Yuliya Ziskina (avatar)

Yuliya Ziskina

Avocate spécialisée dans l’application des sanctions financières, le droit international public et la politique de l’information

1 Billets

0 Édition

Tribune 7 juillet 2025

Yuliya Ziskina (avatar)

Yuliya Ziskina

Avocate spécialisée dans l’application des sanctions financières, le droit international public et la politique de l’information

La France doit prendre les devants : le moment de vérité de l'Europe sur les avoirs russes gelés

Plus de 200 milliards d’euros de réserves de la banque centrale russe sont actuellement gelés en Europe, dont environ 23 milliards en France. Ces chiffres ne sont pas de simples entrées comptables : ils représentent le levier le plus puissant dont dispose l’UE pour soutenir l’Ukraine et défendre le droit international. C’est un moment décisif pour la France. Par Yuliya Ziskina, avocate spécialisée dans l’application des sanctions financières et le droit international public.

Yuliya Ziskina (avatar)

Yuliya Ziskina

Avocate spécialisée dans l’application des sanctions financières, le droit international public et la politique de l’information

Plus de 200 milliards d’euros de réserves de la banque centrale russe sont actuellement gelés en Europe, dont environ 23 milliards en France. Ces chiffres ne sont pas de simples entrées comptables : ils représentent le levier le plus puissant dont dispose l’Union européenne pour soutenir l’Ukraine et défendre le droit international. Pourtant, cet outil est menacé, et la France doit jouer un rôle de premier plan pour s’assurer qu’il soit non seulement préservé, mais également utilisé à bon escient. 

Le gel repose sur une décision du Conseil de l’UE nécessitant un renouvellement unanime tous les six mois. Alors que l’échéance du 31 juillet approche, la Hongrie et la Slovaquie ont exprimé leur intention de s’y opposer. Si cela se produit, la base juridique des sanctions s’effondrera. La Russie pourrait récupérer les fonds—une issue qui récompenserait l’agression, humilierait l’Europe et mettrait en péril la survie de l’Ukraine.

Si ces avoirs sont restitués à Moscou, le Kremlin bénéficierait d’un soutien financier crucial. Cet argent financerait la poursuite de l’agression et déstabiliserait davantage le continent, tandis que les espoirs de reconstruction de l’Ukraine s’amenuiseraient. Les contribuables européens seraient contraints de supporter le coût exorbitant de la reconstruction de l’Ukraine—actuellement estimé à plus de 500 milliards de dollars.

Certains suggèrent d’attendre, en espérant que l’UE réformera ses règles de vote, éliminant l’unanimité au profit de la majorité. D’autres estiment que des contrôles de capitaux pourraient être imposés pour prévenir une sortie soudaine si les sanctions expirent. Mais cela relève d’une illusion dangereuse.

La réforme institutionnelle de l’UE est complexe, lente et incertaine. La règle de l’unanimité est inscrite dans les traités. La modifier nécessiterait l’accord des États mêmes qui menacent actuellement d’opposer leur veto aux sanctions. Et même si elle réussissait, elle arriverait bien trop tard. L’échéance du 31 juillet est un précipice juridique. Une fois franchi, même les contrôles de capitaux les plus stricts seraient réactifs, non préventifs. Ils ne peuvent se substituer à la volonté politique ni résoudre le problème fondamental : l’Europe n’a pas encore décidé de ce qu’elle défend réellement. Attendre n’est pas une patience stratégique—c’est une abdication.

La France a à la fois le pouvoir et le devoir d’agir. En mars, l’Assemblée nationale française a adopté une résolution avec 288 voix en faveur, exhortant l’UE à saisir les avoirs russes gelés et à les utiliser pour soutenir l’Ukraine. Le président Macron a souligné la nécessité d’une « autonomie stratégique » et d’une Europe plus forte. Mais l’autonomie stratégique ne concerne pas uniquement les capacités de défense—elle concerne aussi la capacité à défendre la justice et à prendre des décisions souveraines face au chantage géopolitique. La menace d’un veto hongrois ne doit pas paralyser l’Europe. En tant que membre fondateur de l’UE, membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU et défenseur historique du droit international, la France doit maintenant prendre les devants—non seulement en paroles, mais en actes.

Il existe une solution concrète : transférer les avoirs russes gelés dans un fonds fiduciaire international ou un fonds d’indemnisation. Cela protégerait les fonds des vetos, garantirait une supervision juridique et permettrait leur utilisation pour la défense, la reconstruction et les réparations de l’Ukraine. La France, avec son poids diplomatique et son expertise juridique, peut et doit diriger cet effort.

