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Billet de blog 25 mars 2023

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UN JOUR, NOUS RASERONS LES MURS

Ce matin, comme tous les dimanches parisiens, je me rends au marché. J'aime déambuler dans cette halle née des années quatre-vingt du… dix-neuvième siècle. Une année où le chagrin le disputait à l'espérance: Pasteur pratiqua la première vaccination quand le père de Gavroche tirait sa révérence.

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Illustration 1

UN JOUR, NOUS RASERONS LES MURS

Ce matin, comme tous les dimanches parisiens, je me rends au marché. 

J'aime déambuler dans cette halle née des années quatre-vingt du… dix-neuvième siècle. Une année où le chagrin le disputait à l'espérance: Pasteur pratiqua la première vaccination quand le père de Gavroche tirait sa révérence.
C'est une halle battant pavillon Baltard, faite de fonte, de fer et de verre. Elle s'élève sur un soubassement en briques cuivrées aux reflets aurifères quand le soleil est rasant. 
 
J'aime l’agitation et la vie trépidante qui y règnent. Les regards belliqueux et les cils barricades tombent au seuil de cette lumineuse et truculente caverne qui vous met dès petit matin sur le fil des sens: un signifié pour quelques ivresses en partance. 
Lors de mes lointaines pérégrinations, ces halles-là sont autant de Mecque à moi: le bâton de pèlerin en main, je m'y rendais au pied levé pour prendre le pouls de la cité!

En ce début de journée, par un heureux hasard, un soleil non coutumier vint perturber le maître des horloges et éloigner les grincheux et autres rossards. Un instant de grâce plein de promesse: le Kairos! Le corps sans laisse s'exhibera en offrande à sa généreuse précocité qui  au retour, réparera les stigmates des fièvres du samedi soir. 

En route vers cette halle à deux pas de chez moi, à mi-chemin de ses étals et de mes grivoises pensées, je croise en émoi des minois fraîchement voilées. 

Et, ressurgit un pan de mon passé. 

Je suis à l'EPAU! Jeune étudiant fringant de l'École Polytechnique d'Architecture et d'Urbanisme d'Alger. Un titre redondant? Pas que…De nos jours, que d'enseignes parisiennes et anglo-saxonnes affichent pour peu des EpOdiplômés, au grand dam de la veuve abandonnée. 

Ah ! C'était une haletante halle du gai-savoir, ode à la vie et à la nonchalance, où le dur apprentissage le disputait à l'engagement solidaire quasi sacerdotale tant, tout était à ré inventer et à ré enchanter dans cette jeune contrée. Un bouillon d'archi'Polit'ulture que cette école. Nous descendions pour beaucoup d'entre nous de nos hautes montagnes, persuadés que dieu était désormais mort!
 
Te souviens-tu ami de ces longues nuits passées à refaire le monde? Je te disais:
- Faisons-nous raison d'une coupe de vin, ne cherchons jamais à avoir raison sur l'autre! Et trinquons à la santé du monde.

Nous étions jeunes, belles et beaux et la tête lestée des rêves les plus fous…

Dans cette école, les journées étaient fugaces. Elles nous filaient entre les lignes et surchargeaient nos besaces du temps qui passe. Pour compenser les heures fuyantes, nous attelions la charrette du jour finissant à la grâce de la nuit naissante, jusqu'à épuisement:
-  Hue da qui peut et qu'importe pour nos éphèbes carcasses, disait l'autre!

L'autre, c'était le jour d'après et les nuits passantes, quand nous nous retrouvions dans les ateliers en béton brut, arcboutés sur nos tables grinçantes autour des patios vitrés, l'hiver transis de froid. Un froid aimant qui nous collait à la peau et rapprochait irrésistiblement nos jeunes corps, laissant des traces de brûlures vives au levant.  
Des petits matins qui laissaient planer une odeur sombre et tenace, faite de nuits blanches, de pages rances. Une lie, mélange gluant de marc de café et de poudre de graphite; des filets d'encre de chine séchée, logés dans l'hyponychium des ongles jusqu'aux commissures des lèvres et des moindres replis. Et quelques débris de gomme, la faucheuse à dessein, telle cette lame byzantine qui un jour mutin emporta un camarade à jamais: (1)
- Odieux, Ô Dieu! Était-ce ta volonté ou la main du diable?  

