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Economiste, professeur de sciences économiques et sociales, et ancien Attaché de l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee).

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Billet de blog 4 août 2022

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Le pouvoir d'achat des fonctionnaires vampirisé par quarante ans de néolibéralisme

Lorsque la spoliation du pouvoir d'achat des fonctionnaires devient une institution sous la Cinquième République...

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Face au retour et à l’accélération de l’inflation au cours de ces derniers mois, le gouvernement d‘Élisabeth Borne, dans le cadre de son projet de loi sur la protection du pouvoir d'achat qui vient d'être adopté par le Parlement, a proposé pour les fonctionnaires une revalorisation de 3,5 % à partir du 1er juillet 2022 de leur point d’indice. On ne s’étonnera point que la Com’ propagandiste de Renaissance (ex-LREM) présente la mesure, non sans cynisme éhonté, comme traduisant un geste remarquable voire historique de la part du gouvernement, arguant du fait que cette augmentation est la plus forte enregistrée depuis 1985, et surtout intervient après plus d’une décennie de gel quasi-permanent du point d’indice de la fonction publique. Il est vrai que depuis juillet 2010, celui-ci est resté bloqué en dehors des deux dégels intervenus sous la présidence de François Hollande, avec une première hausse de 0,6 % en juillet 2016, et une seconde d’un même montant en janvier 2017. Mais le fond d’honnêteté intellectuelle des VRP de la Macronie sur la question s’arrête bien là ! Cette misérable revalorisation de 3,5 % apparaît même comme une nouvelle expression du mépris du président Emmanuel Macron à l’encontre du travail des fonctionnaires, et à travers celui-ci, de toute la fonction publique. On ne pouvait d’ailleurs pas s’attendre à autre chose de la part du plus grand ennemi et pilleur des services publics que l’Élysée ait pu connaître sous la Cinquième République.

Tout d’abord, à rebours du discours cynique populiste, limite extrême droite, de la part du chef de l’État Emmanuel Macron, rappelons quelques évidences économiques, ignorées ou soigneusement occultées par les éditorialistes ou experts économiques autoproclamés des médias dominants privés ou du secteur audiovisuel public. Les administrations publiques (centrales, locales et de la Sécurité sociale, soit l‘État au sens large), au même titre que les entreprises, créent de la richesse à part entière, comptabilisée dans le PIB, même si elle est non marchande: près d’un cinquième de l’ensemble des richesses annuelles produites au sein de l’économie française est réalisé par l’État au sens large (voir graphique ci-joint) !

Illustration 1

Les salariés de la fonction publique, fonctionnaires ou contractuels, à tous les niveaux de la hiérarchie professionnelle, sont ainsi, comme leurs homologues du privé, à l’origine d’une création de valeur, avec cette spécificité qui les distingue du secteur privé, que la valeur qu’ils créent fait l’objet d’une consommation hors-marché par la collectivité et génère du bien-être collectif. Et lorsque l’État rémunère ses salariés au lance-pierre d’un montant bien en deçà de la valeur réelle de leur travail, il se comporte ni plus ni moins comme un véritable spoliateur de la valeur-travail ! Par analogie à la « plus-value » (marchande, elle, par définition) de Karl Marx (1818-1883), ce faisant, l’État-employeur ne se contente pas d’être le garant des intérêts de l’ordre bourgeois, mais devient aussi lui-même un capitaliste exploiteur de la force de travail en extorquant une « plus-value », celle-là non marchande, à ses salariés. Mais, dans la mesure où il n’y a pas ici de production à vendre, l’escroquerie est moins visible que dans la sphère marchande. Ce n’est pas la célèbre « main invisible » du marché d’Adam Smith (1723-1790) qui va alors réguler ce siphonnage de surtravail pour l’employeur, mais la main, celle-là, bien visible d’un État squatté, dans notre démocratie de dupes, par des dirigeants politiques aux ordres du grand capital, et ce, à « (...) l’ombre des lois et sous les couleurs de la justice », comme un certain Montesquieu pourrait encore l’écrire aujourd’hui à propos de nos institutions (1). Ceux-là même qui, à l’image de l’actuel hôte de l’Élysée, se font toujours l’écho des premières poussiéreuses approches libérales des économistes classiques de la fin du XVIIIè siècle comme Adam Smith, considérant les fonctionnaires comme des travailleurs de seconde zone, car supposés improductifs à la charge du secteur privé qui, lui, serait le seul producteur de richesses.

C’est au nom de l’absolue nécessité économique et démocratique de pouvoir vivre décemment de la rémunération de son travail, que tout employeur devrait accorder à ses salariés, surtout ceux en bas de la hiérarchie salariale, la garantie permanente d’au moins le maintien du pouvoir d’achat de leur salaire. Et bien sûr au premier chef l’État, qui, étant normalement au seul service de l‘intérêt général et dégagé de toute contrainte de profitabilité dans l‘affectation de ses ressources, a un devoir d’exemplarité en la matière dans une vraie démocratie. A cet égard, la proposition du gouvernement d’une revalorisation du point d’indice des fonctionnaires de quelques miettes de pain est donc un nouveau pied de nez à ce devoir de la vertu des pouvoirs publics en leur qualité d’employeur. Car, avec une inflation qui serait déjà de 6,1 % fin juillet 2022 en rythme annuel, selon une première estimation de l’Insee (2), et atteindrait les 7 % d’ici la fin de l’année (soit une inflation prévue de 5,5 % en moyenne annuelle en 2022, (3)), en proposant la modique hausse de 3,5 % du point d’indice de la fonction publique, le gouvernement Borne s'assied ainsi cyniquement sur le pouvoir d’achat des fonctionnaires, en planifiant une baisse sacrificielle de la valeur réelle de leur point d’indice en 2022 de 3,75 % en moyenne annuelle ( 5,5 % - 1,75 %) et 3,5 % en glissement (7 % - 3,5 %) ! Un coup de matraque de la Macronie d’autant plus violent pour les agents de l’État qu’il succède à un véritable coup de massue durant le premier quinquennat d’Emmanuel Macron, où la valeur réelle du point d’indice a connu une forte baisse de 9,5 % entre mai 2017 et mai 2022, conséquence du gel de sa valeur nominale et de l’inflation cumulée sur la période.

