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Billet de blog 28 avril 2025

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L’économie française sous le joug de quarante ans de capitalisme financier

Le passage d’un capitalisme industriel à un capitalisme actionnarial à partir du début des années 1980 va provoquer des transformations structurelles majeures et dysfonctionnelles pour l‘économie française. Radiographie des grandes mutations pathologiques de l’économie française induites par un capitalisme financier triomphant, arrogant et ravageur.

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Le capitalisme financier, ou le « Nouveau Capitalisme » selon l’expression de l’économiste Dominique Plihon (1), va commencer à souffler dans les voiles de l’économie française à partir des années 1980, et ce, dans le contexte d’une mondialisation financière marquée par une intensification de la mobilité internationale des capitaux induite par un vaste mouvement de libéralisation financière, qui se met lui-même en marche au début des années 1980 aux États-Unis et au Royaume-Uni pour se répandre dans la plupart des économies. L’instabilité financière, avec le constat récurrent de l’éclatement de bulles de crédits et de celles des prix des actifs qu’elles nourrissent, aux ondes de choc de plus en plus violentes pour l’économie réelle, comme en témoigne la crise financière des subprime de 2008, n’est pas la seule conséquence dommageable importante de cette mutation d’un capitalisme devenant dominé par la finance. Il en est une autre, tout autant préjudiciable, qui porte sur le partage de la valeur ajoutée - la valeur de la richesse nouvellement créée à l‘occasion de la production des biens et services - entre les rémunérations du travail et du capital. En effet, sous les cieux du capitalisme financier triomphant, au sein des grandes entreprises non financières, c’est le primat de la rentabilité financière (2) sur la rentabilité économique qui va s’affirmer au service de la maximisation de la valeur actionnariale de l’entreprise, la rémunération maximale de l’actionnaire devenant alors une priorité absolue dans la gestion et les choix stratégiques de l’entreprise (3). Et ce, d’autant plus que disparaît la dissociation traditionnelle entre les dirigeants des entreprises et les détenteurs du capital qui caractérisait le capitalisme industriel des Trente Glorieuses (1945-1975), avec la généralisation de la pratique des stock-options permettant aux managers de devenir eux aussi actionnaires de l’entreprise en leur donnant le droit d’acheter dans le futur les actions de l’entreprise à un prix fixé à l’avance. Dans cet univers de la « souveraineté actionnariale », la gouvernance de la grande entreprise ne s’intéresse donc plus qu’à l’un de ses partenaires, les propriétaires des capitaux, aux dépens de ses autres parties prenantes (salariés, fournisseurs, sous-traitants, clients, puissance publique, etc.) (4).


Les salariés vont être les premières victimes de ce changement de paradigme. Alors que la part de la rémunération des salariés dans la valeur ajoutée (somme des salaires nets et des cotisations sociales salariales et patronales rapportée à la valeur ajoutée) des sociétés non financières (SNF) augmente tendanciellement entre 1950 et 1973, et qu’elle poursuit sa hausse durant les deux chocs pétroliers de 1973 et 1979 pour atteindre son point haut historique en 1981, passant ainsi de 65,3 % en 1950 à 73,8 % en 1981, à partir de 1981, on assiste à un retournement à la baisse de la part revenant aux travailleurs, si bien qu’en 2023, la part de la valeur ajoutée revenant aux salariés n’est plus que de 64,9 %, soit une diminution substantielle de près de 9 points de pourcentage (voir figure 1).

Illustration 2

Parallèlement, au cours des trente dernières années, la part des dividendes nets (dividendes versés diminués des dividendes reçus) des SNF en % de leur valeur ajoutée passe de 2,6 % en 1993 à 5,5 % en 2023. De plus, si l’on met la focale sur les dividendes et les rachats d’actions (5) distribués par les seules entreprises du CAC 40, l’envolée de la rémunération des actionnaires apparaît encore plus vertigineuse (voir figure 2).

Illustration 3

Alors qu’en 2003, les grands groupes du CAC 40 distribuaient « seulement » 20 milliards d’euros à leurs actionnaires, c’est cinq fois plus vingt ans plus tard avec près de 100 milliards d’euros en 2024. Même en période de crise économique, comme durant la récession historique intervenue en 2020 suite à la crise sanitaire du Covid-19 où le PIB en volume avait baissé de 7,4 %, ou encore la crise inflationniste de ces dernières années où le pouvoir d‘achat des salariés a connu une baisse historique, les actionnaires du CAC 40, eux, ont continué à être grassement rémunérés (entre juillet 2021 et juillet 2024, le pouvoir d‘achat du salaire mensuel de base (SMB) dans le secteur privé a baissé de 3,5 % en prenant l‘indice des prix à la consommation harmonisé d‘Eurostat).


