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Je suis le tranchant du verbe qui cisaille les moeurs

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Billet de blog 14 novembre 2024

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Le réel et son double

Une carte postale – « l'invention de Ingres » par Paoloni, un regard qui vous poursuit, un flou sentimental. Bref, une flânerie dans Paris par temps trouble.

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Illustration 1

Je me demandais déjà pourquoi la version reproduite en carte postale m’avait tant attirée, et puis l’œuvre elle-même, et encore la carte postale autour de laquelle je tournais à la fin de mon parcours, quand je retrouvais de nouveau la librairie de la Bourse de commerce. Ce format rajoute une couche, par sa fabrication-même, à l’œuvre qui initialement questionne l'enjeu reproduction (et son corollaire, la fin de l’idée d’originalité) en art, mais cela ne justifiait pas une telle force d’attraction.

Cette gravure photographique de Paolini, intitulée « L'Invenzione di Ingres » (1968), opère la superposition de deux tableaux : « l'Autoportrait » de Raphaël, conservé à la galerie des Offices de Florence, et sa copie par Ingres. L'œuvre donne à voir leur grande ressemblance ainsi que leurs légères différences : les traits sont brouillés, conférant un aspect spectral à l’ensemble, captant dans cette discordance une forme d’insaisissable.

Je réfléchissais : pourquoi cette image aiguisait tant mon intérêt ? Après tout, elle n’a rien de si spécial. Et puis, le lendemain, l’évidence : cette modeste carte postale, trouvée dans une institution qui l’est beaucoup moins, ne révèlerait-elle pas quelque chose de ma condition présente (miroir, mon beau miroir) ? Ce décalage, c’est celui que j’habite – ni tout à fait une autre, ni tout à fait la même, je me situe dans l’indécision du contour. Comme tout le monde, certes, mais cette sensation me traverse plus vivement depuis quelques semaines où je me sens tiraillée (littéralement at-tirée dans plusieurs directions).

Enchaîner les trains, les voitures d’inconnu, les bus qui vous font arriver toujours trop tard, exsangue, sous les lumières trop crues des gares où les ombres errantes lèchent les murs. D’un côté, la vie assise ; de l’autre, la vie en mouvement, la vie mouvementée.

Marcher sur cette terre devient difficile, semble-t-il. L’impression de croiser des somnambules, les yeux grands ouverts dans les jours toujours plus courts. Face à ce cauchemar qui éclate de rire, on zigzague – ça va ? ça va – on se contente de soupirer, abattues comme des cerisiers malades et condamnés, les visages barbouillés de nos sourires las.

Le pire, peut-être, c’est cette léthargie qui nous imprègne comme du salpêtre. Je me dis que, depuis mercredi, on pourrait renverser la chronologie de la fameuse citation de Marx, lui qui assénait que l’histoire se répète deux fois, d’abord comme une tragédie, puis comme une farce.

Au somnambulisme, je préfère cet état au seuil de l’endormissement dans lequel nous plonge Apichatpong Weerasethakul – la vie est un songe, nous chuchote-t-il à travers ses œuvres qui rendent poreuse la frontière entre le rêve et le réel. Elles confinent à l’hypnose, et c’est donc la paupière mi-close qu’à travers la vitre rouge j’aperçois des âmes errantes s’acheminer dans les gros tuyaux du Centre Pompidou, qui m’apparaît soudain comme une version moderne de l’un des cercles de l’Enfer de Dante. Vers quel mont analogue s’élèvent-elles ?

Pour continuer, heureusement il y a encore l’amitié, l’amour, la beauté qu’on aime à partager comme les questions que l’on ne se fatigue jamais de (se) poser. Se préserver des îlots de joie où l’on s’amuse comme des gosses, et qu’est-ce ça fait du bien, oui, d’accoster sur ce rivage pour y faire escale parmi les rires et la tendresse…

Je lisais cet entretien de Wajdi Mouawad, publié dans Le Monde la semaine dernière, que j’ai beaucoup cité autour de moi les jours suivants, tant il résonnait, et son écho m’accompagne encore. Il déclarait en substance que nous devions continuer à accomplir des gestes, si petits soient-ils, pour sauvegarder notre rapport à l’autre - des gestes d’affection, de bonté, qu’il compare à des insectes en voie de disparition que nous serions chargées de conserver pour rendre possible leur repollenisation plus tard, sous un climat plus favorable.

J’aime à nous représenter en entomologiste ou apiculteur d’un nouveau genre, avec nos gestes si petits, dans nos bulles transformées en serres pour les protéger des agressions virulentes de l’extérieur. Imaginer que cette sauvegarde portera ses fruits, un jour, me donne un peu de force, même si elle essaimera et fleurira probablement à une date inconnue de nous. Les graines dans un mur, en poussant, ne le font-elles pas exploser ?

J’interroge Raphaël, dans sa version noire et blanche, stroboscope figé dans le papier cartonné. Il me regarde de biais – un regard flou comme l’époque, et j’hésite, prête à m’endormir : accrocherais-je la carte postale au-dessus de mon lit pour faire, qui sait, de jolis rêves..?

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