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Trente minutes de pause et pas une de plus, avant de se remettre à l’œuvre.
Exécutions!
Un portillon ouvert sur une contre-allée en lacets, bordée de rangs arasés de romarin et de lavandes fleuries. Au milieu, trône un kiosque à musique abandonné aux feuilles mortes.
Plus loin sur la gauche, un plan d’eau aux reflets nacre et bleu du ciel qui s’y étincèle en menus milliers d’éclats frêles, chevauché par d’épais crins de feuillages et de floraisons, plongeant leurs racines dans ses profondeurs intimes, qu’une araignée aquatique en chasse fait frissonner.
Tout au fond du square, en quête à l’écart, un banc en bois vieilli par le temps qui sommeille au soleil du midi et qui attend les passantes ou de probables amants: je m’y rends.
Avant de m’y poser, je fais un tour du décor pour m’assurer de la sérénité des lieux. Pas de chiots, pas d’enfants. Je lève les yeux sur les cimes qui ronronnent, je prête l'oreille la plus fine: nulle agitation. Je tends l’autre, l'œil vif en veille: pas un piaf, ni dans les branchages, ni dans les buissons, encore moins à l'horizon. Seules présences persistantes, ces effluves méridionaux qui ravissent mes narines, transportées par l'évanescent air chaud d’un été convoqué prématurément.
Heureux, je suis en voie de l'être!
Trente minutes moins une devant et puis moi, la banquette, le silence et l’inaccessible Phébus pour réchauffer et revigorer mon corps et le reste de ma journée.
Du bout des doigts, je caresse dans le sens du fil les lignes polies par le temps de l'hôtesse au cœur encore tendre, plutôt trois fois qu’une, pour pister quelques vilaines aspérités. Puis, je quête l’angle d’exposition optimale et le profil à offrir au sublime, au merveilleux et rayonnant ami fidèle. Le droit conjoncturellement s'impose, mais… je ne sais trop pourquoi, l'autre s’interposa!
Ah... que de bonheur, que de bienfaits! Sans contrat, sans facture à payer. Le corps seul roi investi d’un démiurge flatteur.
Je m’allonge sur le banc. Son cœur bat à nouveau. Le pied droit replié au repos contre le dossier pendant que le pied gauche « se désinvolte » sur le côté.
Je pose ma nuque dans le creux de mes paumes jointes. Le torse bombé, j'inspire profondément, clos mes paupières en expirant progressivement lentement… débute alors l’apaisante descente dans les tréfonds de mon bien être.
Mon corps langoureusement se travestit en lis que son ingénue âme drape de sa légèreté diaphane. Il plane en surface, sur les eaux supérieures et s’évapore au contact des rayons berceurs.
Les secondes égrènent mes rêveries délicieusement tumultueuses. Du lointain qu’ils pouvaient, surgissent et dansent en boucle, des fantômes hardis et familiers qui se fondent dans le halo du spectre qui ébrase mes persiennes closes, avant de tout recommencer.
Les minutes cumulent les secondes, les secondes comptent les silences, le silence étouffe les rumeurs.
Démarre alors, le rebours des vingt-huit minutes restantes.
Soudain, un tremblement de terre !
Je me retrouve par terre. Je veux dire sur l’herbe tamisée de milles perles cristallines qui figent mon corps chaud en magma. Je lève lourdement une paupière puis, j’ose l’autre:
- Un cumulonimbus !
Une vague et imposante masse grisâtre s'interpose entre le soleil et moi. Au bout de l’éblouissement, ses traits s’affermissent:
-Aurais-tu mal quelque part, m’interroge une voix caverneuse penchée sur moi?
-Ah non ! Pas ça, pas ici, pas maintenant !
A mon compteur, j’ai encore droit à vingt minutes de répit, soit mille deux cents secondes de bonheur désormais en sursis !
- Pardon, je passais par-là, par hasard. Je t’ai vu si éperdument allongé que je n'ai pu détourner mes pas de cette attendrissante image. Moi qui suis en pleine rédemption. Puis, je t’ai à peine effleuré le genou que te voilà déjà à terre. Mais, grâce à Dieu, tu n’es pas blessé.
C’était donc lui, le séisme, le cumulonimbus, le bulldozer...qui me fait passer des eaux primaires aux fonds abyssaux de l'enfer.
Et la voix tonitruante de reprendre :
- Comment vas-tu l’ami ? Tu m’as l’air en bien mauvaise posture.
J’émerge du fond de mon bien être rongé par les secondes confisquées. Je me meus en me trainant péniblement par coudées sanglantes, pour fuir cette ombre létale.
- Je tombe bien me dit-il.
- Moi mal, m’écriai-je intérieurement !
Il lève les yeux au ciel, me semble-t-il. Il ajouta :
- C'est bientôt la pleine lune...
Je scrute la voûte céleste. Un bleu roi parcouru de quelques pâles filaments blancs, échappées probablement d'un jour sans, et lui qui ose me parler d'un astre sans vie.