Si un partage de la valeur ajoutée de plus en plus en défaveur du travail est inhérent à la logique même du capitalisme actionnarial, le retournement à la baisse vu précédemment n’aurait néanmoins pu être aussi conséquent sans l’impulsion décisive des politiques économiques néolibérales au service du grand capital mises en œuvre en France au cours des quarante dernières années. Ce fut tout d’abord, à partir du « tournant de la rigueur », en 1983, sous le gouvernement de Pierre Mauroy, la mise en place durable - au nom de la stratégie de la « désinflation compétitive » - de la désindexation des salaires sur les prix et de l’austérité budgétaire, tournant ainsi le dos définitivement à la politique keynésienne de relance par la consommation décidée en 1981. Dix ans plus tard, en 1993, durant la deuxième cohabitation politique sous la Cinquième République, avec le gouvernement d’Édouard Balladur, commenceront à être lancées les politiques d’allègement du coût du travail avec les premières mesures d’abaissement des cotisations sociales patronales sur les bas salaires, et ce, toujours au nom du sacro-saint impératif de la compétitivité-prix, mantra cher aux économistes libéraux et au Mouvement des entreprises de France (Medef) pour légitimer l’austérité salariale et réclamer sans cesse des allègements de charges sociales, voire proposer des mesures remettant en cause le Smic (par exemple, la proposition de créer un Smic spécifique pour les jeunes). Il est important de rappeler ici que ce qu’on appelle le coût du travail (somme du salaire net et des cotisations sociales salariales et patronales) est la façon de voir les choses du point de vue de l’employeur. Car, du point de vue du salarié, il s’agit de la rémunération du travail, sachant que ce que l’on désigne par le terme impropre de « charges sociales » représente un salaire indirect dans la mesure où les cotisations sociales servent à financer la protection sociale. Dans ces conditions,  les politiques des pouvoirs publics d’allègement du coût du travail par une baisse des cotisations sociales patronales sont aussi - ce qu’elles se gardent de reconnaître bien évidemment - des politiques de baisse de la rémunération des salariés. Ainsi, c’est à partir de 1993 que s’enclenche jusqu’à 2007, une deuxième phase de dégringolade de la part de la rémunération des salariés dans la valeur ajoutée, passant de 66,1 % en 1993 à 63,7 % en 2007 (voir figure 1). Et c’est à partir de 2018, avec l‘amplification par Emmanuel Macron de la politique de l‘offre sur le terrain de l’allègement des charges sociales patronales (transformation du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) en baisse pérenne des cotisations sociales patronales), politique déjà bien engagée sous la mandature de François Hollande avec le pacte de responsabilité et de solidarité, qu’après une légère remontée entre 2007 et 2018, vient s’enclencher une nouvelle phase de baisse de la part de la valeur ajoutée revenant aux salariés, ne pesant plus que 64,9 % en 2023 contre 68,2 % en 2018, soit une diminution de plus de trois points de pourcentage en l’espace de cinq ans, ce qui est considérable. La politique de l’offre d’Emmanuel Macron pour dérouler le tapis rouge au capitalisme financier a donc fait incontestablement  très mal à la rémunération du travail.


L’essor du capitalisme patrimonial ne s’est pas fait seulement contre la rémunération du travail, comme on vient de le montrer, mais également contre l’investissement productif, et, ce faisant, contre l’ensemble de l’économie française, sachant que le dynamisme de l’investissement des entreprises non financières est un déterminant essentiel du progrès technique, et donc de la productivité globale des facteurs et de la compétitivité (prix et qualité) des entreprises, et, en final, de la croissance économique à moyen et long termes et de la progression du niveau de vie (mesurée par la hausse du PIB par habitant). Or, comme on peut l’observer en figure 3, le net redressement du taux de marge (part de l’excédent brut d’exploitation dans la valeur ajoutée, une première approche simplifiée satisfaisante du taux de profit ou de la rentabilité économique), à partir du « tournant de la rigueur » en 1983, ne s’est pas accompagné d’un relèvement de l’investissement productif de même ampleur : alors que le taux de marge remonte fortement de 8,5 points entre 1982 et 1989, il va ensuite se maintenir durablement à des niveaux élevés oscillant autour de 32 %, légèrement supérieurs à ses valeurs observées pendant les Trente Glorieuses, fluctuantes quant à elles autour de 30 %, tandis que le taux d’investissement (la formation brute de capital fixe rapportée à la valeur ajoutée), quant à lui, après un sursaut entre 1984 et 1991, ne commencera à se redresser durablement mais modestement seulement à partir de la fin des années 1990 (hausse de 4,8 points de pourcentage entre son point bas de 18 % en 1997 et son niveau de 22,8 % en 2023, alors qu’il oscillait autour de 24 % pendant les Trente Glorieuses).