Un tel mécanisme n’est pas sans précédent. Le droit international reconnaît des voies de transition des avoirs gelés vers des avoirs confisqués, notamment en cas de violations graves de la paix. Un fonds fiduciaire structuré, avec la transparence et la responsabilité au cœur, refléterait les traditions démocratiques européennes et françaises et démontrerait que les valeurs de l’Europe sont plus que des mots—que les violations de la souveraineté et des droits humains entraînent de réelles conséquences.

Les critiques ont averti que l’utilisation de ces avoirs pourrait nuire à la confiance dans l’euro ou le système financier européen. Mais ces préoccupations, bien que superficiellement plausibles, sont en fin de compte mal placées.

La stabilité financière dépend de la prévisibilité, de la transparence et de l’état de droit. Une action soigneusement structurée, fondée sur des principes juridiques et une gouvernance transparente—comme le transfert des avoirs gelés dans un fonds fiduciaire dédié à la reconstruction de l’Ukraine—renforcerait la crédibilité financière de l’Europe, plutôt que de l’affaiblir.

Ce qui risque réellement de nuire à l’euro et au système financier européen, c’est l’instabilité politique, l’incohérence et le spectacle de la capitulation. Les investisseurs seraient bien plus préoccupés par une Europe qui gèle des centaines de milliards d’actifs pour ensuite les restituer discrètement à un agresseur sous pression politique. La force, et non l’hésitation, sous-tend la crédibilité d’une monnaie et d’un système financier.

L’argument selon lequel l’utilisation de ces avoirs aggraverait les tensions ignore la réalité : la Russie continue déjà d’escalader avec des massacres de civils et des frappes de missiles sur des villes. Le 18 mai, la Russie a lancé un record de 273 drones en Ukraine, avec pour objectif d’augmenter à des essaims de 500 drones longue portée de manière régulière pour épuiser les défenses aériennes ukrainiennes—afin que les missiles aient plus de chances d’infliger un carnage maximal. Le rythme des assauts russes s’accélère alors que le Kremlin prépare des opérations offensives à grande échelle cet été. La véritable escalade serait de permettre à ces crimes de se poursuivre, facilités par des avoirs détenus en Europe.

Les avoirs ne peuvent pas non plus être conservés comme « levier » pour inciter la Russie à mettre fin à sa guerre. Poutine démontre clairement son absence totale d’intérêt pour la paix, comme en témoignent les assauts incessants et les escalades, les récentes négociations farfelues d’Istanbul et le rejet du cessez-le-feu de 30 jours proposé par l’Europe.

C’est un moment décisif pour la France et pour l’Europe. Les prochaines semaines détermineront si l’UE permet à des milliards de retourner entre les mains d’un agresseur—ou si elle les utilise pour défendre les principes mêmes qu’elle prétend soutenir. La France ne doit pas attendre pour suivre. Elle doit prendre les devants.

*****

Biographie :

Yuliya Ziskina est avocate spécialisée dans l’application des sanctions financières, le droit international public et la politique de l’information. Depuis le début de l’invasion (russe) à grande échelle, Mme Ziskina a dirigé des efforts internationaux pour réaffecter les fonds russes gelés à la reconstruction de l’Ukraine.

Elle a témoigné devant le Congrès américain, s’est exprimée lors du Forum économique mondial de Davos en 2024 et 2025, à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe et dans plusieurs parlements au Royaume-Uni et en Europe. Elle a co-rédigé une législation au Canada autorisant le gouvernement canadien à saisir les avoirs de l’État russe, et a initié et co-organisé des événements dans les parlements allemand et britannique sur la saisie des avoirs.

Mme Ziskina est l’auteure principale du rapport de l’Institut New Lines, « Transfert multilatéral d’actifs : une proposition pour garantir des réparations à l’Ukraine », l’une des premières et des plus diffusées analyses sur le transfert des avoirs de l’État russe au profit de l’Ukraine, ainsi que de « Résoudre la question de la responsabilité des avoirs de l’État russe », un rapport récent qui analyse les juridictions et les opportunités politiques concernant les avoirs de l’État russe. Elle a publié de nombreux articles sur la saisie des avoirs, notamment dans Lawfare, The Hill, le Centre européen de politique, le NY Post, entre autres.