L'usine d'Aulnay, comme celles décrites par François Bon dans Sortie d'usine ou plus tard Daewoo, fabrique "aussi des handicapés". Des ouvriers cassés, des gens qui, au bord de la retraite ou en bénéficiant à peine, trépassent. Comme le soulignent ceux que Mediapart a interrogés, on est cassé quand on est ouvrier.
Pas seulement physiquement, d'ailleurs, mais à tous égards. Que reste-t-il de Billancourt sinon une carcasse délaissée en prévision peut-être d'un parc à jeux. C'est le destin des usines dans les pays régis - et ils sont nombreux, hélas - par la loi d'airain du capital.
Dans le XVème, à Paris, le parc André Citroën a englouti l'usine, les hommes brisés, les Arabes à la chaîne. Seul le nom de l'industriel est resté pour un parc où viendra s'ébattre la bourgeoisie en goguette. Les enfants de Javel, eux, peuplent les banlieues et les "cités sensibles" comme dit la langue de fer capitalo-parlementaire.
Des ouvriers, on ne parle que les jours où ils sont défaits. Le gouvernement PS ne sait comment se débarrasser de cette annonce de licenciement. Le ministre Montebourg dit inacceptable le plan en l'état et puisque le diable se cache dans les détails, il attendra août où passé quelque chose comme l'échauffement des esprits, il avalisera la fermeture de l'usine et les ouvriers sur le carreau.
Avant hier, Billancourt ; hier, Vilvoorde ; aujourd'hui, Aulnay.
A billancourt en 1992 comme à Aulnay aujourd'hui, le même trafic des mots. Licenciement n'est jamais prononcé ; nos archaïques inadaptables n'en valent sans doute pas la peine. Ouvriers est un peu plus entendu après des années de négation opiniâtre sous Mitterrand. Et encore, la plupart du temps, c'est pour dire "ouvriers lepénistes". Pinochet disait lui qu'il fallait supprimer ouvrier du vocabulaire.
Et M'Barek, alors, l'ouvrier dégingandé dans le bon article de Mediapart, un lepéniste ? Voilà la France réelle qui resurgit. Celle qui pour peu qu'elle ait une capacité politique congédie les trois principaux partis du parlementarisme français. Ce que disent ces derniers et rien sur le pays et ses gens...
La gauche et la droite parlent d'intégration à propos d'ouvriers venus du Maghreb et sacrifiés au développement économique postcolonial de la France. Le capitalo-parlementarisme est sans vergogne. Et Le Pen la fille, toute honte bue, vient donner son avis alors qu'il est frappant que la France qu'elle dépeint à longueur de paroles haineuses n'existe pas. Que va-t-elle faire/dire, alors ? Va-t-elle monter les petits blancs de la SIA, ex-CSL, contre la fraction du prolétariat mondial qui s'esquinte pour Peugeot ?
Il y a pourtant une France ouvrière qui subsiste, réelle, mais que l'Etat nie à travers ses organisations politiques. Ouvriers, ouvrières. Ce ne fut pas toujours le cas - mais songer à ressusciter la grande classe laborieuse est un leurre. Il faudra réfléchir à une figure ouvrière renouvelée.
En attendant, on licencie à Aulnay et l'Etat, incapable de nationaliser l'usine d'une famille qui vit dans le canton de Vaud en Suisse, va laisser faire. Quand Aulnay tousse, les fondés de pouvoir du capital sortis des urnes détournent la tête.
A coté de cette saignée, Le Monde parlait hier de la pénurie à venir s'agissant des enseignants de l'Education nationale. Trente ans pendant lesquels le travail (intellectuel et manuel) a été moqué, dévalorisé voire ridiculisé. Faire du fric, du profit et de la com'. Que se téléscopent ce qu'on appelle dans la novlangue le plan social d'Aulany et la chute libre des vocations chez les professeurs n'est pas tout à fait un hasard.
Un monde meurt. Les ouvriers coûtent trop chers ici, comme le dit le PDG de PSA. On les a chassés de Paris pour boboïser la ville et voilà qu'on les met dehors tout court. Les murs même de la mémoire ouvrière sont opiniâtrement effacés. Les sciences humaines subiront le même sort : plus de professeurs réellement formés pour transmettre des savoirs mais des candidats repêchés au capes qui, alors qu'ils sont normalement destinés à enseigner les lettres par exemple, cherchent le sens de courroux et parlent de dilemne...
Fut un temps pourtant où ouvrier n'était pas archaïque, imprononçable ou invisible. Ce nom ouvrier se retrouvait dans la poésie même. Mais les poètes, eux aussi, ne sont plus guère goûtés. Le savoir et la formation intellectuels de qualité seront bientôt dispensés clandestinement.
