
Agrandissement : Illustration 1

Les promoteurs du nucléaire entretiennent avec soin une confusion entre « électricité » et « énergie », la première n’étant en fait qu’une composante de sa seconde. Ainsi en France, on entend souvent que le nucléaire produirait plus de 70 % de l’énergie. C’est bien sûr faux. Le nucléaire produit environ 70 % de l’électricité, mais seulement environ 17 % de l’énergie consommée dans le pays. Ce n’est pas du tout la même chose.
Quand on décompose les sources de production d’énergie en France on se rend compte que les renouvelables produisent environ autant que le nucléaire, et que le pétrole, le gaz et le charbon correspondent encore à 66 % de notre consommation finale. Ces énergies fossiles servent dans les transports, l’habitat, l’industrie…

Agrandissement : Illustration 2

Beaucoup de politiques proposent de basculer vers l’électrique, surtout à droite et à l’extrême droite. Mais qu’est-ce que ça impliquerait en termes de production, surtout si ce passage des fossiles vers l’électrique devait se faire en s’appuyant sur le nucléaire. En d’autres termes, combien de réacteurs nucléaires faudrait-il construire pour que le nucléaire remplace les fossiles ?
La question n’est pas de pure forme et elle est même balisée dans le temps. En effet, par l’Accord de Paris sur le climat en 2015, la France s’est engagée à diviser par deux ses émissions de CO2 fossile d’ici 2035, pour attendre la neutralité carbone d’ici 2050.
La réponse au nombre de réacteurs est complexe
De fait, plusieurs de paramètres interviennent, dont l’existence d’autres gaz à effet de serre que le CO2 et l’évolution de la consommation. En se concentrant sur ce seul gaz et en supposant que la demande reste stable, on peut néanmoins esquisser des ordres de grandeur.
Si les nouveaux réacteurs avaient la puissance moyenne actuelle (1080 MW), il faudrait construire environ 215 réacteurs d’ici 2050 pour remplacer les énergies fossiles, soit environ 107 d’ici 2035 et 108 nouveaux entre 2035 et 2050. À ces 215, il faudrait ajouter ceux nécessaires pour remplacer le parc nucléaire actuel qui, même s’il peut-être prolongé de 25 ans (ce qui n’est pas garanti), sera obsolète en 2050. Cela signifie qu’il faudrait construire 56 réacteurs de plus, soit 271 réacteurs en tout d’ici 2050.
Si tous les nouveaux réacteurs devaient être des EPR2, avec une puissance plus élevée (1670 MW), il faudrait quand même construire au moins 140 nouveaux réacteurs, pour remplacer les fossiles d’ici 2050 (dont 70 d’ici 2035). Mais il faudrait comme dit précédemment remplacer le parc actuel en fin de vie, ce qui nécessiterait 36 EPR2. En tout, il faudrait donc construire environ 172 EPR2 d’ici 2050.
Ces derniers chiffres sont les plus « optimistes ». De fait, une partie des réacteurs pourraient être des SMR, les petits réacteurs modulaires dont la puissance va de 20 à 300 MW, soit cinq fois moins que les EPR2 pour les plus puissants. Si la moitié du parc devait être constituée de SMR, il faudrait construire d’ici 2050 : 86 EPR2 et 478 SMR (de 300 MW), soit un total de 564 nouveaux réacteurs nucléaires, en mixte EPR2-SMR.
Qu’est-ce qui est prévu actuellement ?
Tout d’abord, il faut préciser que les EPR2 comme les SMR en sont encore au stade expérimental. Aucun des deux n’a prouvé qu’il pourrait fonctionner sur une base industrielle. Quand on voit l’échec des surgénérateurs (type : Superphénix) partout dans le monde dans les années 1980-1990 et les retards pris par les premiers EPR (Flamanville, Olkiluoto, Hinkley Point), il y a de quoi s’interroger sur la capacité d’EDF à tenir les délais.
Cependant, même en écartant ces réserves, ce qui est actuellement prévu par le gouvernement Macron est de construire 6 EPR2, et éventuellement 8 de plus (annoncés par le président à la mi-juin 2024 si son parti restait au pouvoir, ce qui n’est plus guère envisageable après le 1er tour des législatives du 30 juin).
La gauche n’a pas tranché sur la question. En revanche, le Rassemblement National (RN) se veut encore plus proactif envers le nucléaire que Macron, avec le projet de 10 EPR1 et 10 EPR2 soit 20 réacteurs nucléaires d’ici 2040.