- Présentement, je m'en contrefiche de ta lune, pleine ou creuse. Ce que je désire c'est du soleil, du soleil… ce soleil que tu n’as de cesse de me voiler depuis ton irruption sur ces lieux, murmurais-je.
- Pardon, me dit-il ?
- Rien, répondis-je !
Et lui, toujours là, s’inclinant dangereusement sur moi comme un ours reniflant sa proie:
-Tu as grise mine, mon ami.
- Ouiiiii mon pauvre bonhomme! D’abord je ne suis pas ton ami. On s’est croisé peut-être une fois, ou alors peut-être jamais. Puis c'est précisément pour briser la grise mine que je suis allongé là, sur l’herbe, sous toi. Si tu peux juste te bouger un peu, dégager ton exubérance pondérale et rester en équilibre, sans me tomber dessus, pour laisser passer la lumière...et sans un mot, sans un bruit, marmonnai-je.
- Pardon, me dit-il ?
- Rien, répondis-je !
- Tu m'inquiètes, tu sais ! Tu es pâlot, toi qui pétillais de mille braises ardentes. Ne serais-tu pas victime de la carence ferrugineuse ? Tu sais la viande...tu en manges un peu!
- Tu peux parler de viande toi le tas qui plus est, me fait bouffer de l’herbe.
- Pardon, me dit-il ?
- Rien, répondis-je !
Je continue à jouer des coudées, à la poursuite de l’angle rayonnant qui fuit.
- Justement à ce sujet…
- Quel sujet?
- La viande pardi! La rouge, la saignante qui sent la bête traquée. N’aurais-tu pas un bon boucher parmi tes connaissances à me conseiller, qu'il me dit ? Mais vraiment un bon, hein ! Tu me connais, je viens de loin, je suis nouveau dans le coin. Et comme tu ne l’ignores sans doute pas, c'est bientôt la pleine lune et...
- D'abord je ne te connais pas, puis je ne connais personne de ce métier. Et je te le répète, je m'en contrefiche de ta lune et de ta viande, ruminai-je ! Laisse-moi griller la mienne paisiblement et arrête de bouger sans cesse, j’ai lses coudes déchirés !
- Pardon, dit-il ?
- Rien, répondis-je !
Il se lance alors dans une littérature bouchère qui me donna la nausée, d'autant que ses yeux se révulsent et s'exorbitent à chacune des évocations: des merguez bien épicées bien rouges et bien grasses, du foie et du cœur découpés en tout petits p'tits dés embrochés sur le grill au cœur de la flamme, en passant par les bonnes tripes qui sentent bon la faune intestinale, la tête de mouton calcinée et son onctueux cervelet…Le corps et l'esprit sur du charbon ardent!
Les effluves méridionaux qui valsaient allègrement dans l'air ambiant, rebroussent chemin à la vue de la bave qui envahit ses crins. N’y tenant plus, je l’interromps.
- Tu cherches un boucher, soit ! Mais de boucher, je n'en connais qu’un, lui répondis-je, voulant mettre fin à cette boucherie qui s’installe.
Il saisit la balle à la volée.
- A la bonne heure! Tu viens d’être touché par la grâce et, je suis preneur.
- Malheureusement, mon boucher est décédé, continuais-je, l'air fier d’avoir le dernier mot de l'affaire. Pourtant, il méritait bien l’éternité, celui-là, ajout'ai-je!
- Ô, répondit-il armé de compassion. C'était certainement un bon professionnel.
Il ajouta, un brin philosophe :
- Nous quitterons tous un jour cette vieille terre car vois-tu, « à Dieu nous appartenons, à lui nous retournerons ».
- Oui, tu parles! Ton dieu doit recycler bien des racailles à l'instant où tu me tiens en joue.
- Pardon, me dit-il ?
- Rien, répondis-je !
Il continua :
- Mais dis-moi, ton boucher là, il n’avait donc personne pour assurer sa relève ? Un fils, un frère, un cousin…ou alors, qu’en sais-je, un jaloux, un concurrent, un escroc…un boucher tout court!
Face à mon silence :
- Mais enfin, il a bien une jeune progéniture intéressée par le business, non!
Il hoche la tête, l'air de dire "humm, j'ai compris" :
- Ah, ces jeunes d’aujourd’hui, ils ne pensent qu’à s’amuser au lieu d'être les fiers suivants de ceux qui avaient suivi!
Il passe ses mains sur ses crins grisonnants et baveux, comme une immersion dans un nostalgique passé dispendieux:
- Les Jeunes, hum…les Djinns, oui!
Ses doigts se mettent à brailler. Les phalangettes minées par l'arthrose, miment les crochets de boucher.
- Â ces Djinns! Quand j’étais aux manettes dans mon pays là-bas, hum, tu sais…
Il balance la tête de gauche à droite:
- Je leur ai tout confisqué pour les faire ramper: jeux, cinémas, théâtres, musiques, musées, les beaux-arts y compris les mauvais... rien qui puisse les distraire et les dévier de la voie que j'avais tracé. Walou, makach… Je leur aie construit l'enfer, qu'ils s’étripent sur terre pour une meilleure place dans l'au-delà.
