Le dernier livre de M. Onfray est une fois de plus un raptus de la longue passion triste qui étreint notre philosophe du bocage et des chemins creux : se faire Sartre. Il a essayé d'esquinter Freud, pour le plaisir de quelques bornés républicains et scientistes, et au passage, Lacan mais, las ! A l'instar de ses compères adulés par l'opinion de l'Hexagone, notre philosophe radio-télévisé ne passe ni les mers ni les océans et est un parfait inconnu aux Etats-Unis d'Amérique. Il est là-bas une sorte de Johnny Hallyday de la philosophie. Ignoré. Au mieux, un sujet de plaisanterie.
M. Onfray hait les penseurs qui veulent changer le monde ou, pour citer un philosophe qu'il prétend aimer (il l'aime comme les élèves un peu révoltés de terminale l'aiment eux aussi), qui veulent casser en deux l'histoire du monde. D'où sa haine, pêle-mêle, de Freud, de Lacan, de Robespierre, de Sartre, de Saint Just, de Marat, de Badiou. D'où sa tendresse pour Charlotte Corday et pour Camus dont M. Onfray aime la vision noire de l'existence et la pensée libertaire. La pensée libertaire est la caution de gauche pour le monde comme il va. C'est un avatar de l'antistalinisme qui, proféré ad nauseam comme injure, suffit à la réaction pour espérer que les authentiques révolutionnaires rentreront chez eux, dépités. C'est exagéré ? Eh bien, lisez Losurdo (ici), sans doute plus conséquent et meilleur dialecticien que notre Homais de l'Orne.
En attendant, L'ordre libertaire a pour dessein de réhabiliter Camus pour enterrer subjectivement Sartre. La manoeuvre est grossière et sans doute vaine mais constater que ce genre de livre se vend et fait le buzz s'ajoute à la noirceur de l'époque. En cette année où sera célébré le cinquantième anniversaire de l'indépendance algérienne, il faut se rappeler qui fut sur ce point anticolonial. Etait-ce Camus ?
M. Onfray a ceci de commun avec le père Le Pen de jouir de son abjection. Il faut pointer et dénoncer cela. Comme c'est aussi le cas dans l'article qui suit, publié sur le site du Monde diplomatique (ici).
Le coup bas intellectuel de Michel Onfray (mercredi 11 janvier 2012)
Ce n’est pas toutes les semaines qu’un « libertaire » est célébré à la « une » du Point... Dans le cas d’espèce, celui qui a obtenu les faveurs du magazine de Franz-Olivier Giesbert est Albert Camus, revu et corrigé par Michel Onfray. Sans se prononcer sur le détail de la nouvelle biographie que ce dernier consacre à l’auteur de L’Etranger (Herbert Lottman et Olivier Todd l’ont précédé en cette matière sans évoquer, eux, avec un peu d’immodestie, la ressemblance qu’ils se prêtaient avec leur modèle), comment ne pas relever que cette parution est surtout l’occasion d’instruire une nouvelle fois le procès de Jean-Paul Sartre ? Plus de trente ans après sa mort, en 1980, celui-ci reste à la fois haï par les modérés héritiers de Raymond Aron, par les avocats inconsolables du colonialisme qui espéraient « fusiller Jean-Paul Sartre » de son vivant, enfin par les nostalgiques du stalinisme qui conservent en mémoire la tendre analogie à laquelle un dignitaire du régime soviétique eut un jour recours pour qualifier le philosophe existentialiste : une « hyène dactylographe ».
Que Sartre ait commis des erreurs sur des sujets aussi divers que le Proche-Orient ou la lutte armée en Europe, nul n’en disconviendra. Mais à l’heure où bien des intellectuels courtisent les titres et les honneurs, comment lui reprocher d’avoir tenté de mettre son savoir au service de la transformation sociale et des peuples opprimés du tiers-monde ? Ou d’avoir, contrairement à Camus, refusé le prix Nobel ? Et, puisqu’il est question dans le texte vindicatif de Michel Onfray sur Sartre des prises de position anticolonialistes du philosophe pendant la guerre d’Algérie, il aurait été honnête de ne pas oublier leur courage. Pas seulement intellectuel : Sartre risqua sa vie (son domicile parisien fut d’ailleurs plastiqué). Quoi qu’il en soit, on ne peut lire sans un certain haut-le-cœur les lignes de Michel Onfray qui suivent et qui suggèrent, dans Le Point, que Sartre n’aurait eu qu’à se féliciter de la mort de Georges Politzer, de Maurice Merleau-Ponty, de Paul Nizan..., d’Albert Camus :
« Si, d’une certaine manière, écrit Onfray, le XXe siècle fut bien celui de Sartre, c’est que l’auteur de La Nausée avait décidé qu’il en serait ainsi et qu’il ne s’est rien interdit pour parvenir à ses fins. Dans sa stratégie pour conquérir le pouvoir intellectuel en France et assurer sa domination, il ne recula devant rien. La fortune [sic] libéra Sartre de concurrences qui auraient été terribles : Nizan lui simplifia la vie en mourant au combat à Dunkerque en 1940, Politzer fit de même en résistant dès 1940 et en succombant sous les balles nazies au mont Valérien en 1942. Camus eut finalement le bon goût de disparaître dans un accident de voiture en 1960 et Merleau-Ponty de succomber à un infarctus l’année suivante. »
Merleau-Ponty, Camus, Nizan comptèrent un temps au nombre des complices intellectuels de Sartre. S’il arriva à celui-ci, loyalement, de marquer des désaccords avec telle ou telle de leur position, et réciproquement, ce fut de leur vivant et jamais avec cette passion mauvaise, jalouse, misérable que lui prête Onfray. En 1960, la préface lumineuse de Sartre à la réédition d’Aden Arabie tira même son vieux camarade de L’Ecole normale Paul Nizan d’un oubli relatif. Et c’est également Sartre qui rendit à Camus un hommage qu’on conservera sans doute plus longtemps en mémoire que les pages que lui consacre cette semaine l’hebdomadaire de Franz-Olivier Giesbert : « Il représentait, écrivit Sartre, en ce siècle, et contre l’histoire, l’héritier actuel de cette longue lignée de moralistes dont les œuvres constituent peut-être ce qu’il y a de plus original dans les lettres françaises. Son humanisme têtu, étroit et pur, austère et sensuel, livrait un combat douteux contre les événements massifs et difformes de ce temps. Mais, inversement, par l’opiniâtreté de ses refus, il réaffirmait, au cœur de notre époque, contre les machiavéliens, contre le veau d’or du réalisme, l’existence du fait moral. »
Il n’est pas absolument certain que Camus aurait apprécié tous les compliments qu’on lui sert depuis quelque temps, de Nicolas Sarkozy (qui voulait transférer sa dépouille au Panthéon — sa famille s’y opposa) aux « hédonistes libertaires »... Il est très probable en revanche que Sartre se serait satisfait d’être, plus de trente ans après sa mort, demeuré à ce point détesté par ses ennemis. Et toujours « non récupérable ».