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Hier, je suis allée voir un des plus beaux films du monde : “Val Abraham” de Manoel De Oliveira. 3h30 de bovarysme délicat, où les méandres du Douro font écho à ceux des conversations sur l’amour, le plaisir, la beauté qui occupent ces oisifs destinés à disparaître, alors que les luttes sociales et les aspirations mercantiles tapent au carreau des fenêtres de leurs grandes demeures.
On suit la vie d’Ema, qui ne semble jamais vraiment commencer, dans une ambiance douce-amère. Orpheline de mère, elle déclenche adolescente des accidents chez les automobilistes par sa simple apparition, sur la terrasse du domaine. Avide de liberté et d’aventures sulfureuses, elle est comme un joli oiseau en cage dans la propriété de son père ; mariée, elle s’en échappe pour en rejoindre une autre, jusqu’à décider de n’en faire qu’à sa tête et de battre de ses propres ailes, malgré sa légère claudication. Comme chez Lol V. Stein, au centre : un bal. Et tous les protagonistes y entrent en scène.
Tout au long de son existence, la beauté d'Ema est aussi bien un cadeau qu’un fardeau, tant elle ne semble pas lui appartenir. L’un de ses amis, celui qui résiste aux assauts de ses charmes, la surnomme la « Bovarinha ». Ce qu’elle ne comprend pas, malgré leur prénom en commun et sa lecture assidue du roman de Flaubert. Son existence pourtant tient plus du rêve que de l’accomplissement ; elle se déroule, évanescente, au milieu des fleurs et des coussins, Ema ne vivant que pour séduire. Tout passe : les trains, le temps, les hommes, les fortunes.
Je songeais, en me laissant bercée par cette voix-off portugaise, que, lors de ces discussions, parler de sexe est une façon plus excitante de faire l’amour (ou de rappeler que l’on ne le fait pas) que l’acte lui-même, comme chez Rohmer. Une scène exemplifie particulièrement cela : Ema caresse le chat, avec lequel elle partage un même regard bleu interrogatif, tout en badinant politique avec son ami, comportement qui déclenche un geste incontrôlable chez son mari frustré, rompant la joute intellectuelle de surface. Les gens disent des choses, en font d’autres, en pensent d’autres encore. S’emparant de l’animal pour le jeter, celui-ci atterrit tout proche de la caméra qui en est, elle aussi, ébranlée – l’artifice du cinéma se rappelle à nous au moment où se déployait le génie de la mise en scène.
À la fin, bien sûr, on meurt. D’un côté : un bouquet, une robe de fiancée – du bleu, pour être heureuse –, une coupole d’oranges et de feuilles, et puis un pied qui glisse avant d’avoir rejoint la barque, qui symbolisait jusque-là la promesse d’évasions de courte durée, et qui devient celle du grand voyage. De l’autre : un banc, une pipe bourrée, l’imitation du bonheur.
Et toujours, devant ces œuvres qui offrent des traversées amples, condensant les années pour mieux en rendre compte, je suis étreinte par ce sentiment beau et douloureux : c’est donc, ça, une vie ?
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(Film de 1993, en version restaurée, ressorti mercredi dernier en salle, à voir au Reflet Médicis. Avec Leonor Silveira, Luis Miguel Cintra, Cécile Sanz de Alba, Diogo Doria, Isabel Ruth, Ruy de Carvalho).