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Ça commence (vraiment) à se sentir dans l’air : sous le soleil tant attendu, l’ombre grandit. L’impression de vivre des semaines, des jours décisifs, pour le meilleur ou pour le pire, après le dégoupillage de la grenade de la dissolution lancée par Macron, comme il l’a lui-même ainsi définie à Ouradour-sur-Glane (ça ne s’invente pas). Au moment où l’on célébrait l’anniversaire du débarquement de Normandie, entraînant la Libération du territoire et la fin du joug nazi, l’infestation intérieure du fascisme, qui se profilait depuis déjà un certain temps, se répand, et une sorte d’affreuse répétition de l’histoire en Europe fait entendre sa marche macabre.
Car on eut beau chercher à ripoliner le RN, à lui tailler des costumes un peu plus présentables, à lui donner un vocabulaire plus respectable, depuis les résultats des élections européennes, quel remugle sort de l’évier de leur triomphe ? Le même que celui qui irriguait dès l'origine de ce parti composé de collabos de la Waffen SS. Milices violentes en folie, racisme et homophobie décomplexés, passages à tabac, incendie, menaces de mort de journalistes, et allii.
Las, le matraquage des dernières années à travers les médias, ceux notamment dirigés par des aficionados de l’extrême-droite assumés (coucou Bolloré), comme plus largement l’irresponsabilité d’autres considérés comme « pondérés », n'ont cessé de renvoyer dos à dos la gauche épinglée comme « extrême » et le RN, finalement beaucoup moins attaqué. Les mots pilonnent les esprits, jusqu’à les marquer, et on a tant agité la crainte de l’antisémitisme de quelques Insoumis, jusqu’à rendre cette peur proportionnelle à celle que nous devrions ressentir pour le parti de Marine Lepen et Jordan Bardella. La comparaison devrait pourtant être vite vue, notamment chez les partisans de la mesure, face à un parti dont l’ADN, les membres, le programme incarnent la pente raide vers l’autoritarisme.
À savoir, dans le désordre : remise en cause de tous les droits acquis pour les femmes et les minorités, fin de la liberté d’expression, musèlement de tout désaccord, mise à mal de l’exception culturelle française. Mais non, la politique étant aujourd’hui ce qu’elle est, on s’accroche à des sorties malheureuses du camp adverse pour décrédibiliser l’ensemble d’une union qui dépasse largement LFI. Il ne faut pas cependant négliger ce ressenti de la part d’une partie de la communauté juive, et un travail d’aggiornamento doit être fait en ce sens pour le combattre et l’évacuer – mais chaque chose en priorité, n'est-ce pas ?
Si l’on n’adhère pas au programme développé par le Nouveau Front populaire, reste alors le choix d’un « vote-barrage », et c’est celui-ci qui, pour un électorat qui se pique de rationalité, devrait apparaître comme le plus raisonnable. Pourtant, le battage médiatique là encore, et la stratégie de pyromane de Macron continuent de troubler les esprits sages, et on ne sait plus à quel saint (il n’existe pas) se vouer. À force d’avoir dégommé le cadre gauche-droite, et actionné la stratégie de la terre brûlée concomitante, c’est bien un sentiment de perdition qui étreint celleux qui se considèrent comme modéré·es. Où donner de la tête et à qui son bulletin de vote ? Le fléau de la (s)tr(i)angulation, alors, guette.
La droite s’allie à l’extrême-droite, et Macron tape sur la gauche, qualifiant d’ « ubuesque » ses mesures, se moquant des trans, affichant son ignorance crasse comme l’aurait fait un épigone de Trump – et l’on entend gronder la rumeur comme quoi, après avoir fait autant d’appels du pied au RN pendant son second mandat, il serait prêt à gouverner avec eux en cas de victoire totale de ces derniers – s’illusionnant peut-être ainsi à « défendre le moindre mal » en les influençant de l’intérieur ? Les masques tombent, l’opportunisme le plus veule demeure. Résonne d'autant plus ironiquement l’écho de la prise de parole du président lors de son discours, au soir de sa deuxième élection : « Je sais aussi que nombre de nos compatriotes ont voté ce jour pour moi, non pour soutenir les idées que je porte mais pour faire barrage à celles de l'extrême droite. Je veux ici les remercier. J’ai conscience que ce vote m’oblige pour les années à venir ». Mouais. Saluant, au passage, notre « sens du devoir ».
Eh bien, nous, non, on ne va pas « saluer son sens du devoir » après une telle trahison. Comment croire une de ses paroles depuis (si on le pouvait un tant soit peu avant) ? Un mystère demeure : comment Macron peut-il être encore auréolé pour certains d’une sorte « effet de sérieux » ? Lui qui pensait mettre ses pas au son de l’Hymne à la joie dans ceux des grands rois de France (après s’être recueilli dans la Basilique de Saint Denis pour recevoir leur onction), assurant remplir le « vide royal » du pays – le vide, en réalité, c’est lui, et le (petit) roi est nu.
Plus proche de l’empereur romain devenu fou que du grand homme d’État clairvoyant et visionnaire qu’il aurait sûrement voulu être, n’est-ce pas lui qui laisse un pays dans un état de tension jamais vu depuis des décennies (Gilets Jaunes, manifestations contre les retraites, des mobilisations monstres qui auraient pu à elles seules mener à la dissolution, si Macron avait été un véritable démocrate, mais non, Monsieur s’est drapé dans sa superbe : il sait mieux que tout le monde), avec un bilan économique pas bien brillant (ne s’attirant même plus les faveurs des pro-Business, qui préfèrent de plus en plus se tourner vers Marine Lepen), réprimant les militantes qui défendent un avenir durable sur cette Terre, les qualifiant d’ « écoterroristes », s’attirant les foudres de ses collègues européens en lançant de façon inconsidérée que la France était prête à envoyer des « troupes au sol » en Ukraine, etc., etc. ?