Ces laborieuses heures nocturnes étaient aussi un somptueux paravent pour les belles de nuit qui y retrouvaient leur cour du jour au nez et à la barbe des patriarches occupés à huiler leur drue moustache en branlant l'éternel chapelet autour du thé rédempteur:
- Humm! Nous les roulons et alors, Wach? Circulez, makach! Rien à voir.

Ainsi passaient les Charrettes, entre douceurs et ardeurs. Quant au bout de ces convulsives nuits, monteraient de leurs profondeurs, les premières notes lancinantes du trombone d'Ali que de gutturales voix sur leur fin, reprenaient avant de succomber en hallali. Et que je me souvienne, était ma guitare conquérante, mon second Té (2), mon guide pour cheminer sur le fil rouge qui mène aux cœurs battants des bacchantes.
Sans relâche, sur le gué, le jour et la nuit se passaient le relais. Tandis que cahin-caha, certaines charrettes cahotaient sur les caillouteuses lignes d'arrivées à l'heure des yeux exorbités et des mines fracassées...Des petits matins où seuls, survivaient les traceurs de fond.
- Rien ne sert de courir, il faut prendre son pied, disait notre poète.

A chaque nouvelle rentrée universitaire, les anciens se montraient un brin condescendant sur la fraîcheur des fraîchement arrivés en leur conseillant d'en profiter vite et bien, avant que d'être usés sur les tortueux chemins et les impossibles raccourcis vers d'autres lendemains: car à l’aune du précieux sésame, se mesureraient les indélébiles "flétrissures" des jeunes âmes. Et nul répit pour les geignards. 
Midi passé de quelques mesures, l’heure du déjeuner! Humm …vite, avant la razzia sur le fameux casse-croute "Da Saïd" de la cafétéria. Il portait bien son nom, il avait ringardisé le resto U sur son chemin: un subtil panaché de viande bovine hachée, œuf, oignons, herbes de la montagne et des hauts plateaux, délicieusement mijotés sur une plancha, le tout ardemment saupoudré d’épices életrolysantes. Nous nous retrouvions vite plein d'entrain, avec guitares et bendirs, sur le gazon acheminé droit du pays du soleil levant qui tapit le sol de cette école à quelques encablures seulement d'un jardin botanique, un des plus beaux du monde, disait-on: le jardin d'essai. Un jardin luxuriant aux milliers espèces végétales, aménagé en l'an trente-deux…du dix-neuvième siècle, deux ans après la reddition d'Alger et une occupation qui s'installait durablement. Une date entre espoir vite réprimé et une catastrophe sanitaire dans la néo métropole: l'insurrection républicaine pour renverser la monarchie de juillet la disputait à la pandémie de choléra qui emportera sans distinction plus d'un. Tandis que les enfumades entraient dans le nouveau lexique colonial de la future Algérie.

Ce jardin vert, butin de guerre, à deux pas de la mer clémence et à deux traverses de l'indépendance, n'aurait donc pas suffi à vêtir de ses atours, le sol de cette école qui se voulait exemplaire sur cette terre encore gorgée du rouge de sa résistance? 

