Je suis en train de lire un livre de l'historien italien Enzo Traverso intitulé La fin de la modernité juive, Histoire d'un tournant conservateur, publié à La Découverte il y a un peu moins d'un an (lien, ici).
C'est le très beau livre (là) d'Ivan Jablonka sur ses grands parents juifs ashkénazes et militants communistes immigrés en France, arrêtés par la police française puis assassinés à Auschwitz qui m'a mené à Traverso par un sentier sinueux.
On a beau connaître l'histoire et entendre parler de l'extermination des Juifs d'Europe, on oublie parfois à quel point les nazis ont gagné, comme le rappelle Ivan Jablonka, "leur guerre contre les Juifs". Terrible réalité.
L'Europe centrale et orientale a de fait été vidée de ses Juifs. Le IIIème Reich a été vaincu par l'URSS et les États-Unis mais il a hélas largement accompli son dessein épouvantable. Et ce que je tire personnellement de ma lecture de Traverso, c'est que le nazisme a subjectivement gagné la partie puisque la création même de l'État d'Israël (qui eut l'aval de l'URSS stalinienne) témoigne du fait que l'existence d'un peuple transnational, sans frontières et par conséquent irréductible au cadre des états-nations a été déclarée pour finir impossible.
Avec la création de l'État d'Israël et l'immigration juive et judéo-allemande outre-Atlantique, c'est l'Europe comme singularité (la révolution, le socialisme, le communisme...) qui est morte. C'est le seul point, du reste, que j'accorderais à Jean-Claude Milner - à ceci près que je ne relie pas nazisme puis UE aux Lumières ou à l'Aufklärung... Notre Europe, en effet, a été, hélas !, largement façonnée par les nazis et, finalement, le triomphe néolibéral s'est inscrit dans la nouvelle Europe "judenrein". Mais c'est aussi dans ce cadre-là, ce que ne dit pas Milner, que fut créé un état juif - ce qui constitue objectivement une victoire du nazisme.
Le livre d'Enzo Traverso donne à réfléchir en portant la mémoire d'une Europe à jamais disparue et dont le rayonnement intellectuel, littéraire, artistique, scientifique et politique était lié à de nombreux "Juifs non juifs" (i.e. athées mais subissant avec les "Juifs juifs" l'opprobre antisémite générale) pour reprendre Isaac Deutscher, dont parle Traverso.
Cette "modernité juive" n'était évidemment pas liée au judaïsme en tant que tel (laissons ce genre de croyance stupide aux antisémites et aux sionistes) mais à la situation politique concrète faite aux Juifs via des statuts de sous-citoyens ou de parias, notamment en Allemagne, en Autriche-Hongrie et en Russie (la France intégrationniste républicaine est un peu à part). Cela a donné Trotski et Freud, Einstein et Benjamin. Bien après une des premières figures de "Juif non-juif" : Baruch Spinoza.
Tout cela, toute cette "modernité juive" est terminée. Le cadre pourtant obsolète des états-nations a triomphé de la diaspora et l'État d'Israël a intégré à l'Occident un Judaïsme pourtant longtemps rejeté par lui. La modernité juive a laissé place à un occidentalisme réactionnaire dont, en France par exemple, Alain Finkielkraut est un des plus célèbres représentants. C'est le sous-titre du livre : le tournant (néo) conservateur d'une l'intelligentsia juive devenue pilier de l'Occident (après tout, Marine Le Pen est sioniste).
Cela est évidemment d'une tristesse aussi absolue qu'irrémédiable mais le passé ne reviendra pas. L'antisémitisme a de "beaux" restes (sur Mediapart notamment) mais il est en déclin.
C'est là le dernier aspect du livre de Traverso qui rappelle, avec Hannah Arendt dont il donne une vision singulièrement intéressante à mille lieues de son accaparement par nos néoconservateurs pro-Israël, que les "peuples parias" dont parle l'auteure de Eichmann à Jérusalem ne sont pas anhistoriques ni éternels et que, selon les conditions et les circonstances, ils peuvent changer.
De fait, les Juifs ne sont plus parias. La politique nazie et ses collaborateurs européens ont mis tragiquement fin à cela. L'Europe du Yiddishland révolutionnaire est morte et l'UE l'a, un temps, remplacée.
Mais les peuples parias existent encore. Il s'agit au Proche-Orient du peuple palestinien et, en France, des musulmans et des musulmanes dont on traque épouvantablement foulards et robes trop longues.
"Etre juif, c'est être propalestinien", disait dans les années 1980 un opuscule édité par l'UCF-ml. C'est bien ce que soutient à mon sens le beau livre d'Enzo Traverso. Les damnés de la terre varient selon les lieux et les époques mais la tâche de la politique émancipatrice est d'être à leurs côtés, de façon indéfectible.
La fidélité à la mémoire tragique du shtetl et du Yiddishland passe par la défense des musulmanes tracassées par la laïcité guerrière de la République.
Séparer l'histoire et la politique. Penser pour aujourd'hui.