Nineties
I
Les faux sapins remplacent déjà les réverbères sur les artères de la Ville. Circulent, entre les reflets rougeoyants, des individus pressés qui, dehors pourtant, ne cessent de penser aux intérieurs – et à leurs familles !
Je les vois, derrière la vitre, maugréant bien que protégés d’un froid aussi rude que soudain. Les couleurs s’agitent autour, dedans, dehors. Le manteau vert épais de tout à l’heure a ressurgi. Est-ce le même ? Je n’en sais rien. Peu m’importe. Ma pensée, isolée, n’a plus douleur où se fixer.
Maintenant, les flocons. La nostalgie d’une couverture pelucheuse et d’une tartine chaude. Le beurre enfin dissout, c’est alors que je commençais à la croquer.
Les regards ensuite. Pupilles ternes ou vives, je ne sais pas. Je ne distingue plus ce qui est vert ou bleu. C’est sans importance.
J’avais cru ; j’avais cru. Les faux sapins portent de bien belles lueurs pourtant. Les guirlandes électriques et leurs flashs bariolés laissent parfois croire qu’enfin on va voir. Que la chaleur jusqu’à ce fantasme d’étouffement est pour bientôt.
Sur la vitre à demi éclairée, je ne vois que moi. Comme d’habitude, je suis méconnaissable. Ce n’est pas un miroir, c’est une vitre. Mais même le miroir, le beau miroir, est fuyant. Désirable. Le teint devient blafard dans les reflets de la vitre du bus. Les lignes enfoncées se creusent. Je sais désormais ma transparence, qu’il est difficile de me cacher. Que je suis nu. Personne ne le sait pourtant. Moi, seulement. Et sans l’ombre d’un tu.
Quelques flocons lentement glissent sur la vitre éblouie par les phares alentours. Il va falloir, au terme de mon trajet, affronter le froid, les doigts rapidement gourds et rouges. Ce corps qui m’échappe. Que je ne tiens plus ; que plus aucun miroir ne peut restituer.
Le pire dans tout ça, c’est que je ne puis plus aller seul par les chemins.
II
Linéaments des phares sur les avenues ; le froid n’a pas cessé. Il est de plus en plus difficile de distinguer le jour et la nuit. C’est dans un tel noir que tu es né.
Les flocons avaient devancé la date fixée mais les bonimenteurs, eux aussi, avaient prévu le coup. Qu’on le veuille ou non, on s’enfonce dans la nuit.
L’espace en de telles circonstances semble s’agrandir, se multiplier. Les mondes se côtoient et les individus s’effleurent.
Toute cette journée, tu as cru qu’enfin était venue ton heure. Une heure qui en appellerait une autre, possible grâce à la grâce.
C’était pareil pourtant la veille sur les boulevards et près du kiosque et du manège. Les chevaux de bois de l’enfance ne t’ont pas amené sur les lieux dont tu rêvais. Cette île au milieu du Mississipi ou cette autre un peu éloignée de la plage dont ta grand-mère craignait que tu ne puisses revenir, juste des lieux de papier.
Il y eut malgré cela des parkings poétiques bien que désertés et Malakoff transfiguré. L’éclairage au bout de longues tiges faisait pourtant penser à une sortie de prison ou à Alcatraz.
Ce n’était pas la foule, c’était le monde.
Au fond du café, elle, te donnant des nouvelles de toi. D’un coup, tu renouais avec ton désir sans te perdre dans un train élancé à pleine vitesse. Ce ne sont pas les glaces, nombreuses, qui cette fois te renvoyaient à toi-même mais un dire à peu près imprononçable. L’interlocution rare.
A l’amour comme à la guerre.
Les rues dans la froidure sans neige se mêlent maintenant au ciel et les bâtisses blêmissent sous nos paroles gelées.
Ne demeurent que les zincs, la chaleur d’une salle exiguë et les volutes des cigarettes.
La société secrète, alors ? Le monde possible par éclairs ainsi que les pas que tu ignores mais qui pourtant sont les tiens ? Il faut te défaire des balivernes et des serments. Les authentiques attaches n’ont pas à se dire ni même à se savoir. Voilà ce vrai bonheur – il coïncide avec la pluie ou le soleil de celle que tu as aimée jadis et que tu n’oublies pas.
Armé d’instants de grâce, la vie peut se poursuivre. Il est de peu d’importance de savoir si les liens sacrés sont réciproques. Ils sont. Ils t’échappent. Il y a au loin une part de toi qui rechigne à te suivre, chiendent de ton être ! Tu es ailleurs aussi, hors des lieux connus et des dates fatidiques.
III
Le temps qui passe ne se mesure pas. Ce qui de chacun de nous est porté par autrui demeure insaisissable. Rien ne se passe. On se retourne et puis l’on voit.
C’est une désolation. Une nécessaire infidélité.
Ces livres lus, ces sonates auxquelles finalement une conversion était possible – après la fougue du rock n’roll, ersatz d’un Yukong post révolutionnaire – puis ce chemin, arpenté par hasard au départ, aride et pierreux – voilà que finalement tu prends conscience que tu l’empruntes seul.
Impossible pourtant de me ressaisir. La fidélité est parfois au prix d’un nécessaire éparpillement, d’une seconde rencontre définitivement exclue.
Je suis ailleurs et je suis là mais mon absence bien sûr t’appartient comme une statue de sel pourtant mobile. J’aimerais tant que tu saches ma fidélité lointaine, le fait que je ne t’ai pas déçue.
L’ouragan est infime ; le miroir soufflé ne souffre que très peu mais tout relevé clinique serait une trahison.
Je finis par croire aux fantômes, aux noces tacites mais indéfectibles.
Ce qui rend possible cette vie c’est aussi que jamais je n’y rencontrerai mon double, pas même au prix de ta rencontre fortuite. Ce legs de nous seuls est dans les limbes. Ni vivant, ni mort.
Les lieux aussi me demandent des comptes. Ce parc au kiosque désuet près du métro Cambronne, chaque fois que je le devine du hublot d'une rame, semble m’interroger sur la somme des années. La boulangerie, elle, a disparu, ainsi que le réverbère au corps rêche et grêlé autour duquel en tournoyant, je m’avançais vers toi. C’était un de ces jours où l’on confond volutes de cigarettes et expiration prolongée. La vie, peut-être, coïnciderait un moment avec le mot qui la désigne. Contre le mur blanc du ciel, la flamme invisible m’indiquerait une destination. Le dédale recréé dans la multitude des pas nouveaux. Les miens, d’autres. Mon éparpillement. Mon existence ignorée et souveraine.
Yvan Najiels, Stains-Paris, octobre-novembre 2004.