Hier soir, en allant prendre l'apéro chez un ami bistrotier et amateur de bons crus, j'ai croisé pile-poil devant l'entrée de cet honorable établissement, un compatriote d'origine. Une vieille connaissance que je n'avais pas vu depuis fort longtemps.
Toujours BCBG, ce monsieur ! Encore ce jour, tiré à quatre épingles, cheveu gominé, sentant bon les beaux QG de Paris. Il arborait péniblement un brin de collier grisonnant. Rien dans l’apparence ne laissait entrevoir une quelconque métamorphose spirituelle.
A l’époque, Il pesait déjà BAC plus 10 et fut un redoutable habitué des réunions publiques, conférences et autres mondanités intelligibles. Je me souviens, il aimait tout particulièrement se faire remarquer par des prises de paroles, toujours à contre sens des vents et marées, quelque soit leur orientation: c’était sa façon d’être, il était naturellement incrédule.
Depuis un certain temps, je n’ai pas trop souvenance du commencement de cette pratique, il est d’usage que quand deux coreligionnaires se rencontrent, exit les formules et les salamalecs d'antan, pour que vite s'installe la trépignante, inusable, inlassable, inclassable et intrigante discussion sur l'état de la nation ou chacun s'entend dire et raconter ses choses, puis on se quitter avec la béate satisfaction de l’opposition accomplie.
Debout devant la porte du bistrot, il me lança :
- Alors ! Quoi de neuf ?
Cette question qui cachait mal son envie de se répandre fît naître en moi une peur indicible qui s’empara de tout mon être. Cette simple interrogation sonna le glas de ma soirée. Adieu sérénité…
Je ne sais si c'est pareil pour vous, mais il y a comme cela des jours où l'on éprouve le besoin d'être juste dans la contemplation muette. Cette surprenante rencontre ne fut pas bien heureuse pour moi qui venais présentement chercher dans cet antre bacchanale, un moment de quiétude et de détente après les mille et unes affres des chantiers.
Fort heureusement, notre ami n'a nul besoin de contradicteurs, tellement il débite. Il a le verbe qui démarre à la manière d’une bronchopathie chronique, une nuit sans orage : de plus en plus sonore et sanguine.
Dans un méticuleux et besogneux don d’inventaire, il se mît à lister tout ce qui accable la Contrée et les autres, car bien sûr, le problème c’est toujours les autres: du coût du pétrole et du gaz aux chantres de l’indépendantisme régional, en passant par la lutte théorisée des clans qui a su planter là! celles des classes. Et il embraya avec le fantomatique pouvoir qui roule, les services visibles, invisibles et indivisibles, l'opposition vacante, les gens à défaut de peuple, la dépravation des mœurs, les femmes, l'Amérique et ses valets, la France dans laquelle il vit et bien sûr, l'inusable position principielle sur la cause palestinienne et les juifs comploteurs...la palette des grands jours !
Bref, point de neuf que ne ressasse déjà tout individu au cerveau lambda : rien ni personne, ne trouva grâce à ses yeux.
Il faut le voir se vider, là sur le trottoir. Je vous jure, on dirait que cet homme sort de 2000 ans d’isolement et de désespoir, lui que le temps semble à peine effleurer. Mais en cet instant, ce monologue arrange mes affaires, tout en traquant le moindre soupir interstitiel.
Quand bien même ! Voyant que la soliloquie s'éterniserait sans le moindre intérêt, il me souvint soudainement de la levée de coude légendaire de notre cher ami, aussi diserte que sa propension à la critique ; subrepticement entre deux battements de lèvres, je m’y interjectai en lui proposant de se joindre à moi autour d'un bon vin. Comme au bon vieux temps! Je savais que je venais de prendre un risque.
Il a dû se rendre à l’évidence de mes sombres calculs et de ses mauvais comptes. La conclusion ressembla à un coup d’éventail. Mais qu’importe !
- De toute façon, je m'en contrefiche royalement de ce bled Mikki*, m’asséna-t-il, comme s’il faisait un point d’honneur à mettre fin lui-même à la discussion.
Avant de poursuivre amer:
- Quant à ton invitation, je te remercie. Je ne bois plus de Khmarrr* depuis un moment.
Je n’en demandais pas tant. Avant qu'il ne se ravisa, je me saisis de sa main que, dans ma joie, je secouai violemment pour marquer mon approbation de se quitter là, tout de suite, sur le pas de porte, en l’embrassant sur les 2 joues, peu importe les médisances.
Je finis enfin par franchir le seuil du café, en homme libre.
En me dirigeant vers la terrasse fermée, je salue mon ami, je veux dire l’autre, qui me lance du comptoir, un regard dubitatif. Il connaît bien mes états d’âme.
Il me rejoindra pour me proposer de goûter une nouvelle acquisition.
Je m’entendis répondre :
- N’importe quel breuvage sacré fera l’affaire, aujourd’hui.
Pendant ce temps-là, je ressassai l’intrigante appellation Khmarr* au lieu de l’habituel chrrab* qu’affectionnait particulièrement mon intellectuel.
- Khmarrr….Khmarrr...Khmarrrr...
Le revoilà lui, après moult hésitations, qui finit par passer le sas d’entrée du bistrot.
Avec mon œil baladeur, qui ne voulait surtout pas accrocher le sien, je l'aperçus traversant rapidement la terrasse, saluant le patron au passage.
Il s'assît à une table au fond, l’unique trou noir du bistrot. Il commanda un café avec une tonne de sucre et « un verre d’eau ». Il fut rejoint bientôt par une autre personne, puis deux pour finir à quatre, avec des cafés, des tonnes de sucre et des « verres d’eau ».
A ce moment, je me désintéressai d'eux et me replongeai dans ma lecture.
Mon ami me m’apporta mon breuvage. Je profitai de cette occasion pour lui demander s’il connaissait la personne qui était avec moi devant l’entrée de son bistrot.
- Je le vois quasiment une fois par mois. Il traite ses petites affaires ici. On raconte que c’est un exportateur de lait et dérivés vers la contrée.
Puis il ajouta :
- Il a une fâcheuse manie. Avant de démarrer sa réunion, il s’enquière toujours du taux de change du dinar algérien dans le circuit parallèle ! Puis, il disparaît jusqu’au rendez-vous d’après.
J’avala mon Chrrrab d’un cul sec. Je faillis m’en étrangler. Je tendis la coupe vide à mon pote:
- Un Khmarrrrrr s’il te plait !
*Mikki………………entendre Mickey, expression usitée pour désigner l'amateurisme ambiant.
*KHMARRR……….vin d’appellation d’origine divine.
*CHRRAB………….vin d’appellation d’origine populaire.