Le Festival d’Avignon s’est ouvert cette année dans une ambiance particulière, alors que le pays tout entier était mis sous tension par ces élections législatives improvisées – grenade dégoupillée par le Président laissant dans premier temps sonnée, avant de provoquer une mobilisation générale dont les scènes n’ont pas été exemptes[1], n’en déplaise à Ariane Mnouckhine. La vénérable directrice du Théâtre du Soleil, du haut d’une tribune dans Libération[2], enjoignait les « gens de culture » à renouer avec les angoisses du « peuple », terme aux contours opportunément flous, les accusant d’avoir insulté « un gros tiers de la France par manque d’imagination. »
Si un aggiornamento est sûrement nécessaire, et que des disparités énormes subsistent entre les territoires en termes d’offre culturelle, un tel diagnostic méprise le travail d’un grand nombre d’artistes dont l’imagination n’a cessé de turbiner, non seulement pour leurs propres œuvres, mais aussi pour répondre aux demandes inflationnistes d’ateliers, de rencontres scolaires et autres spectacles prenant en compte les habitants des territoires où iels sont associées, à la demande des institutions – façon pour celles-ci désormais de justifier leur soutien financier, puisque faire de l’art ne semble plus suffire.
Une double tendance s’observe : à mesure que, d’un côté, cette injonction à la participation se fait sentir dans les arts, l’éducation, les médias (y compris à France Culture), de l’autre se répand une morne indifférence aux affaires de la cité tandis que l’implication, à travers des protestations diverses, est quant à elle balayée avec une superbe de monarque. Il faudrait participer, certes, mais dans un cadre et avec une issue prédéfinie…
Même si le taux de participation aux dernières élections est réjouissant, battant en brèche l’idée d’une victoire de l’apolitisme, il est légitime de s’interroger : jusqu’à quand ? puisque c’est le sentiment, aussi, d’impuissance (savamment entretenu), l’impression que le vote ne sert à rien, comme les tergiversations sur l’investiture du premier ministre risquent encore de le prouver, qui mènent en partie à cette mollesse et à cette colère. Et cette quête de la « participation » à tout prix nie, dans le cas d’une représentation artistique, que cette dernière implique toujours une forme d’activité (mentale, émotionnelle, imaginative) chez le public, y compris quand la mise en scène maintient un quatrième mur.
Durant cet entre-deux-tours, on retint alors son souffle, se demandant sans voiler son inquiétude : serait-ce la dernière fois que nous vivrions, très concrètement, une édition de cette célébration théâtrale qui, atteignant sa 78e année, embaumait jusque-là le parfum de l’immuable ? Avec le risque de l’extrême-droite au pouvoir, aux budgets (déjà) rabotés, fragilisant les compagnies, s’ajoutaient la peur de les voir réduits d’autant plus, façon aisée de faire taire les voix discordantes, et la crainte d’une réduction de la liberté de création en général. Les plateaux, de solides, révélaient leur caractère branlant : les planches seraient-elles condamnées à devenir des radeaux de fortune ? On ressentait une forme de dissonance à être là, enchaînant les spectacles du marathon avignonnais comme si de rien, mais tout de même avec quelque scrupule – ce petit caillou dans nos sandales de festivalière – alors que la « montée des périls » atteignait une forme d’acmé.
Comme si de rien : pas tout à fait. Le mérite de cette séquence politique fut de doter les spectacles d’une densité renouvelée ; c’est, après tout, quand on s’apprête à perdre quelque chose que sa valeur ne nous apparaît que plus vive. Soudain, tous les propos donnés à entendre prenaient une autre portée. On se rappelait que ces corps montrés étaient ceux honnis par les fascistes, et la (re)présentation de ces vies précaires, quelles qu’elles soient, se dotaient d’une charge manifeste, là où la revendication d’un « art politique[3] » à tout-va, ces dernières années, avait eu tendance à l’anesthésier.
Tiago Rodrigues et son équipe ont décidé pour cette édition d’inviter non pas un pays, mais l’espagnol, afin de « regarder le monde relié par des langues plutôt que séparer par des frontières. » Un tel parti-pris, et la programmation qui lui est concomitante, fait songer à la position d’Édouard Glissant, qui opposait à la mondialisation esclavagiste et déshumanisante une mondialité fondée sur la transformation du regard et sur la créativité de la parole et des gestes. À travers eux, une poétique politique de la relation se dessine, et ce qu’il nomme le « Tout-Monde » exige alors de « faire monde » tout en refusant la totalité.