La spoliation du pouvoir d’achat des agents de la fonction publique, organisée par l’État lui-même dans une indifférence générale ou presque du fait d’un consentement tacite de la part d’une certaine frange de la société peu reconnaissante envers leur travail, n‘est malheureusement pas une pratique qui s’est limitée à la seule période sous la présidence d’Emmanuel Macron. Cela fait en effet quarante ans que, sous les mandatures présidentielles successives, de François Mitterrand jusqu’à Emmanuel Macron, on assiste à un siphonnage institutionnalisé du pouvoir d’achat des fonctionnaires. Il faut remonter à la présidence de Valéry Giscard d'Estaing (1974-1981), pour que les fonctionnaires parviennent encore à engranger des gains de pouvoir d’achat de leur point d’indice, et ce, en dépit d’une accélération sensible de l’inflation provoquée par les deux chocs pétroliers de 1973 et 1979. La valeur réelle du point d’indice progresse alors à l’époque car la hausse de sa valeur nominale est plus forte que celle des prix à la consommation (voir graphique ci-joint), d‘où un gain en pouvoir d‘achat de 4 % entre 1974 et 1981, soit 0,6 % en rythme annuel moyen.

Illustration 2

C'est à partir du tournant de la rigueur en 1982-1983 que les fonctionnaires vont commencer à manger leur pain noir, avec la mise en place des politiques de désindexation des salaires sur les prix et d’austérité budgétaire, des choix de politique économique répondant aux diktats d’un capitalisme actionnarial et d’une mondialisation néolibérale triomphant, auxquels les gouvernants « socialistes » de l’époque vendront leur âme sans vergogne. Le sort des fonctionnaires est alors scellé : l’État entend durablement sacrifier leur salaire réel sur l’autel du néolibéralisme (cf. graphique ci-dessus) ! La présidence de François Mitterrand pendant quatorze ans (1981-1988 et 1988-1995) inaugure alors cette nouvelle page qui s’ouvre de l’histoire de la rémunération des fonctionnaires, avec une première saignée se traduisant par une baisse du pouvoir d’achat du point d’indice de 0,7 % en moyenne l’an (cf. tableau ci-contre).

Illustration 3

Sous les cieux chiraquiens (1995-2002 et 2002-2007), la dégringolade sera d’une ampleur comparable (baisse de 0,6 % en rythme annuel moyen entre 1995 et 2007), mais en revanche nettement plus conséquente durant la mandature de Nicolas Sarkozy (2007-2012) où le point d’indice perdra en valeur réelle 1,3 % chaque année ! C’est finalement François Hollande qui se révèlera comme le moins voleur en la matière, avec une baisse sous sa mandature (2012-2017) de « seulement » 0,3 % en moyenne chaque année du pouvoir d’achat du point d’indice de la fonction publique. Son successeur Emmanuel Macron, en revanche, apparaît véritablement durant son premier quinquennat comme le bourreau de la Cinquième République du pouvoir d’achat des fonctionnaires, qui ont dû accepter une baisse en volume de leur point d’indice de 9,5 % entre mai 2017 et mai 2022, soit même légèrement plus que durant les quatorze ans de règne mitterrandien ! On peut donc parler de véritable saignée historique durant la première mandature d‘Emmanuel Macron, qui a donc infligé aux fonctionnaires une perte réelle annuelle moyenne de 2 % de leur point d’indice (voir tableau ci-dessus).

En final, le néolibéralisme aura fait de la ponction sur le pouvoir d’achat des agents de l’État une véritable institution. Ainsi, depuis le début des années 1980, les fonctionnaires ont vu s’éroder de près de 30 % le pouvoir d’achat de leur point d’indice, et de 22 % entre 1995 et 2022 (voir tableau ci-dessus). Eu égard à l’entente tacite qui se dessine déjà dans la nouvelle Assemblée nationale issue des élections de juin dernier, entre les principales forces politiques de droite (Renaissance et Les Républicains) et d’extrême droite (Rassemblement national), formant ensemble un bloc idéologique néolibéral majoritaire, la seconde mandature d’Emmanuel Macron risque fort bien pour les fonctionnaires de ressembler à la première, voire d’être pire si l’économie française devait durablement entrer dans un régime d’inflation élevée au cours des prochaines années (scénario le plus probable, contrairement à l’enfumage des autorités officielles sur le sujet de l‘inflation). Comme d’ailleurs le laisse présager le vote unanime des députés et sénateurs du bloc néolibéral, avec le petit doigt sur la couture du pantalon, de la proposition gouvernementale de revalorisation dérisoire du point d’indice de 3,5 %. L’intolérable et scandaleux sacrifice réservé à nos serviteurs de l’intérêt général, producteurs de bien-être collectif et nourriciers de la démocratie, a donc encore de très beaux jours devant lui !

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(1) « Il n’y a point de plus cruelle tyrannie que celle que l’on exerce à l’ombre des lois et avec les couleurs de la justice », Montesquieu (1689-1755).

(2) Informations rapides, n. 220, juillet 2022, Insee. Lien, c'est Ici

(3) Note de conjoncture, juin 2022, Insee. Lien, c'est Ici

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