On était une bande de copains déterminés et inséparables. Souvent, à nos kermesses improvisées à l'heure du possiblement réparable, s'invitaient deux personnes étrangères à nos parades. Nous les avions très vite identifiées comme des sujets de la marée chaussée. Nous avions également vite compris que ces deux intrus-là faisaient de cette surveillance leur espace récréatif. Tant, leurs regards inquisiteurs guettaient  fébrilement la brise espiègle et le traître ressac des plis froufroutants qui drapaient de leur légèreté diaphane le tapis vert et les brindilles naissantes des jeunes pousses qui nous entouraient. Elles venaient pour certaines et pour ces occasions, des écoles alentour. Dès lors, nous avions fini par apprivoiser nos deux comparses, à telle enseigne qu'ils nous renseignaient sur les possibles descentes de flics, aux instants où la vie politique s’invitait aux agapes, ce qui était à dire vrai, une de nos activités annexes.

Puis, que dire?…Ces fabuleuses expéditions d'études mixtes, à travers cette vaste contrée. On mettait les voiles dès l'aube, au nez et à la barbe des patriarches occupés à huiler leur drue moustache en branlant leur chapelet autour du thé rédempteur: 
- Nous étions jeunes, belles et beaux et la tête lestée de rêves les plus fous...

Je me souviens encore et toujours de ce voyage initiatique, à la découverte de l'architecture de la vallée du M'Zab, dans le Sud algérien: ce fut une révélation pour nous et un coup de foudre pour moi! 
A quelques six cents kilomètres de la capitale, sur l'interminable route qui mène de la méditerranéen aux confins du désert, une cité majestueuse surgit d'un nulle part: Ghardaïa!  Un miracle spatiotemporel au détour d'un virage. Un mirage dans ce milieu hostile au sol rocailleux et aride où l'eau y est rare et la vie hasardeuse. Le soleil est si brillant que les ombres fuient infiniment sur son passage en quête d'un autre coin d'ombre.

Entre guerre et paix, c'est là, dans cet inhospitalier environnement que les mozabites en ce début de l'onzième siècle, choisirent d'y planter leur bâton. Après bien des années d'errance, à l'abri des regards malveillants et des convoitises qu'attisent les fastes et rutilantes Cités. Les Mozabites avaient choisi la sobriété de vie comme garantie de leur liberté. (3)
Ils y créèrent la pentapole du M'zab, une alliance de cinq cités à l'architecture dépouillée ô combien édifiante où trône en humble reine, la sage Ghardaïa, la première née. Aux pieds de ces Cités parcourues de ruelles étroites qui montent en lacis de la source au firmament, enlaçant au passage les maisons insoumises au cœur à ciel ouvert qui leur tournent le dos et qui se jouent de l'implacable soleil, draguant ses vertueuses lumières tout en repoussant courtoisement ses vagues caniculaires…aux pieds de ces Cités coulent de luxuriantes vallées: les palmeraies! A l'ombre des palmiers, s'étalent d'insoupçonnables vergers, des senteurs de jasmin et quelques effluves de méditerranée pourtant si lointaine. L'eau rare, de digues en ruisselets, ruisselle, puis y goutte-à-goutte et y roucoule joyeusement dans ces jardins, grâce au génie de l'homme de paix.
C'est au pied de Ghardaïa, dans ses luxuriants jardins que nous avions élu domicile durant notre séjour, dans une de ces maisons qui servait de repli quand les ruelles de la Cité capitulent face aux attaques répétées des torrides étés.

Et la nuit venant, après les studieuses déambulations quand vint le repos du guerrier et des cœurs vaillants… je campe dans tes yeux. Bon dieu! Ce regard de braises sourdes qui prolongeait le feu terne de l'étoile errante qui file ses adieux au ciel qui paresse. Et quand soudain vint le chant du muezzin qui va, puis qui retint nos ardeurs sur lesquelles soufflent l'aube naissante et ses arabesques douceurs, tu ne cessas de te répandre:
- Le paradis, c'est maintenant, c'est ici! 

Subjugué par leur savoir-faire collectif et leur leçon d'architecture (4), j'étais persuadé que, l'heure venue, au bout des flétrissures et du précieux sésame, je serai de retour pour vivre parmi ce peuple bâtisseur qui a définitivement enterré la hache de guerre. 
Il y avait également ce voyage aux balcons de Ghouffi, ces canyons rouge et sang. Un site majeur, magistral et majestueux de ce que la nature et les berbères autochtones de la région ont su produire en harmonie. 