Refus de la totalité dans laquelle je m’inscrirai, à mon échelle de spectatrice, en proposant une cartographie vagabonde de réflexions, filées à partir des spectacles vus lors de ce premier round du festival. Sans exhaustivité donc, mais en cherchant au mieux à rendre compte de la vitalité et la diversité des langages proposés. Sur scène, les langues se délient, et relisent mythes et figures pour nous lier.
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Commençons par la pénombre d’Absalon, Absalon !, mis en scène par Séverine Chavrier, qui adapte le roman polyphonique de William Faulkner. Si Sartre écrivait dans sa fameuse préface des Damnés de la terre de Franz Fanon, publié un an avant l’indépendance de l’Algérie, que « la France, autrefois, c’était un nom de pays ; prenons garde que ce ne soit, en 1961 le nom d’une névrose », c’est dans la névrose originaire des États-Unis, qui continue de nécroser le pays, que la metteuse en scène nous entraîne. Elle s’était déjà attaquée à l’œuvre de l’écrivain, dix ans auparavant, avec Les Palmiers sauvages ; elle y revient avec cette transposition dans l’Amérique de la guerre de Sécession d’un épisode biblique, celui du destin maudit du fils de David.
Histoire d’une ascension et d’une chute d’un self-made-man douteux, Thomas Sutpen, celle-ci est racontée selon plusieurs points de vue et entremêle les époques. Plutôt que de l’élucider, les choix de mise en scène ne font qu’en épaissir l’obscurité. Accumulant les mots et les signes, tout est fait pour nous plonger dans la conscience tourmentée d’une nation aux prises avec le retour du refoulé de la colonisation, du racisme endémique, du poison du patriarcat.
Le sol matérialise déjà ces fautes : couvert de terre, il provoque d’inlassables salissures – et ces mottes jetées le jour du mariage de Sutpen, annonce dès le début quelque mal – condamnant de fait cet idéal de pureté (du sang) à être un fantasme. Tout apparaît et disparaît sous la forme d’une hantise, et le spectacle est saturé de spectres : à l’écran, avec des images distordues ; comme sur scène, à travers fumée, maison-fantôme en drap blanc, cercueil, retour des disparus.
Ce dont on ne peut parler, il faut le déterrer – par tous les moyens : Absalon, Absalon ! orchestre une enquête inquiète, recourant à la danse et à la vidéo, crée des images puissantes, ménage des gestes de distanciations ironiques (les pistolets à eau) et nous amuse avec la présence disruptive de dindes ou dindons (pour quel thanksgiving ?). Deux voitures sur scène (motif récurrent de cette 78e édition), au-delà de leur pouvoir scénographique, permettant des moments plus intimistes, symbolisent tout aussi bien la liberté du hit the road que le poids de l’industrie automobile qui s’appesantit sur le Sud agricole.
Séverine Chavrier réussit à « capturer l’essence shakespearienne de Faulkner », comme elle le souhaitait, avec ces histoires d’enfant caché, de fratricide, de tromperie et des jeux sournois du pouvoir et ses violences. Elle complexifie la narration, déjà multiple, du livre en ajoutant d’autres strates, intégrant des éléments de la vie de ces comédiens, telle la confession de l’un d’entre eux sur ses ancêtres mêlés à la traite négrière, et des citations documentaires, comme des extraits de l’emblématique Naissance d’une Nation (1915) de Griffith.
Si sa proposition, très ambitieuse, témoigne d’une maîtrise impressionnante, offrant un travail admirable de la vidéo, notamment grâce à la discrétion troublante des cadreurs sur scène, cette nuit américaine permanente – bien compréhensible dramaturgiquement – n’en finit pas moins par induire une attention somnolente.
D’autant plus que les cinq heures de spectacle, d’une grande densité, ne sont pas soutenues par une langue à la mesure du niveau d’exigence qui nous est demandé, malgré l’engagement des acteurices. Mêlant improvisations et réappropriation des mots de Faulkner, le texte laisse place à des boutades en forme d’œillade (« si tu as cinquante ans et que tu n’as pas de plantation, tu as raté ta vie »), mais l’ensemble finit par souffrir de l’absence d’un verbe haut et fort.
