Les traducteurs littéraires n’existent pas. C’est souvent ce que l’on pourrait penser en voyant la presse, les critiques littéraires, les couvertures de livres… On pourrait penser que les livres sont écrits dans toutes sortes de langues différentes comme par magie, en claquant des doigts, écrivait le Conseil Européen des Associations de traducteurs Littéraires (CEATL) en aout dernier.
A chaque rentrée littéraire, beaucoup de lecteurs ne prennent aucun risque et se ruent vers leurs auteurs « préférés ». La quatrième de couverture, le titre, l’auteur, il y a beaucoup de façons d’entrer dans un livre mais quelle est la place des traducteurs dans le choix des lecteurs ? Début septembre les éditions Zulma publiaient Love is power ou quelque chose comme ça, un recueil de nouvelles de l’auteur nigérian Igoni Barrett, et si ce recueil est une belle première pour le jeune auteur c’est qu’il est merveilleusement traduit par Sika Fakambi. Désormais, le nom de la traductrice franco-béninoise suffirait presque à l’achat d’un livre, même quand l’auteur est inconnu et force est de constater que souvent, l’on fait de belles rencontres.
En 2014, sa traduction de Notre quelque part du ghanéen Ni Ayikwei Parkes, lui avait valu les Prix Laure Bataillon et Baudelaire. Ses traductions sont remarquables car elles se lisent avec les oreilles autant qu’avec les yeux et peu importe qu’on n’ait eu le temps de jeter un œil à la version originale. Sika Fakambi réussit à faire entendre les langues vernaculaires d’Afrique occidentale, chacune de ses traductions est comme une épopée linguistique.
Love is Power, ou quelque chose comme ça est un recueil de neuf nouvelles qui nous plongent dans un pays en pleine mutation. Les choses vont très vite à Lagos. Dans chaque texte, le compte à rebours est lancé, les décors s’effritent et les masques tombent. Façon Charles Dickens, Igoni Barrett, un des tenants de cette nouvelle génération d’auteurs nigérians, choisit ses personnages parmi la population la plus dégradée d’un Lagos en ébullition, une population en contact brutal avec la réalité, la misère, la violence morale ou sociale, les mauvais traitements, la maltraitance d’enfants adultes avant l’heure. La lecture de ces textes est douloureuse, révoltante, drôle. Parfois les nouvelles commencent par la fin et finissent mal. Igoni Barrett, dans ses pérégrinations, ne perd jamais le fil du récit, on s’accroche à des histoires qui brûlent par les deux bouts.
La nouvelle Chasseur de rêves raconte le quotidien du jeune Samu’ila, qui, au lieu d’emprunter le chemin de l’école, passe ses journées au cybercafé à multiplier les onglets sur son écran autant que les rôles : une fois celui d’une veuve en manque d’amour, une autre celui « d’une jeune mozambicaine de quinze ans, vierge et disponible » dans l’espoir d’un avenir meilleur. La forme d’un cercle parfait est une enquête violente et sulfureuse brillement séquencée en dix parties.
Il y a peut-être chez Igoni Barrett une influence faulknérienne dans la façon de traiter la violence. Les personnages peuplant les nouvelles sont des ventriloques agités par la fureur, des êtres qui, dans leur touchante naïveté, ne trouvent plus vraiment leur place dans ce concert de violence. Une bande de jeune tabasse puis lapide une vieille folle dont les cris d’atroce souffrance déchirent l’air de la ville. Une mère trop portée sur la boisson lacère son petit. Un mari bat sa femme dès lors qu’il endosse son uniforme militaire.
Igoni Barrett écrit depuis l’intérieur du ventre de la ville, l’intérieur du go slow
. Il laisse voir l’intérieur des corps, l’intérieur de cette classe moyenne nigériane en pleine ascension. La traduction de Sika Fakambi aborde en filigrane la question de l’entre-langue. Elle est respectueuse dans le sens où elle résulte d'un travail anthropologique autour du langage, sur la réappropriation des gestuelles et des idiomes, sur le déplacement permanent d'une langue difficilement saisissable. On se plait à retrouver dans cette traduction, la richesse linguistique qui a permis le succès de Notre quelque part et l’on ne peut s’empêcher de rire en tournant les pages de ce recueil. On rit satisfait d’entendre que Sika Fakambi l’a encore fait, qu’il reste dans son travail quelque chose d’impertinent, elle ose, jusqu’à la limite de l’admissible.
Toi là écoute-moi et écoute moi bien, faut pas venir mettre ta bouche gâtée dans l’affaire ooo L’usage parfois intempestif de parasites linguistiques propres
au continent « seulement », « là » « même » ne sera pas un obstacle pour le lecteur dont l’oreille n’aurait pas été amusée par la sonorité du français d’Afrique de l’ouest.
A-t-on le « droit » d’écrire dans « cette langue-là » ? Sika Fakambi innove car, sans doute, l’oralité des textes qu’elle traduit s’y prête. Les chemins pluriels qu’elle emprunte pour atteindre la langue bouleversent sans cesse la frontière entre oralité et littérature. Ses œuvres offrent une autre façon d’envisager la littérature. S’il y a des auteurs qu’on aime suivre c’est aussi parce qu’ils sont merveilleusement portés par leur traducteur. Pourvu que la collaboration entre la jeune traductrice et Zulma dure.
Notre quelque part, Ni Ayikwei Parkes traduction de Sika Fakambi, Zulma, 2014.
Love is power, ou quelque chose comme ça, Igoni Barrett, traduction de Sika Fakambi, septembre 2015, Zulma, 22 euros.