Toujours jeunes, belles et beaux et la tête lestée de rêves les plus fous...Nous filions dès l'aube naissante au nez et à la barbe des patriarches occupés à huiler leur drue moustache en branlant leur chapelet autour du thé rédempteur.

Lors de notre séjour, le chef du village avait mis à notre disposition une maison dans un hameau déserté par les siens depuis fort longtemps, forcés par l'administration coloniale à rejoindre les centres de regroupement sur le plateau, pour un contrôle efficace des populations.  
Les villages s’accrochaient encore divinement et vertigineusement aux falaises au-dessus de l'Ighzar Amellal, littéralement "gorge blanche", où ruisselle une eau limpide et claire le long de cette palmeraie décaissée, agrémentée de jardins et de vergers. 
Notre Viel hôte au visage sec et buriné, nous rendait visite chaque soir, souvent accompagné par quelques âmes venues du plateau. Il avait cet œil aiguisé de l'aigle protecteur qui veille jalousement sur sa falaise. Conquis par les jeunes fleurs qui ouvraient toute ouïe leurs pétales et leurs cœurs aux heures où la lumière des bougies projetait sur le flanc des murs irréguliers en torchis nos ombres animées, il racontait l'histoire tumultueuse de la région, son savoir-faire, et le devenir de la Contrée. 

Aujourd'hui, le temps est à l'agonie sur ces falaises préemptées par la nature qui avait repris ses droits sur l'œuvre abandonnée. Seules quelques pierres audacieuses se cramponnent encore aux fantômes du passé que charrie la complainte de l'eau qui coule effrontément au fond du défilé. Cependant subsistent quelques bribes du passé de l'autre côté en traversant le gué. Je t'emmenais à travers ces inconsolables ruines, te disant:
- Rallume ta flamme! Ce regard de braises sourdes dont tu as le secret, pour prolonger le feu depuis longtemps terne de ces pauvres âmes. 

Sur la route qui nous ramenait vers la méditerranée, nous avions fait une longue halte dans cette ville de Biskra. Ah, que ne donnerai-je pour revoir les jeunes "Biskries" à bicyclettes, les cheveux dans le vent? Fières descendantes de La Kahena, cette reine berbère des Aurès qui avait fait front aux étranges étrangers venus d'Orient. Un Orient encensé des siècles plus tard par un certain Napo du troisième nom qui voulait réécrire l'Histoire, histoire de le dire.
C'était pas loin de cette cité qu'en l'an six cents quatre-vingt-trois de notre ère, fut tué Sidi Okba Ibn Nafaa, ce général arabe diligenté par les Omeyyades de Damas pour entreprendre la conversion du Maghreb à l'islam. Dans une bataille légendaire, celle de Tahouda – actuelle village Sidi-Okba, son armée fut défaite par celle du résistant Aksil – tigre en berbère, avec la bénédiction de la reine de l'Aurès.
La mémoire amazigh de ces monts Aurèsiens retiendra qu'après la défaite de la Kahena qui reprit le combat face aux hordes d'hommes armées et des tribus affidées revenues à l'assaut, tant de jeunes filles furent déportées en Orient pour servir d'esclaves dans les palais du Califat. (5)

Douze siècles plus tard, dans ces mêmes recoins farouches sonnera le glas de la colonisation. C'était à dix heures du matin, un lundi d'un certain 1er novembre 1954,  un des actes fondateurs du déclenchement de la guerre pour l’indépendance de l’Algérie. (6)