C’est tout l’inverse que déploie Lacrima, l’autre grande forme présentée pour l’ouverture du festival. Le nouveau spectacle de Caroline Guiela Nguyen tisse avec clarté les trajectoires de ses personnes, et, au noir qui nappait en permanence la scène d’Absalon, Absalon !, répond le blanc de l’atelier de haute couture parisien où se déroule une partie de l’histoire. L’autrice et metteuse en scène a en effet eu l’idée géniale de partir d’une double machine à rêves (et à travers) internationale : d’une part, le monde de la mode, dont les ramifications tendent à tout capturer (qui eut cru, il y a de cela quelques décennies, que l’homme le plus riche du monde serait un vendeur de sacs à main ?) ; et, d’autre part, la couronne britannique. La princesse se marie, et Lacrima prend comme fil directeur la conception et la mise en œuvre de la robe qu’elle portera lors de la cérémonie.
Fidèle à sa volonté de représenter les « invisibles », Caroline Guiela Nguyen ne se focalise pas sur les « grands » de ce monde – la princesse anglaise, si elle est la narratrice, reste confinée à une voix-off, et le styliste à une présence-absence lors de visioconférences – mais plutôt aux créateurs habituellement loin des projecteurs. Autour de cette robe, se nouent les destinées de Marion, première d’atelier à Paris, chargée par la maison Béliana de mener à bien le projet ; Thérèse, une dentellière d'Alençon qui s’occupe de la réparation du voile, qui sera porté comme une traîne ; et Abdul, à Mumbaï, responsable des broderies miroitantes, dignes des Mille et une nuits, qui l’orneront.
Le spectacle s’attache à faire l’éloge du savoir-faire, de l’art du geste et de la transmission de celles et ceux qui entendent, humblement, « ajouter à la beauté du monde. » Cependant, une telle visée relève du sacerdoce, et ne va pas sans douleur : comme on l’apprend lors d’une émission radio régionale, les dentellières ont longtemps perdu la vue à force de se concentrer de façon si minutieuse sur ces fils blancs ; l’ouvrier phare d’Abdul lui-même souffre des yeux ; Marion est une femme au bord du burn-out, et la pression – professionnelle et personnelle – finit par la mener au drame.
Née d’une mère vietnamienne et d’un père juif sépharade pied noir, dotée d’une grand-mère indienne de Pondichéry, Caroline Guiela Nguyen s’est donnée pour mission de faire parler plus d’une langue sur scène, et une des grandes réussites de ce spectacle tient à sa distribution, pour laquelle elle n’hésite pas à aller chercher loin ses acteurices – dans un sens géographique comme symbolique, puisqu’elle fait aussi intervenir des non-professionnelles.
Pour le dire d’une formule, défendant un théâtre public populaire où intervient le Tout-monde, sa démarche se situe dans la lignée du Théâtre du Soleil, mise à jour par les études décoloniales – dont le manque est devenu de plus en plus criant chez Ariane Mnouchkine… L’ensemble s’affiche comme une déclaration d’amour au pouvoir de la fable et ses ressorts, afin d’incarner des problématiques contemporaines dans des destinées individuelles complexes, à portée universelle. Ainsi, l’hypocrisie occidentale est épinglée quand Abdul se retrouve forcé de licencier son employé à quelques jours de la fin des broderies, à cause d’un glaucome. La raison ? des clauses juridiques sur l’éthique et les conditions de travail à ménager pour toute personne travaillant sur la robe, façon pour la monarchie anglaise de se dédouaner plutôt que de protéger le principal concerné qui, trahi, perd toujours non seulement la vue mais aussi sa raison de vivre.
Si la compagnie s’appelle « Les Hommes Approximatifs », en référence à Tristan Tzara, il n’y a rien d’approximatif dans le travail présenté. Plutôt, la mise en scène se déroule, impeccable et implacable, avec une grande virtuosité, pour nous faire passer d’un espace et d’une scène à l’autre. Comme Caroline Guiela Nguyen l’écrit dans Un Théâtre cardiaque, sa « grammaire » est « cinématographique », tout en ne pouvant pas « être autre chose que du théâtre. [4] » Grâce à un système de compte à rebours, une écriture scénaristique au cordeau, et une tension permanente, rendue par le rythme et l’ambiance sonore, le spectacle nous maintient en haleine – jusqu’à nous faire retenir notre souffle, comme les dentellières d’Alençon.