Illustration 4

De toute évidence, la célèbre formule de l’ancien chancelier allemand Helmut Schmidt en 1974,  « Les profits d'aujourd'hui sont les investissements de demain et les emplois d'après-demain », répétée à l’envi par les chantres du néolibéralisme pour justifier les politiques de l’offre, semble bien dépassée depuis les années 1990 où le divorce entre une rentabilité économique restaurée et une accumulation du capital à la traîne apparaît très clairement. La reformulation du théorème de Schmidt en 1999 par les syndicats de Michelin, suite à l’annonce par la direction de la décision de supprimer 7 500 emplois : « Les profits d’aujourd’hui font les licenciements de demain et les dividendes d’après-demain », ne pouvait pas mieux donner à voir des réalités mortifères du capitalisme actionnarial, à la fois pour l’investissement productif mais aussi pour l’emploi industriel à court, moyen et long termes. 


Le décochage de l’investissement productif par rapport à la rentabilité économique apparaît bien comme une conséquence directe de la financiarisation des entreprises. D‘une part, même après la distribution de dividendes conséquents aux actionnaires, l’épargne des entreprises reste abondante, tellement le siphonage de valeur par les actionnaires s’est fait au détriment d’une rémunération du travail lourdement sacrifiée, et ce, d’autant plus, qu’au cours des « Cinquante Piteuses » (1975-2025), on assiste à une décélération de la croissance de la productivité du travail, ayant amené les entreprises à renforcer tous azimuts leurs stratégies de compression des coûts salariaux pour continuer à rémunérer grassement le capital (austérité salariale, plans de licenciement, flexibilité du travail accrue en recourant aux contrats temporaires, délocalisation des activités productives fortement travaillistiques dans les pays en développement à faible coût du travail, etc.). D‘autre part, cette épargne, destinée logiquement au financement de leurs investissements productifs, est augmentée par des gains financiers abondants issus de placements financiers qu’elles réalisent en quête d’une rentabilité financière de court terme maximale pour satisfaire un actionnariat de plus en plus vorace et volatile (6), et ce, au détriment de la recherche d’une rentabilité économique de long terme, elle, servie par l‘acquisition d‘actifs réels. Face à des actionnaires de plus en plus dépourvus d’affectio societatis, c’est-à-dire d’intention de s’associer en vue d’œuvrer ensemble pour un projet d’entreprise, et aux appétits financiers court-termistes croissants, les entreprises se livrent alors à une terrible concurrence mondialisée en matière de distribution de dividendes pour attirer et fidéliser ces actionnaires « ambulants » et détenteurs d‘un capital « impatient ». Ainsi, en final, sous l’effet de la financiarisation du capitalisme et de la dictature de la rentabilité financière à court terme, l’investissement productif des entreprises non financières est sacrifié sur l’autel de leurs investissements financiers et de leurs stratégies d’externalisation et de délocalisation d’activités considérées comme non stratégiques (7) ; et, bien que non financières, les sociétés non financières sont devenues de plus en plus…..financières, privilégiant de plus en plus pour leur développement la croissance externe par l’intégration financière dans le cadre des opérations de fusions et d’acquisitions, plutôt que la croissance interne fondée sur l’augmentation de leurs investissements productifs. 