Cette école avait également un esprit frondeur, rebelle et solidaire. 
Je me souviens, c'était la première école, après la mythique Fac centrale d'Alger, à voter une grève illimitée en solidarité avec l'université de Tizi-Ouzou, en grande Kabylie, quand celle-ci fut investie par les forces de sécurité une nuit des années mille neuf cents quatre-vingt: le représentant de l'état (préfet) sous l'injonction du pouvoir qu'il sert, venait d'interdire la tenue d'une conférence sur les contes Kabyles que devait tenir l'écrivain, poète et anthropologue, Mouloud Mammeri. Ce qui déclenchera le printemps berbère.
La grève fut tellement longue et dure, que le directeur de l'école d'architecture, en fin psychologue qu'il était, c’était sa formation, vint un jour à notre rencontre. Il nous demanda de passer le voir dans son bureau. Face à nous, il s’adressa avec son fort accent kabyle, roulant les r:
- La grève est longue, les étudiants s'en lassent. Je pense que les autorités vous ont maintenant entendu. Il est grand temps de reprendre le chemin des ateliers. 
Il ajouta, un brin malicieux, maniant silences et regards fallacieux :
- Je ne vous cache pas que les gendarmes sont passés me voir dans ce même bureau, pas plus tard que ce matin! Ils m'avaient demandé des noms…
Il s'arrêta un instant, pour juger de l'effet de sa fausse confidence. Puis il ajouta mi- sournois, mi- amusé :
- Bien évidemment, je n'ai donné aucun pour l'instant, du moins. 
Silence appuyé:
- Mais… jusqu'à quand ?

Dans cette école, les instants magiques flirtaient avec les charrettes et les engagements politiques. Tant de musiciens et de chanteurs étaient venus nous faire voyager et parfois de loin, de très très loin. De lointaines régions mythiques pour nous qui descendions pour la première fois de nos montagnes. Comme ce groupe venu du fin fond du Kentucky, The McLain Family Band - père, mère et enfants. Même les plus avertis de la musique country peinaient à les repérer dans ce répertoire musicale, pour vous dire. Pourtant, ils firent planer l'emblématique amphi B, rempli à craquer le temps d'une soirée. Et Safy, un homme du cru qui nous revenait comme un OVNI droit des Etats Unis, avec sa musique alambiquée. Et puis, il y avait nous, toujours nous, moi et les autres qui essayons de nous réinventer…

C'était dans cet emblématique amphi B circulaire, où doit planer encore l'ombre du redoutable Uğehane dont une allée de l'école porte le nom désormais: l'allée Ugehane.
C'est une allée protégée par de grands porte-à-faux sur lesquels viennent en articulation s'accrocher de larges dalles bétons sans appuis. Si le béton avait une odeur, cette école sera adjectivisée.
Les annexes exceptées, ces bâtiments étaient l'œuvre esquissée par l'architecte de Brasilia, Oscar Niemeyer. 
Ainsi dénommée, cette allée doit son appellation à la phobie quasi mystique du professeur de mathématiques à vouloir l'arpenter de peur qu'une des dalles ne vienne à se détacher sur son passage et l'écraser.
Il faut dire que notre maître cartésien se méfiait tellement des maîtres d'œuvres de la construction que même ce célèbre architecte ne trouvait grâce à ses yeux. 

Le personnage Uğehane était pittoresque: petit, rond, vieux, le trait jovial, les yeux rieurs et malicieux vous scrutant et vous devinant, excentrique par défaut. Il n'était pas rare de le voir arriver dès potron-minet, affublé de sa cravate à poix noirs, nouée autour d'un col roulé, une large veste où les mains disparaissaient sous d'énormes manches. Le pantalon court, sanglé au-dessus du nombril, laisse apparaître les témoins bruns d'une chair blanche maltraitée par l'élasticité des chaussettes dépareillées. 
Cet accoutrement aussi ridicule s'il en est, finissait par nous impressionner et complète ce personnage énigmatique et complexe, comme toutes ses formulations mathématiques: ce professeur était la bête noire des étudiants.