Toute cette « histoire contemporaine des larmes », pariant sur l’identification sans distance du public, file le thème de la respiration, et finit par être un peu trop, justement, tire-larmes (l’histoire de la fille malade en Australie, par exemple, convainc moins). Caroline Guiela Nguyen rétorquera que c’est son héritage vietnamien, où l’on raconte toujours les histoires avec « beaucoup de larmes », mais disons que, parfois, l’émotion aurait besoin d’être distillée pour mieux s’instiller. Le régime d’efficacité mis en place, remarquable, en vient à guider ce que nous devons penser et sentir, jusqu’à donner envie de souffler – et désirer un appel d’air.

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Dans une veine plus directement documentaire, mais tout autant humaniste, l’Argentine Lola Arias voue elle aussi une scène à celles et ceux qui sont habituellement tenues éloignées des plateaux, ici des personnes qui sont passées par la prison d’Ezeiza de Buenos Aires. En ouverture, devant le rideau rogue d’opéra, Yoseli, Nacho, Estefania Noelia, Carla et Paula se tiennent fièrement dans leur tenue d’apparat, façon simple de les mettre en valeur dans ce lieu de prestige où iels n’auraient jamais pensé mettre les pieds. Retrouvant ensuite leurs vêtements quotidiens, les anciennes détenues racontent, en leur propre nom, leurs séjours en prison et leurs « dias afuera », à savoir le temps qui s’est déroulé depuis leur remise en liberté (chacune en tenant le décompte).
En solo, duo, ou groupe, s’appropriant cet échafaudage de chantier qui évoque autant leurs anciennes cellules qu’un décor de Broadway, les six protagonistes l’investissent comme un cabaret, alternant danses au son de la cumbia, démonstration endiablée de voguing, chanson pop – autant de façons de défendre la joie, malgré tout, et de cruiser l’utopie[5], entraînant le public avec elles. Ces différents numéros alternent avec des séquences de confessionnal dans la voiture sur leurs histoires d’amour, des récits sur leur rapport avec la police, ou encore des scènes évoquant les raisons, souvent liées au trafic de drogue, qui les ont menées à se retrouver condamnées.
Privilégiant un temps long pour travailler avec ces non-acteurs et actrices, Lola Arias arrange une mise en scène chorale dans laquelle ces femmes trans, queer, travailleuse du sexe, lesbiennes, immigrées revendiquent une juste dignité et suscitent une empathie bien nécessaire, à l’heure où Javier Milei et son parti d’extrême-droite libertarien ont pris le pouvoir, fragilisant encore plus ces vies cabossées.
Dans une même veine sororale, pendant de ces témoignages et présences brutes des corps, Sea of Silence, de l’Uruguayenne Tamara Cubas, privilégie de son côté le registre du rituel et du sacré. Dans un désert de sel, des femmes prennent vie et se parent des tenues somptueuses de leurs ancêtres – mettant en scène, là encore, la thématique de la transmission – et s’élancent dans une grande traversée dansée, entre ombre et lumière, animées par une incantation vibrante. Inspirée de l’histoire de la femme de Loth, Edith, transformée en statue de sel après avoir tourné la tête pour regarder Sodome, sa ville en feu qu’elle fuyait, cette procession de guerrillères convoquent aussi d’autres mythologies issues des cultures originaires des performeuses – figures mapuche, la Llorona et bien d’autres.
Ce chœur battant, rassemblant des femmes venues du Nigéria, Egypte, Indonésie, Brésil, Chili, Mexique, et de l’Uruguay, envoûte. Chacune existe à la fois pour elle-même et par la force du groupe, créant une communauté malgré leur diversité, et les voix et les langues s’entremêlent pour créer un chant commun : ayant refusé le déracinement, malgré les difficultés, elles clament fièrement leur héritage. En guise d’envoi, deux slogans : « souviens-toi », en sous-titre, et « I scream power ».

