La polémique autour de Dieudonné me lasse. Valls fait son beurre contre un humoriste talentueux mais dévoyé sur le sentier d'une vieille tradition rance française : l'antisémitisme. Et Dieudonné profite de la croisade du raciste Valls pour continuer à brouiller les lignes. Ce qui fait le jeu de Valls... et de Dieudonné !
Je précise que je ne considère pas la blague sur "Israheil" comme antisémite car on peut absolument critiquer radicalement la politique israélienne sans être aucunement antisémite. La comparaison entre ce que fait l'État d'Israël aux Palestiniens et l'extermination des Juifs d'Europe est sans doute mauvaise mais pas, en soi, antisémite. Personnellement, la politique israélienne m'évoque deux choses : l'Algérie française et l'Afrique du Sud de l'apartheid ; ce qui est suffisamment terrible.
De même que je ne considérais pas la blague de Siné sur le fils Sarkozy comme antisémite (qui valut pourtant à son auteur la censure de Val puis un licenciement de Charlie Hebdo), il en a fallu davantage pour que je réprouve Dieudonné. Assimiler les Juifs aux négriers, c'est autre chose. Tout essentialisme est abject. Enfin, est ici réactivée la vieille et stupide idée d'un antisémitisme "de gauche" appelé aussi "socialisme des imbéciles".
La polémique Valls/Dieudonné me lasse donc car elle oppose deux canailles. Dieudonné fait rire avec une haine d'hier et Valls tente de faire son beurre sur les haines d'aujourd'hui (islamophobe et rromophobe). Entrer dans cette polémique, donc, c'est risquer de pencher d'un côté ou de l'autre entre ses deux sinistres protagonistes.
Bien évidemment, l'antisémitisme ne menace plus la France tandis que l'islamophobie est toutes voiles dehors. Il n'empêche qu'il y a des antisémites (sur Mediapart compris) et que leur passion criminelle est intolérable. Penser que c'est moins grave que le sionisme, c'est une faute politique, y compris d'ailleurs parce que de tels discours servent objectivement la politique coloniale et criminelle de l'État d'Israël.
Plus généralement, le pire de cette affaire, c'est le renvoi général dans moult discussions à des identités "ethniques" ou culturelles ou à des essences supposées de groupes humains. La victoire commune de Valls et de Dieudonné, c'est que reviennent dans "le débat", les Noirs, les musulman-e-s, les Juifs... Tout cela est lamentable et il y a du reste plus à voir (regardez les photos) entre les Ashkénazes du shtetl du début du siècle et les musulmans d'aujourd'hui qu'entre ces mêmes Ashkénazes et la figure forte et fière du Sabra israélien quittant l'étude qui a de fait été tellement façonnée par les nazis - même indirectement - qu'Avraham Burg parle d'Israël comme de la victoire de Hitler.
De ce point de vue-là, Césaire se trompe en disant "blancs" les Juifs déportés et assassinés par les nazis. Les antisémites furieux (ceux qui ne considèrent pas, comme Bernanos, que "Hitler a déshonoré l'antisémitisme") ne considéraient pas les Juifs comme des "blancs". C'est la suite de l'histoire, via Israël notamment, qui a "blanchi" cette mémoire en la monopolisant par ailleurs au service de l'impérial Occident pourtant auteur du judéocide.
Les Juifs d'Europe hier comme les musulmans aujourd'hui sont les opprimés de l'histoire. Ceux qui les opposent, dans un sens ou dans l'autre, prennent part à l'oppression. Il est inutile de dénoncer l'antisémitisme aujourd'hui si on ne défend pas les femmes voilées. Être fidèle au combat, par ex., du Yiddishland révolutionnaire, c'est être implacable contre l'islamophobie. À l'inverse, comme cela s'est lu dans le Club, dénoncer l'islamophobie pour soutenir que "des Juifs" se cooptent pour mettre la main sur des prix scientifiques, c'est inacceptable. Être du côté des opprimés d'hier comme d'aujourd'hui permet de relier l'histoire à la politique au lieu de verser sa larme, les jours de commémoration.
On peut donc, on doit donc, être intraitable sur la question des droits du peuple palestinien (en militant pour un état pour tous et plurinational) et contre l'antisémitisme par ailleurs. Avant d'être "juif", Netanyahu est un oppresseur. Du reste, l'establishment israélien n'aime guère les Juifs antisionistes : il n'a pas rendu hommage au grand combattant de l'émancipation que fut Marek Edelman et ne portait pas non plus dans son coeur Yeshayahou Leibowitz qui dénonça les "Judéo-nazis" impliqués dans le massacre de Sabra et Chatila.
Plus généralement, ce que l'on constate, c'est le caractère exclusivement réactionnaire des discours essentialistes. "C'est l'antisémite qui fait le Juif", disait Sartre. Car en effet, "les Juifs", "les Français", "les Noirs", "les musulmans", ça n'existe pas car là comme ailleurs, l'existence précède l'essence. Cela n'existe pas au sens où cela ne détermine pas exclusivement la pensée ou la singularité d'un individu. Cela n'existe pas au sens où Hannah Arendt disait : "Je n'aime pas les Juifs, je n'aime que mes amis". N'importe qui peut être progressiste ou réactionnaire, chaleureux ou abject.
C'est pour cela que Fanon dit : "Quand on parle des Juifs, tends l'oreille, c'est de toi qu'il s'agit". Ce n'est pas telle ou telle "communauté", le problème. Le problème - et l'ennemi -, c'est l'essentialisation dans laquelle se vautrent joyeusement moult racistes et réactionnaires furieux. Que ce soit, du reste, en Israël ou ailleurs...
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Réédition d'un texte du 23 janvier 2014 qui avait 27 recommandés et plus de 250 commentaires (dont beaucoup purement belliqueux).