Notre hantise demeurait le moment de la désignation de celui d'entre nous qu'il ferait monter au tableau pour croiser une asymptote, une parabole ou une hyperbole. Il avait sa méthode pour ce faire, aussi machiavélique que le personnage le laisse paraître. Il passait entre les rangs de l'amphi sphérique en prenant son temps, temps que les étudiants prenaient pour s'invisibiliser, en s'échinant à défaire et refaire les lacets de leurs chaussures pour éviter de croiser son regard. Des secondes interminables que les mouches mettent à contribution! Il traverse, il tourne, il contourne…Il murmure…le pas étouffé. Silence!
Puis d'un coup, vous sentez son index entre vos basses côtes:
- Vous, au tableau!
Et à ce moment-là, vous ressentez comme une injustice et un grand moment de solitude. Tandis que les survivants relevaient la tête en poussant un immense ouf de soulagement, tout en redoutant le prochain cours. Les regards miséricordieux accompagnaient le préposé à l'échafaud.

Atypique, il forçait néanmoins le respect par ses connaissances mathématiques. D'ailleurs, les jeunes professeurs de l'école faisaient profils bas en sa présence: il les avait tous eus dans ses classes à un moment de leurs apprentissages. Il avait en réserve pour chacun d'entre eux une histoire croustillante à raconter. 
Une fois, je le croisai à la non officielle entrée de l'école, celle qu'empruntait tout un chacun. Un passage situé entre les deux amphis à équidistance d'un piquet tordu d'une quarantaine de centimètres, oublié là, témoin de l'an zéro de cette belle et rebelle école d'Architecture. 
Il me demanda:
- Comment se fait-il que je ne vous vois plus à mes cours. 
Je répondis: 
- J'en suis désormais affranchi. J'ai tous mes modules.
Il y en avait quatre de mémoire.
Et lui, roulant les rrrr en bon vieux kabyle, il me répondit : 
- Alors vous, je vous ai rrrrâter"!
Il en va ainsi de ce personnage légendaire redoutablement connu dans la plupart des universités scientifiques d'Alger.

Ainsi défilèrent les jours, les semaines, les mois puis les années. Des jours heureux, des moments de doute, mais qu'importait! La lumière qui nous attire ne peut être fourbe.
Nous étions jeunes, belles et beaux et la tête lestée des rêves les plus fous… et les patriarches toujours occupés à huiler leur drue moustache en branlant leur chapelet autour du thé rédempteur.

Quand vint ce jour fiasco ! 

Cela s’est passé au resto de la cité U. On sentait depuis un moment comme un malaise, une tension, une agitation frénétique à l'intérieur de l’enceinte universitaire. 
Pendant que nous cultivions notre nonchalance et notre engagement à gauche, d'autres fourbissaient leurs muscles qu'ils ne tarderont pas à exhiber: sournoisement, la bête immonde creusait son nid!

Le groupe musical "Tafat" – lumière, mon groupe, devait se produire cette après-midi-là au resto U détrôné, souvenez-vous, par le casse-croûte "Da Said"! Nous venions de démarrer le tour de chants, quand une bande de jeunes excités armés de couteaux commençait à nous narguer, assis à même la scène. Puis, des bagarres par-ci, par-là, éclatèrent dans la salle! On dut l'évacuer et la fête fut annuler. D’aucuns pensaient que c'étaient des jeunes voyous en errance. En réalité, c’était le culturicide programmé qui se mettait en marche. 
Entre temps, les vétérans de la guerre d'Afghanistan étaient rentrés dans la Contrée, le torse gonflé de la victoire sur la surpuissante armée de feu l'Union Soviétique: on les appelait les Afghans, ils montraient leurs muscles à chaque occasion qu'ils ne cessaient de susciter. L'Algérie était aux abois. Un dictateur venait de mourir. La rente attisait les convoitises jusque-là contenue dans un parti unique.