Bien sûr, le Nouveau Front Populaire n’est pas parfait, loin s’en faut. Bien sûr, il y a peu de chance que ses mesures soient mises en place dans ces deux années qui précédent la présidentielle, dont ces élections sont plutôt le tour de chauffe anticipé (on ne pensait pas que ça irait si vite, de se retrouver ainsi hannibal antes portas). Bien sûr, il faut tenter de combler le gouffre dont les cartes électorales du pays témoignent, entre des grands centres urbains acquis et le reste de la France qui ne s’y reconnaît pas. Bien sûr, il faut combattre le désintérêt, et même le mépris réciproque des uns pour les autres, le « racisme de l’intelligence » comme dirait Bourdieu, et trouver des points de convergence en montrant que ce vote-ras-le-bol n’améliorera pas la vie des citoyennes concernées – à savoir la majorité d’entre nous –, celui-ci incarnant l’alliance terrible du néolibéralisme économique décomplexé et des tendances dictatoriales (d’autant plus que l’Etat français actuel, surtout depuis les attentats de 2015, s’est armé de plus en plus de moyens d’oppression).
Et il faut cependant prendre en compte ce sentiment d’insécurité – les professeurs décapités, on n’avait quand même jamais vu ça –, déconstruire l’opposition instrumentalisée contre les banlieues qui « bénéficieraient de tout » (et regardez, en retour, ces jeunes qui foutent le bordel, qui ne respectent pas la police, qui caillassent les pompiers, qui détruisent les bibliothèques et qui va payer pour tout ça, hein ? y’en a marre !), et l’on en vient à ne même plus avoir d’empathie pour un adolescent tué, poussé par une matinée d’ennui, pour avoir voulu faire un tour en grosse cylindrée. Ne pas nier, non, mais qu’est-ce que nous, on fait de tout ça ? Comment combattre le ressentiment ? Lutter contre un racisme encore bien trop ancré – par ignorance, bêtise, pour se donner une place en écrasant l’autre ?
La question plus générale demeure : comment vivre ensemble, partager un monde commun, accepter nos divergences tout en étant rassemblées par la défense de quelque chose qui nous dépasse, et ne pas seulement penser à sa petite personne, à son petit confort, et ne pas voir plus loin que son nez ?
Deux problèmes plus généraux se posent alors : la « manufacture de l’homme apolitique », comme l’a nommée la philosophe Caëla Gillepsie, cherchant à comprendre l’inertie dans laquelle la plupart des citoyennes sont enlisées, adoptant volontairement une attitude passive face à la « plus radicale des destructions jamais entreprises par le néolibéralisme, à savoir le démantèlement des corps politiques, la lucratisation de tous les services publics, la privatisation de l’espace public. »
Face à la catastrophe qui est déjà là – le dérèglement climatique, l’extinction de masse du vivant – la majorité préfère se calfeutrer dans un déni de réalité – tout cela est trop complexe, je ne me sens pas concernée, ce n’est pas ma faute, et la Chine ? – Pourtant, cette situation met en danger directement nos vies et celles de nos proches, de nos familles, et aurait dû, déjà, susciter un sursaut collectif massif traduit dans les urnes.
Pourquoi un tel marasme ? La thèse défendue est que cinquante ans d’ultralibéralisme ont profondément changé notre rapport au monde : « Nous désirons aujourd’hui être reconnus comme des individus et non comme des citoyens. Nous avons appris à croire que la liberté est un droit que nous avons à la naissance et par nature, sans qu’elle ait à être construite politiquement. Nous croyons en une liberté apolitique. »
(Mais ce sentiment d’impuissance, au-delà de la culpabilisation individuelle, a aussi des causes bien tangibles, quand on pense à la situation grecque post-crise de 2008 : le peuple vote pour un parti de gauche radicale, plein d’espoir, cela va enfin changer ! mais derrière l’Union Européenne tape avec sa règle sur les doigts de l’enfant rebelle, non, non, non, tu n’en feras pas à ta guise, c’est moi qui tiens les rênes et les cordons de la bourse)
Ces derniers jours, j’écoutais la Grande traversée de France Culture, sur la recommandation de N., consacrée à Franklin Roosevelt. Il prête serment en 1993, la même année qu’Hitler arrive au pouvoir. Il héritait d’un pays rendu exsangue par le krach de 1929, et prononçait cette phrase désormais célèbre : « la seule chose dont nous devons avoir peur est la peur elle-même ».
L’histoire des États-Unis aurait probablement été tout autre sans la mise en place de son emblématique « New Deal », politique ambitieuse soutenant les populations appauvries, et le président s'est, à cause d'elle, mis à dos la classe des élites économiques (ces milieux financiers qui, en Allemagne, préférèrent soutenir Hitler contre les socialistes) dont il était issu.
Sous ses mandats, l’Etat-providence s’installe, l’électricité se répand, les écoles, les palais de justice, les hôpitaux fleurissent, les réformes s’enchaînent. De l’autre côté de l’Atlantique, on sait ce qu’il se passe. Il faudra attendre ensuite le Débarquement.
Nous sommes à un embranchement de l’histoire. Chaque vote compte.
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