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« Une famille » de Christine Angot, et il faudrait s’appesantir sur ce titre, qui déjà fait réfléchir (plusieurs familles se confrontant, la famille dont elle est issue, celle dont elle a été privée, celle qu'elle a choisie et créée, le tout formant "une" famille).
Cramponnée à mon siège pendant tout le film. Déjà Voyage à l’Est, à vrai dire le seul livre d’elle que j’avais lu, m’avait marquée. Et je me suis rendue compte de combien, moi aussi, j’avais mal jugé cette femme, polluée par l’opinion commune à son égard la décrivant comme une écrivaine pas si douée, peu fréquentable, qui s’était mise plus ou moins le mouvement #MeToo à dos à cause de sa dureté, et du refus d’endosser seulement le statut de victime. Bien sûr, elle est clivante, pas vraiment sympathique, ne cherchant pas à plaire, bien sûr on peut lui reprocher des coups de griffe.
Mais comme je la comprends, cette dureté ! Trente ans à hurler dans le désert pour secouer ceux et celles qui se complaisaient dans le silence, l’indifférence, et faisaient de la gymnastique avec leur conscience. Une amie, qui ne connaissait pas son histoire, adepte de la communication non violente (et tant mieux), m’a dit en sortant du cinéma qu’elle trouvait sa démarche très, trop virulente. Notamment au début du film, quand elle force la porte de la seconde femme de son père décédé, qui refuse de répondre à ses appels (pas du pied, ceux-là).
Mais qu’est-ce qui est le plus violent ? On a une image bien trop réductrice de la violence, celle qui est la plus visible, et dans le cas présent celle du ton haussé, de la réplique cinglante, du corps dans l’embrasure de la porte qui joue des coudes. Mais cette vieille dame engoncée dans son confort (stras)bourgeois, qui préfère refuser de voir la vérité en face pour ne pas s’avouer qu’elle a vécu avec un ignoble type, qui n’a jamais cherché à joindre Christine, n’est-ce pas elle qui fait preuve d’une violence, terrible, autrement plus sournoise ? Jusqu’à insinuer une forme de jalousie de vaudeville indécente (« tu osais venir chez nous alors que tu couchais avec mon mari ? », et C. rétablit les faits : « j’étais violée par mon père. »).
Alors il a fallu écrire, écrire, encore, prendre position, défendre sa cause, devenir une figure publique (et il aura fallu tout ce temps pour que sa parole soit véritablement audible). La même amie commente qu’elle est restée tout de même gênée par l’attitude agressive de l’écrivaine, argumentant que si elle s’est accrochée à son, cette histoire, c’est parce qu’elle y trouve, in fine, quelque chose. Ce fut, c’est vrai, le moteur de son écriture (mais ne dit-elle pas qu’elle aimerait écrire sur autre chose, mais qu’elle ne peut pas ?). Je pense que, dans le cas du trauma, car c’est de ça dont on parle, on y est en quelque sorte condamné·e. Christine, elle sait que c’est sa croix, une croix dont on ne peut se défaire par la simple volonté ou quelques séances chez le psy.
En regard de cette violence continuelle, renouvelée (la plainte posée par celle qui minaudait au début des « ma chérie j’ai de la peine pour toi », par ex), la communauté autour d’elle est d’autant plus belle : son premier mari, qui a laissé cependant le viol du père se reproduire (et je comprends que devant son abuseur, elle redevient, elle redeviendra toujours l’ado de 14 ans) dans leur maison, qu’elle confronte, et on apprend qu’il a lui-même été violé, enfant, et les deux se rendent compte que leur couple s’est sûrement fondé sur cette blessure commune, sans se l’avouer (« c’est triste », commente seulement C.) ; le second, Charlie, un homme « descendant d’esclave » comme il le clame, lié à la Juive incestueuse, par leurs souffrances héritées ou subies ; ou encore l’équipe du tournage, qui elle seule lui permet de se confronter à la belle-mère, rappelant sa fragilité de papier derrière le masque de fer et ses lunettes de soleil impassibles…
Et puis cette émission de TV, affreuse, où les chroniqueurs sans vergogne la moquent, lui coupent la parole, la rabaissent. Elle est obligée de déserter. Haut-le-cœur de savoir que les mêmes sévissent, ailleurs, toujours. Ardisson décoré de la Légion d’honneur par notre cher Président (no comment), je comprends qu’elle fulmine… Vraiment toute sa vie m’apparait comme une bataille pour tenter de tenir le plus droite possible sur des jambes tellement flageolantes. Oui, je comprends son visage dur, ses sourires rares. Heureusement, la réconciliation s’opère avec sa fille, dont les images prises au caméscope offrent des trouées de bonheur dans le film, montrant que l’oppresseur n’a pas réussi à tout détruire. Sa fille, la première à lui dire, des années auparavant : « je suis désolée pour ce qui t’est arrivé ». Et au fond, n’est-ce pas ce qu’elle cherchait depuis des décennies à entendre ?
Car tout le film, et toute sa démarche ne traitent peut-être que de ceci : prendre en compte la douleur. Oui, elle ne veut que cela : qu’on reconnaisse sa douleur. Car la nier, c’est la redoubler. Affreusement. Ce serait ça, la « réparation », qui ne lui rendrait ni son adolescence, ni la joie de son enfance, évaporée. L’objectif n’est pas la réconciliation, dans tous les cas impossible. Elle n’entend pas, à la suite de sa confrontation avec Mme Weber, la compagne de feu son père, proposer un barbecue et jouer au ping-pong après avoir pris le dessert. On a dû mal à accepter que, de certains choses, on ne guérit pas. Cette brûlure la consumera toujours ; elle a appris à vivre avec, car elle a choisi tout de même de vivre. On est réticent à accepter l’idée que l’on ne peut tout maîtriser, qu’on ne peut simplement appliquer « un process » et quelques bullets points d’un livre de développement personnel pour apprendre à être heureux en dix leçons.
De plus en plus, dans notre société normalisée par les normes culturelles anglo-saxonnes, on est embarrassé par les émotions qui débordent, leur expression sans fard, sans tempérance. Il faudrait tout exprimer d’une voix posée en parlant de soi sans jamais accuser l’autre, de peur de froisser son petit ego. C’est très souhaitable dans certains cas, et même la plupart des cas, évidemment. Mais hurler un bon coup face à la mer (et surtout face au père) est parfois, aussi, salutaire.
(dernière réflexion, à propos de la place de l’ « excès », à poursuivre, et inspirée par le livre de Becca Rothfeld « In Praise of Excess: All Things Are Too Small », tout à fait rafraîchissant, où Marie Kondo en prend pour son grade, et c’est très drôle…)

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