Chaque rentrée universitaire, les islamistes instrumentalisés par un système politique moribond qui appréhendait la montée du mouvement démocratique, infiltraient les puissants comités universitaires qui étaient jusque-là entre les mains des progressistes laïques. C'était lors d'une de ces élections pour leur renouvellement qu'un étudiant sera lâchement assassiné sous les cris de Allah u akbar, passé symboliquement par le sabre: il s'apprêtait à afficher un appel à la tenue d'une assemblée générale dans l'enceinte de la Cité universitaire, sur les hauteurs d'Alger.

Il faut dire que SIDI OKBA que l'on croyait mort à jamais, tué par le tigre Aksil dans les Aurès, nous est revenu par l'omniprésente Damas et par la grande porte. L'idéologie panarabiste née en Syrie va trouver en Algérie des alliés de poids au sein du pouvoir politique et paradoxalement, chez les islamistes: Les arabisants utilisaient la religion pour arabiser, les islamistes la langue pour islamiser!
Quand commencèrent à nous parvenir ces lettres manuscrites à l'encre rouge, au nom de Dieu, nous sommant d'arrêter nos intermèdes agapes musicales et de cesser de répandre la mixité joyeuse, ce mal occidental, sur le gazon de l'école, ce gazon acheminé du soleil levant. Nous ne reverrons plus nos anges gardiens, le gazon avait perdu de sa magie. 

Vint la rentrée universitaire qui vit les premiers voiles faire leurs premiers pas dans notre école. C’était nouveau et les personnes qui les portaient, vivaient  en marge et rasaient les murs! 
En tout cas, voilà des certaines pour qui, à l’aune du précieux sésame, il serait difficile de mesurer les flétrissures.

Puis il y eut ce jour, pas comme les autres par son ampleur et sa soudaine apparition dans ce paysage qu'on pensait en voie de sécularisation. Toute une ville qui, outre l'Ecole d'Architecture, abritait l'Ecole Polytechnique, les Ecoles Nationales d'Agronomie et Vétérinaire, l'Ecole Supérieure d'Informatique, pas loin l'université de technologie de Bab Ezzouar... toute une ville fut réquisitionnée par des hordes d'hommes étranges, venues d'un autre siècle. Ils étaient des centaines, peut-être quelques milliers, chargés de suffisance et d'arrogance, habillés de circonstance, à se pavaner dans les rues interdites pour l'occasion, aux véhicules et aux femmes! 
Je me souviens encore et toujours de ce jour, quand notre ami bistrotier de la ville est venu à notre table pour nous dire:
- La rue devient inhospitalière. Il faut quitter les lieux.

Nous étions sortis en rasant les murs. Cette après-midi-là, on avait projeté sur la voie publique, en plein air, le film "E rissala", le messager: la vie du prophète.

Nous étions alors quelques-uns à redouter le pire. On nous rétorqua :
- Vous êtes dans le délire. Cette contrée est la Mecque des révolutionnaires. Une halle forgée dans le fer rouge de la résistance.

Pendant ce temps, l'immonde bête à l'étroit débordait ses sanctuaires, déployait ses bras, bouchait les artères de la ville et des détroits. C'était la mort cérébrale, la naissance de l'homoncule! 

Les salles de prière devenaient des arènes idéologiques et des prétoires où paissent les futurs égorgeurs. On y désignait à la vindicte les cibles du jour. Les sorties de prière d'une foule galvanisée devenaient une prolongation pour répandre la haine dans la rue. Les restaurants étaient sommés de prohiber les boissons alcoolisées. Les femmes en jupe sont admonestées et appelées à préserver leur honneur en cachant les parties dénudées de leur peaux, les yeux en sortent épargnés.  Les salles de spectacles, théâtre, cinéma… se bazardaient. Elles tombaient en disgrâce sous les coups de butoirs d'une jeunesse en ruine. 

Jour après jour, l'encre acre de nos charrettes vagabondes abdiquait face à la faucheuse gomme furibonde. Le couteau du peintre cédait face à celui du boucher. S'ensuivit l'interminable nuit des longs couteaux et de ses roitelets. 