Il ajouta:
- Les peuples, je m'y connais moi! Tu m'en donne un, je le réduis en autant de foules. Je garde quelques réserves en pâture et quelques feux de la discorde prêts à prendre feu. Et pour les illuminés en peau de chagrin, je leur réserve des coins de paradis, en souvenir de ma tendre jeunesse.
Un ange passe. Il enchaîna:
- Des abreuvoirs clandestins sans fonds pour que ces mulets puissent boire leurs litanies en solitaire. Et quand ils n'en peuvent plus, rattrapés par les temps bouffis et la rédemption, je leur élève des tours infiniment pour y quêter cinq fois par jour durant, un signe du ciel bienveillant.
Puis, poursuivant sur un ton decrescendo, une pointe de regret dans la voix :
- Eh oui ! A mon époque, nous étions quelques hommes de fer, arides et froids: des élus! Nous scrutions nuit et jour l'horizon lointain, notre redouté ennemi, par-dessus les têtes en prenant bien soin de couper celles qui dépassent. Mais vois-tu mon ami, chaque époque a les hommes qu'elle mérite. Nous vivons des temps mauviettes.
Un moment puis son visage s’illumine à nouveau :
- Je te fais une confidence, puisque je te considère comme un frère. Sache qu’avant d’accéder aux manettes au pays, je maniais les outils de découpe avec dextérité: j'étais boucher de mon état!
Il hoche la tête:
- Comme tu vois, je suis parti de bien bas.
- Moi de bien haut, susurrais-je. Et puis, nous n'avons pas le même père que je sache.
- Pardon, dit-il ?
- Rien, répondis-je !
- Revenons à ton boucher, dit-il.
- Oui, mon boucher. Ah, tu veux parler de ce brave gars qui pénétrait les voies du créateur par l’usage qu’il avait de son esprit et de ses dix doigts. Il est décédé depuis plus de deux siècles. Et puis, il n’avait pas de boucherie et était moins boucher. En guise de hache, il taillait au couteau et souvent usait d'un pinceau.
- Humm, répondit-il dubitatif, passant sa main sur sa barbe, un œil à demi-allumé, le sourcil dru circonflexe. De la boucherie contemporaine en somme.
Il me toise du haut de son encombrante ombre, se demandant si ma grise mine n’est pas un mauvais signe des temps. Moi qui suis tout simplement en charge pondérale de travail, essayant de tirer profit de ces trente minutes de répit en voie d'être gâchées.
J’ajoute :
- Oui le mien de Boucher était peintre!
Déçu, il me lança :
- Il n'y a pas de sots métiers.
- Il n’y a que des sots tout court, murmurais-je.
- Pardon, dit-il ?
- Rien, répondis-je !
Voulant abréger cet échange, je lui dis :
- Tends-moi la main. Il faut que je parte maintenant. Mon rocher m’attend !
Bizarrement, il insista :s
- Mais, tu ne connaîtrais pas un autre qui ne soit pas peintre et qui ne soit pas rappelé à Dieu?
- Non ! Je me suis mis au vert depuis, m'entendis-je lui crier, de mauvaise foi !
- Oh !
Puis,
-A BWA BWA BWA*...Tu as bien changé toi, dis donc. Je te connaissais amateugh de bonne viande, et te foilà fégétaghien.
Quand il s’énerve, les "r " sortent du gosier font rauque et les "v" sifflent et font feu. Ses pupilles se dilatent, ses pieds battent le pavé.
- Tu t’affranchis bien vite, toi alors! Serais-tu devenu infidèle, dès fois ?
Je scrute la bête immonde qui prétend me connaître.
Comment un tel acabit, un tel transfuge ait pu un jour, en toute quiétude, présider à la destinée des siens? Comment avait-il pu réduire un peuple valeureux en foules assoiffées!
Plus que deux petites minutes au compteur, avant de retourner au turbin.
- Donne-moi la main, lui redis-je.
Il continue ses allégories, orphelin de son passé.
- Aide-moi à me relever, pardi ! Toi qui m’as roulé dans l’herbe et voilé mon soleil...
Il me jeta un regard froid, me tendit la main.
Elle était menue et moite. L’autre ensanglantée, tenait une corde avec aux deux bouts, des crochets de boucher.
Un chien aboie.
- Monsieur, Monsieur, réveillez-vous !
J’ouvre les yeux. Je suis allongé sur le vert, un petit ange tenait ma main dans la sienne et avec l’autre, son chiot en laisse.
- Merci, lui dis-je!
- De rien répondit-il. Allez, viens Filou, rentrons à la maison.
Ils s’éloignèrent en gambadant. Et moi, je me suis juré de ne plus jamais me rendre dans un square où il n’y aurait ni chiens, ni enfants.
Yha
*Expression mélangeant ironie et admiration
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Portfolio 27 mai 2016
LE BOUCHER
Trente minutes de pause, pour se remettre en selle et recoller les morceaux. Starter !
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