Ces chiffres sont totalement irréalistes, tant d’un point de vue technique que financier. La France via EDF n’a pas la capacité de construire autant de réacteurs en 15 ou 25 ans. EDF, qui a pourtant tendance à se présenter sous le meilleur jour, reconnaît qu’au mieux 6 EPR pourront être construits d’ici 2050, 2 pour 2040, 2 autres d’ici 2045 et 2 encore d’ici 2049. Cela ne permettrait de réduire notre dépendance aux énergies fossiles que de 2 ou 3 %.
En tout état de cause, que ce soit les 6 réacteurs « très optimistes » d’EDF en 2049 ou même les 20 réacteurs irréalistes du RN, on est très loin des 172 réacteurs qui seraient nécessaires pour obtenir l’autonomie énergétique et respecter l’Accord de Paris à l’horizon 2050. Quant à la nécessité de diviser par deux les émissions de CO2 d’ici 2030, le nucléaire est incapable d’y contribuer.
Il faut aussi évoquer la question des coûts.
Alors qu’EDF est très gravement endettés (plus de 50 milliards d’euros en 2024), la facture des 6 nouveaux EPR a été réévaluée à plus de 67 milliards d’euros (+30 % en deux ans). Si les dérapages atteignent ceux de l’EPR de Flamanville (coûts multipliés par six depuis le début du projet), le coût de ces 6 EPR2 expérimentaux pourrait même monter à 300 milliards, rien que pour la construction.
Sur ces bases, construire 172 réacteurs EPR2 pourrait coûter entre 1 920 (si les coûts sont tenus) et 11 520 milliards d’euros (si les dérapages atteignent ceux de Flamanville). Quand on sait que la dette totale de la France s’élève déjà à 3 000 milliards, cela signifie que vouloir fonder l’autonomie énergétique de la France sur le nucléaire augmenterait de manière colossale (voire abyssale) l’endettement national, avec des conséquences particulièrement graves sur l’ensemble de l’économie.
Un tel projet est d’autant plus irréaliste que, dans la mesure où ces réacteurs sont encore au stade expérimental, rien ne garantit qu’aucun d’entre eux sera opérationnel en 2050.
Si c’était le cas, la France se retrouverait alors dans une situation hypercritique, avec son parc actuel de centrales nucléaires obsolètes à démanteler, pas de nouveaux EPR, et la nécessité d’arrêter les fossiles, au risque de continuer à augmenter le réchauffement climatique planétaire.
Les déchets et bien d’autres soucis
On pourrait réfléchir à beaucoup d’autres soucis, comme par exemple la quantité de déchets que cela occasionnerait. Actuellement en France, l’enfouissement des déchets nucléaires dangereux pour au moins trois siècles correspondrait à l’équivalent de deux pyramides de Kheops (et pas d’une piscine olympique comme disent certains). Avec le projet d’enfouissement actuel (Cigeo), une très faible portion (moins de 1 %) de cela peut être stockée en sous-sol. Il n’y a de réelle solution pour le reste. La construction de 172 nouveaux réacteurs en France porterait le volume des déchets nucléaires dangereux à plus de cinq pyramides de Kheops.
Il faudrait aussi évoquer l’augmentation du risque d’accidents ; les réserves limitées d’uranium au niveau mondial ; l’intermittence croissante des centrales nucléaire en raison des canicules ou des inondations ; le casse-tête d’où installer ces 172 réacteurs (voire ces 271 réacteurs) sur le territoire national…
À quand un vrai débat sur l’énergie en France ?
Bref, pour en revenir au début, c’est en jouant sur la confusion électricité/énergie, et en entretenant le flou sur les données concrètes, que certains parviennent à faire croire que miser sur le nucléaire serait une option viable pour les besoins énergétiques français et pour respecter nos engagements climatiques.
A contrario, tout cet argent qui risque d’être englouti (avec un impact désastreux sur l’économie et le pouvoir d’achat) pourrait être utilisé de manière bien plus sûre et plus rapide, notamment pour respecter l’engagement de diviser les émissions de CO2 par deux d’ici 2030. Il existe pour cela des technologies renouvelables peu coûteuses, mais aussi des possibilités dans les domaines de l’isolation thermique et des économies d’énergie.
Ne serait-il pas temps d’avoir un vrai débat sur l’énergie en France, afin de prendre des décisions fondées sur des chiffres et projets sérieux, et de ne pas mettre en péril l’avenir des citoyens actuels et futurs ?