nationale du Renseignement et des Enquêtes Douanières) et TRACFIN emploient environ 800 agents avec un budget d'à peine 60 millions d'euros, soit 5% du budget français total de renseignement déjà modeste.
Face à eux, l'Office of Foreign Assets Control (OFAC) dispose de 200 agents et d'un budget de plus de 30 millions de dollars pour la seule surveillance des sanctions, tandis que le FBI mobilise 800 agents sur la corruption internationale, avec l'appui des services de renseignement comme la NSA.
Pour rééquilibrer la donne, l'Europe doit impérativement renforcer ses capacités :
- Augmenter les budgets,
- Améliorer la coordination entre services,
- Faire du renseignement économique une priorité politique claire,
- Envisager la création d'un OFAC européen.
- Promouvoir l'usage international de l'euro pour réduire notre dépendance au dollar,
- Harmoniser nos régimes de sanctions.
Et pourquoi ne pas utiliser l'OMC pour contester ces pratiques qui faussent la concurrence internationale ?
Pour une souveraineté juridique européenne
L’heure n’est plus à l’indignation, mais à l’action. `
Ne nous y trompons pas; cette bataille juridique est aussi une bataille pour l'avenir de nos relations transatlantiques. Les États-Unis sont et resteront nos alliés, mais cela ne doit pas nous empêcher d'exiger un traitement équitable et respectueux de notre souveraineté.
L'extraterritorialité américaine révèle une vision unilatérale du monde que nous ne pouvons accepter. Face à cette dérive, l'Europe a les moyens de faire entendre sa voix, à condition d'en avoir la volonté politique.