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Le cri et le rite, dans leurs versions occidentales, sont aussi les lignes de force d’Angelica Liddell, qui rêve d’un théâtre doué de la puissance d’une religion, accueillant des spectateurs-paroissiens pour le salut de l’âme collectif. Ici, elle fait de la Cour d’honneur une église, pour à la fois célébrer en grande pompe l’enterrement de Ingmar Bergman et son mariage avec son fantôme. Une partie de l’œuvre de l’artiste espagnole pourrait s’intituler « aux grands hommes, Angelica Liddell reconnaissante » : après le torero Juan Belmonte, le peintre Francis Bacon, le compositeur Richard Wagner, ou encore Antonin Artaud, c’est en effet au réalisateur et metteur en scène suédois qu’elle décide de rendre hommage dans DÄMON, el funeral de Bergman.
Fils d’un pasteur luthérien, Bergman a reçu une éducation fondée sur le péché et l’aveu des fautes, dont ses œuvres attestent. Liddell, élevée chez les sœurs, partage avec lui l’approche de l’illimité et la quête de la transcendance, qui se fracassent douloureusement sur l’obscénité de la chair. S’inscrivant dans ce dualisme entre l’âme et le corps, le questionnement « peut-on séparer l’homme de l’artiste ? » prend ici une autre tournure : comment le sublime et la merde, l’élévation la plus haute et la misère des viscères peuvent-elles cohabiter ? Bergman rapporte fréquemment dans ses journaux intimes ses problèmes intestinaux, et on oublie souvent qu’Artaud, lorsqu’il écrit son « Pour en finir avec le jugement de Dieu », est atteint par un cancer du côlon qui lui provoque des douleurs atroces confinant à la folie. Dans DÄMON, eschatologie et scatologie se rejoignent, et s’allient à des expressions espagnoles courantes, comme « me cago en dios » (« je chie sur Dieu »), qui acquièrent auprès du public français une coloration provocatrice.
La scénographie porte les traces de cet irréconciliable douloureux, avec la présence de bidets et urinoirs duchampiens qui rencontrent (non pas fortuitement) une ligne de fauteuils roulants dans la Cour d’honneur – rappelant d’un côté notre physicalité scabreuse, et de l’autre la déliquescence des corps. Autre clin d’œil aux papes en leur Palais, dont l’un des représentants fait quelques apparitions, la couleur rouge, portée lors du deuil de son éminence, inonde le plateau. Celle-ci fait aussi référence au décor de Cris et chuchotements et à la colorimétrie désormais bien établie de l’artiste espagnole.
Suivant une dramaturgie lâche qui repose sur le montage libre d’éléments, par association d’idées et résonances – et la construction du spectacle, qui peine à finir, pêche de ce côté-là –, cette présence papale renvoie à l’évocation qu’en fait Bergman lui-même. Dans ses carnets, il raconte avoir assisté à la retransmission télévisée des funérailles de Jean-Paul II, depuis sa maison sur l’île de Färo. Une telle cérémonie le pousse à préparer la sienne, comme une ultime mise en scène : il décrit sa dernière tenue dans les moindres détails, et va jusqu’à commander un cercueil identique à celui du pape, dans un matériau plus pauvre, dont une réplique agrandie est présentée ici.
Entourée des comédiens et comédiennes du Dramaten (The Royal Dramatic Theatre de Suède) et de ses complices habituels, Angelica Liddell prend possession avec maestria de la Cour d’honneur, et réalise des tableaux saisissants, comme ces apparitions fantomatiques sous les arches et ces ombres chinoises aux fenêtres. Proférant ses habituelles « homélies », comme les décrit un des critiques mis au pilori dans une séquence inaugurale, elle excite, invective, exhorte, s’exhibe pour parler de « ce dont personne ne parle dans les dîners », ce qu’elle nomme la « pornographie de l’âme » – sans cache-sexe. Elle revient, toujours avec son incroyable engagement, sur sa hantise de la dégradation, physique comme mentale, et la peur de la mort.
