
Agrandissement : Illustration 1

© Michiel Devijver
Au départ, tout est au repos sur cette scène transformée en gymnase croisé avec un conservatoire de musique. Les choses sont là, prostrées, instruments et agrées en attente d’utilisation. Dans la salle, fourmillements et effusions, retrouvailles et bavardages. Bientôt, le rapport s’inversera – le silence se fera d’un côté, le tapage de l'autre, & l’attente laissera place à l’attention. En haut des gradins, comme sortie d’un teen-movie américain un peu vintage, une dame au teint floridien est installée à sa table – combinaison rouge, casquette vissée sur sa permanente, tennis blanches aux pieds, une incongrue troisième jambe à ses côtés. Entrent en scène les athlètes-musiciens et les supporters, public qui nous fait face en miroir.
La coach commente dans son mégaphone, créant déjà la connivence avec la salle, présentant de façon sciemment à moitié intelligible les quatre jeunes hommes et la jeune femme au visage dur, toustes mi-glorieux, mi-loosers. Ça commence doucement, petites foulées au rythme d’un test de Léger, des mots comme VMA, VO2 maximum remontent en mémoire tandis que chacun rejoint sa place au fur et à mesure. On sourit du décalage quand se rassemblent des mondes habituellement éloignés – le sport et la musique – qui se réunissent néanmoins par leur même désir de perfection : du mouvement pour l’un, du son pour l’autre.
La violoniste gaine sur sa poutre, le chanteur court sur son tapis roulant devant le micro, le claviériste doit sautiller sur son tremplin pour atteindre les touches, le contrebassiste couché se relève pour pincer les cordes de son instrument, et le batteur se retrouve à bondir entre ses différentes caisses, bien espacées, pour battre la mesure de l’ensemble. À l’avant-scène, le métronome donne le rythme, le tempo s’accélère, les muscles se bandent, les visages luisent, les vêtements se ternissent de sueur.
On comprend vite le mécanisme : il s’agit de jouer « One Song », toujours la même, en loop donc, pendant une heure. Différence et répétition, parfois esprit de sédition dans ce bootcamp musical où, heureusement, les performers sont soutenus par des spectateurs qui, eux aussi, mouillent la chemise à force d’encourager le groupe, et une pom-pom girl grand format et chauve qui enchaîne avec le même sourire ses pas chassés en fond de scène, secouant la tête avec un entrain toujours égal.
On rit alors – après tout, le rire, c’est de la mécanique plaquée sur du vivant, et l’énergie déployée, jubilatoire, nous irrigue en retour. On jette un œil à la feuille de salle, on se rappelle alors que la pièce prend part aux « histoires du théâtre » initiées par Milo Rau, et ici le théâtre est bien là, un théâtre qui ne repose sur aucune fable mais sur cette définition minimale : des personnes font des choses, d’autres les regardent, il y a une pure dépense, au fond pour rien sinon notre bon plaisir, tout repose sur la répétition inhérente aux arts vivants, et puis la coprésence des corps.
Cette boîte à musique mettant en jeu des corps renouvelle ce que l’on se souvient de la biomécanique de Meyerhold, système conçu au début du XXe siècle et pensé en opposition avec le théâtre psychologique défendu par Stanislavski, inspirateur de l’Actor Studio par la suite. Pour le dire (trop) simplement, le premier prônait l’extériorité, un jeu plastique et physique pour des acteurs athlétiques, alors que l’autre attendait des comédiens qu’iels cultivent leur intériorité.
« Citius, Altius, Fortius » – on lit la devise olympique sur l’une des écharpes des supporters, et le dernier mot, absent de celle-ci est pourtant celui qui s'incarne aussi sur scène : « communiter », à savoir « ensemble ». Car "One Song" montre aussi tous les heurs et malheurs du travail collectif intrinsèque au théâtre pour continuer, coûte que coûte, à rendre le spectacle possible.
L’humour est bien là, absurde comme ces renvois de balle de ping-pong, là encore assumés dans leurs gestes purs de don, sans but autre qu’eux-mêmes et la gratification du public (ses rires, ses réactions) en retour, illustrant peut-être bien mieux que des beaux discours le rapport scène-salle.
La petite machine infernale pourrait cependant tourner à vide et être accusée de formalisme un peu creux si elle ne se grippait pas, et le rire se fait plus grinçant. Qui résistera jusqu’au bout ? Jusqu’où consentir ? Quelle expérience des limites ? Quel asservissement à la règle accepter ?
Cela rappelle, dans une esthétique plus poétique et lyrique dans son cas, la deuxième partie de la "Trilogie des contes immoraux" de Phia Menard, où l’on voyait des ouvriers s’actionner pour monter une tour de Babbel sous les ordres d’une chanteuse-prêtresse. Ici, la souffrance crispe les visages, l’épuisement guette, et mes neurones-miroirs induisent une empathie maximale malgré le nuage de magnésie entre nous.
Déployant une partition tant musicale que physique et mettant en scène une circularité entropique, "One Song" de Miet Warlop ne se contente pas d’offrir une performance jouissive de surface mais interroge plus profondément, en soubassement, ce que peut être le théâtre contemporain, et plus largement comment une forme fait penser, sans didactisme ni volonté – toujours délétère – de porter un message, mais presque en dépit d’elle.