On pense bien sûr aux poètes communistes mais il y a aussi Apollinaire qui parlait des ouvriers, des prolétaires. Le changement radical et égalitaire dont cette classe était le messie matérialiste est dit dans au moins trois poèmes retrouvés de l'auteur du Pont Mirabeau. Finalement, à bien lire, peu de choses ont changé depuis le début du XXème siècle s'agissant de la condition ouvrière. Reste toutefois à renouveler/repenser de quoi les ouvriers sont pour aujourd'hui le nom.
Ces poèmes, les voici :
Au prolétaire
Ô captif innocent qui ne sais pas chanter
Écoute en travaillant Tandis que tu te tais
Mêlés aux chocs d'outils les bruits élémentaires
Marquent dans la nature un bon travail austère
L'aquilon juste et pur ou la brise de mai
De la mauvaise usine soufflent la fumée
La terre par amour te nourrit les récoltes
Et l'arbre de science où mûrit la révolte
La mer et ses nénies dorlotent tes noyés
Et le feu le vrai feu l'étoile émerveillée
Brille pour toi la nuit comme un espoir tacite
Enchantant jusqu'au jour les bleuités du site
Où pour le pain quotidien peinent les gars
D'ahans n'ayant qu'un son le grave l'oméga
Ne coûte pas plus cher la clarté des étoiles
Que ton sang et ta vie prolétaire et tes moelles
Tu enfantes toujours de tes reins vigoureux
Des fils qui sont des dieux calmes et malheureux
Des douleurs de demain tes filles sont enceintes
Et laides de travail tes femmes sont des saintes
Honteuses de leurs mains vaines de leur chair nue
Tes pucelles voudraient un doux luxe ingénu
Qui vînt de mains gantées plus blanches que les leurs
Et s'en vont tout en joie un soir à la male heure
Or tu sais que c'est toi toi qui fis la beauté
Qui nourris les humains des injustes cités
Et tu songes parfois aux alcôves divines
Quand tu es triste et las le jour au fond des mines
Avenir
Quand trembleront d’effroi les puissants les ricombres
Quand en signe de peur ils dresseront leurs mains
Calmes devant le feu les maisons qui s’effondrent
Les cadavres tout nus couchés par les chemins
Nous irons contempler le sourire des morts
Nous marcherons très lentement les yeux ravis
Foulant aux pieds sous les gibets les mandragores
Sans songer aux blessés sans regretter les vies
Il y aura du sang et sur les rouges mares
Penchés nous mirerons nos faces calmement
Et nous regarderons aux tragiques miroirs
La chute des maisons et la mort des amants
Or nous aurons bien soin de garder nos mains pures
Et nous admirerons la nuit comme Néron
L’incendie des cités l’écroulement des murs
Et comme lui indolemment nous chanterons
Nous chanterons le feu la noblesse des forges
La force des grands gars les gestes des larrons
Et la mort des héros et la gloire des torches
Qui font une auréole autour de chaque front
La beauté des printemps et les amours fécondes
La douleur des yeux bleus que le sang assouvit
Et l’aube qui va poindre et la fraîcheur des ondes
Le bonheur des enfants et l’éternelle vie
Mais nous ne dirons plus ni le mythe des veuves
Ni l’honneur d’obéir ni le son du canon
Ni le passé car les clartés de l’aube neuve
Ne feront plus vibrer la statue de Memnon
Après sous le soleil pourriront les cadavres
Et les hommes mourront nombreux en liberté
Le soleil et les morts aux terres qu’on emblave
Donnent la beauté blonde et la fécondité
Puis quand la peste aura purifié la terre
Vivront en doux amour les bienheureux humains
Paisibles et très purs car les lacs et les mers
Suffiront bien à effacer le sang des mains
Un dernier chapitre
Tout le peuple se précipita sur la place publique
Il vint des hommes blancs des nègres des jaunes et quelques rouges
Il vint des ouvriers des usines dont les hautes cheminées ne fumaient plus à cause de la grève
Il vint des maçons aux vêtements maculés de plâtre
Il vint des garçons bouchers aux bras teints de sang
Des mitrons pâles de la farine qui les saupoudrait
Et des commis de commerçants de toutes sortes
Il vint des femmes terribles et portant des enfants ou en ayant d'autres accrochés à leurs jupes
Il vint des femmes pauvres mais effrontées plâtrées maquillées aux gestes étranges
Il vint des estropiés des aveugles des culs de jatte des manchots des boiteux
Il vint même des prêtres et quelques hommes mis avec élégance
Et hors la place la ville semblait morte ne tressaillant même pas