Certaines séquences prennent l’allure de vanité, alors que le diable rôde : ballet de fauteuils roulants faisant virevolter des personnes âgées, propulsées par des bras et des jambes vigoureux destinés, eux aussi, à perdre leur tonus et à se friper ; ou encore gestes tendres de jeunes femmes, nues et splendides, auprès des vieillards pantois. Et Angélica Liddell de citer une phrase du Songe de Strindberg, la pièce la plus montée par Bergman : « comme je les plains les gens, comme je les plains. » (i.e. comme je nous plains). Face à tout cela, on pense alors à une autre valeur chrétienne : la miséricorde, qui vient de l’expression latine miseris cor dare, qui signifie « donner son cœur à la misère. »
Donner son cœur, brûlant, infecté, voilà ce que semble faire l’artiste quand elle exorcise son « démon » sur scène (ce même « démon » dont parle de façon récurrente le réalisateur suédois), ce qui implique tous les excès. Un tel don devrait mériter uniquement louanges et recueillements en retour, semble-t-il, Angelica Liddell ne supportant pas les remarques négatives sur son travail, qui lui font l’effet d’échardes sous les ongles. Elle profite de quelques répliques cinglantes de Bergman, avec qui elle exprime une même détestation pour les critiques, pour régler ses comptes avec cette profession – déjà reléguée pourtant quasiment à l’insignifiance – donnant lieu à une scène comique devant le cénacle avignonnais.
Le spectacle se clôturant DÄMON sur cet avertissement projeté (« prends garde à toi, connard, on se reverra la prochaine fois »), écrire sur ce dernier semble relever de l’inconscience… Prenons le risque, car cela permet de rappeler ceci : « il existe parfois un bonheur propre au metteur en scène de cinéma », écrit Bergman, « c’est quand une expression qui n’a jamais été répétée naît, juste au bon moment, et que la caméra l’enregistre », et le réalisateur conclut « il se peut que je vive pour ces brefs instants. Comme un pêcheur de perles. » De la même manière, le critique part en mer, parcourt les salles, inlassablement, passionnément, vivant l'ennui du calme plat ou l'emballement des tempêtes, dans l’espoir de trouver des perles et de les polir de ses mots…
Boris Charmatz, artiste complice de cette édition du festival, nous invitait lui aussi dans une cathédrale à ciel ouvert, mais cette fois hors de ces remparts qui scindent la ville, dans un lieu populaire et accessible : un stade. Au son de l’orgue et des cloches, le chorégraphe revisite les gestes de la liturgie catholique – demande de pardon, réception de l’hostie comme de l’extrême onction – pour en donner une version sécularisée. Les danseurs et danseuses, nombreuses, vont et viennent, enchaînant portés et descentes de croix, avec retenue ou une joie euphorique, interpellant les spectatrices, comme possédés pour certains, et avec délicatesse pour d’autres, front contre front. S’ensuit une invitation à les rejoindre pour communier en récitant le poème de John Donne, « Nul homme n’est une île » – texte dont les vers résonnaient particulièrement, s’opposant aux insularités xénophobes et aux identités forcloses trop prêchées ailleurs.
Durant cette nuit fraîche du 7 juillet, après les résultats du seconde tour des élections législatives, Liberté Cathédrale dilatait un présent élargi plein de douceur. « Fuck the pain », comme le tonnaient les danseurs. Les gens affichaient des sourires soulagés, et je repensais à cette phrase écrite en lettres lumineuses sur le mur de la Cour d’honneur, pendant la représentation de DÄMON : « la catastrophe n’arrivera pas sans raison. » Mais, ce soir-là, on jouissait encore de cette bouffée d’air : une ouverture à l’inespéré – bien vite refermée semble-t-il.

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[1] Une « Nuit d’Avignon » solennelle et joyeuse s’est tenue jusqu’au petit matin du 5 juillet au Palais des papes.
https://www.mediapart.fr/journal/culture-et-idees/050724/au-festival-d-avignon-face-au-rn-etre-ou-ne-plus-etre
Le lendemain, l’association AVRIL organisait, elle aussi, des prises de paroles lors du Festival.
[2] https://www.liberation.fr/idees-et-debats/tribunes/ariane-mnouchkine-a-quel-moment-doit-on-cesser-de-faire-du-theatre-sous-un-gouvernement-rn-20240612_SQSP4WGKCBD6VF3ESDB55SSW3M/
[3] Olivier Neveux, Contre le théâtre politique, La Fabrique, 2019
Diane Scott, S’adresser à tous. Théâtre et industrie culturelle. Les Prairies ordinaires, 2021.
[4] Caroline Guiela Nguyen, Aurélie Charon, Un Théâtre cardiaque, Actes Sud, 2023.
[5] José Esteban Muñoz, Cruiser l'utopie – L'après et ailleurs de l'advenir queer, Brook, 2021.