L'Ecole d'architecture d'Alger payera au plus coûtant le prix de ses libertés et de ses engagements: des professeurs furent  lâchement assassinés, devant leurs étudiants!

Le soleil de cette Contrée était si éclatant que les gens ont préféré retourner dans leur tanière. 

Ce dimanche matin, dans mon quartier parisien, je me rendis au marché. En marche vers cette halle à deux pas de chez moi, à mi-chemin de ses étals et de mes grivoises pensées, un crissement de pneus et une odeur de gomme brulée…me tirèrent brutalement de mon passé.
Et voilà que je me surprends à me répéter ce que des années plus tôt, sous d’autres cieux, je me disais: 

- C'est dur! Un jour, il va falloir encore raser les murs!

© Yha

(1) Ce lynchage odieux lors d'élections d'un comité universitaire: c'était à Alger en...1982!
Le 02 novembre 1982, les extrémistes islamistes algériens inauguraient la 1ère de leur série noire en assassinant à coups de sabre dans l'enceinte universitaire de Ben Aknoun sur les hauteurs d'Alger, un jeune étudiant militant de gauche, démocrate et "berberiste". Un crime odieux, laissé faire par les autorités algériennes de l’époque. Il avait tous justes 20 ans.
Son tort, avoir placardé des affiches qui appelaient les étudiants démocrates à la mobilisation en vue de l'élection du Comité de la Cité Universitaire; élection qui est devenue un enjeu majeur disputé par les islamistes qui voulaient faire main basse sur ces puissants comités universitaires pour propager leur funeste idéologie.
La veille de son assassinat, Kamel Amzal avait reçu une lettre de menace glissée sous la porte de sa chambre. Il n’avait pas cédé à la peur: il le payera de sa vie!
Dans les cités universitaires algériennes, peu à peu les islamistes vont prendre le pouvoir de ces comités universitaires: les activités cultuelles remplaceront les activités culturelles. Les salles de prière et les salles de sport de combats vont proliférer.

(2) Un Té est un outil qui, sur une planche à dessin, sert à tracer des lignes horizontales et parallèles. Combiné à l'équerre, il permet de tirer des lignes perpendiculaires et obliques.
(3) Sur leur trace, la destruction tout au commencement du dixième siècle de la rutilante Tahert – la lionne en berbère, leur capitale, celle de de l'état Rostomide, à l'Ouest d'Alger, à quelques deux cents kilomètres de la méditerranée
(4) Une réponse architecturale qui a subjugue plus d'un maître d'œuvre. L'Imam de la mosquée de Sidi-Brahim gardait jalousement dans la poche gauche intérieure de sa djellaba, une carte postale écrite des mains épris du Corbusier. Une leçon d'architecture qui marquera une de ses œuvres, la chapelle de Ronchamp en Haute-Saône, rendant ainsi hommage à ce peuple bâtisseur qui a écrit une page d'architecture faite de simplicité, de sobriété et d'élégance. Une architecture lumineuse et sensuelle, une symphonie de couleurs et de texture, aux lignes pures.  

(5) Pour les populations défaites, il restait le choix entre embrasser la religion, être réduit à l'esclavagisme ou demeurer dimmi pour les gens des autres livres sacrés, astreints au paiement d'un impôt de capitation en échange d'une jouissance de la liberté religieuse, de la garantie de leur personne et de leurs biens.

(6) L’autocar Berliet GLC qui reliait Biskra à Arris, s’était arrêté net dans les gorges de Tighanimine (roseaux). Un barrage avait été dressé par un commando de maquisards. Le caïd d’un village voisin et ancien capitaine de l’armée française avait essuyé une rafale alors qu'il descendait du bus. Guy Monnerot, 23 ans, instituteur, était touché à la poitrine et sa femme Jeanine, 21 ans, grièvement blessée.

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