Les comptes nationaux de l’Insee, à travers l’évolution du solde du compte de capital des sociétés non financières, rendent bien compte de cette métamorphose essentielle de l’appareil productif intervenue ces dernières décennies par rapport à la logique même du régime d’accumulation fordiste des Trente Glorieuses, fondée à la fois sur un compromis au niveau de la répartition des gains de productivité entre les salariés et les détenteurs du capital, et sur la mobilisation de toute l’épargne dégagée par les entreprises - complétée par un financement externe donnant une place prépondérante aux crédits bancaires par rapport aux capitaux levés sur les marchés financiers - pour uniquement servir l’investissement productif en vue d’une maximisation de la rentabilité économique de long terme. Traditionnellement, les sociétés non financières sont donc en situation de besoin de financement : l’épargne qu’elles dégagent ne suffit pas pour financer leurs investissements productifs, d’où des taux d’autofinancement (part de l’investissement des entreprises pouvant être financé par leur épargne) inférieurs à 100 %, les obligeant de ce fait à recourir à un financement externe en faisant appel au crédit bancaire et/ou aux marchés financiers en émettant des actions et des obligations. Cette finance-là mise au service de l’investissement productif est donc indispensable au bon fonctionnement de l’économie réelle, en permettant de drainer l’épargne des ménages vers les entreprises pour qu’elles financent leur besoin de financement. C’est la situation qui prévalait jusqu’à la fin des années 1980 où les sociétés non financières étaient structurellement en besoin de financement, affichant toujours des taux d’autofinancement inférieurs à 100 %, et des besoins de financement annuels représentant même régulièrement plus de 4 % de leur valeur ajoutée jusqu’au milieu des années 1980 (voir figures 4 et 5).

Illustration 5
Illustration 6

Mais, à partir des années 1990, conséquence d’une rentabilité économique restaurée et d’une accumulation du capital fixe en berne, les sociétés non financières sont devenues structurellement en capacité de financement, présentant régulièrement des capacités de financement annuelles et des taux d’autofinancement supérieurs ou proches de 100 %. Par ailleurs, alors que l’endettement des entreprises était pleinement mis au service de leur développement industriel et commercial, il devient de plus en plus un instrument, surtout à partir des années 2000, pour gonfler la rentabilité financière afin de servir les appétits des détenteurs du capital en exploitant l’effet de levier (8), notamment dans le cadre de la pratique du LBO (Leverage Buy Out), qui consiste à racheter une entreprise en quasi-totalité par endettement, dans l’espoir de rembourser l’emprunt simplement par la rentabilité dégagée.  


Le changement inédit, dans l’histoire du capitalisme, d’entreprises non financières devenues structurellement en situation de capacité de financement, et qui se présentent donc sur les marchés de capitaux comme offreuses nettes de capitaux, au même titre que les ménages, nous amène au cœur même des contradictions internes du régime d’accumulation actionnarial et des politiques néolibérales qui lui sont indispensables pour son essor dans un premier temps, puis son maintien sous perfusion dans un second temps durant sa phase de fin de vie. Cette mutation offre en effet un argument de plus - cette fois-ci s’articulant du côté de la demande, et non de l’offre comme vu précédemment - en faveur de la thèse selon laquelle le diptyque formé par le capitalisme financier et les politiques néolibérales l’accompagnant est insoutenable à très long terme en raison du manque structurel de la dépense par surabondance de l’épargne dans l‘économie et de la dynamique d’aggravation des inégalités qu’il provoque, et ce faisant, n’a comme seule perspective finale la « stagnation séculaire » (9), la dislocation de la cohésion sociale et le chaos démocratique. Tout d’abord, rappelons que l’investissement productif est une composante de la demande intérieure qui vient s’ajouter à d’autres composantes, que sont l’investissement public, l’investissement en logement et la consommation des ménages, et la variation de stocks des entreprises. Si les entreprises n’investissent  pas suffisamment en dépit d’une rentabilité économique retrouvée, comme c’est le cas depuis les années 1990, il en résulte alors nécessairement une insuffisance structurelle de la demande, sauf si les ménages par leur consommation et/ou leur investissement en logement, et/ou l’État par son déficit budgétaire, dépensent plus pour pallier le manque de la dépense d’investissement des entreprises. Or, les politiques néolibérales dérégulatrices dont le capitalisme financier a besoin pour prospérer et survivre, comme celles que nous connaissons depuis le tournant de la rigueur en 1983, ont toutes été de nature à alimenter une atonie structurelle de la demande en étant à l’origine d’une insuffisance durable de la consommation des classes populaires et moyennes et d’un recul des dépenses publiques d’investissement, avec des dépenses publiques d’investissements nets de la dépréciation du capital fixe en % du PIB qui ont été divisées par plus de sept en l’espace de trente ans en représentant  0,2 % du PIB au début des années 2020 contre 1,5 % au début de la décennie des années 1990. Ce qui a renforcé en retour, via le principe de l’accélérateur (10), le manque de dynamisme de l’investissement productif  induit par la financiarisation des entreprises. Par ailleurs, la baisse de l’effort public en matière d’investissement ces dernières décennies a également grandement affaibli le potentiel de croissance économique à long terme en affectant négativement les gains de productivité du travail, et a contribué à renforcer les inégalités car ce sont les classes populaires et moyennes qui font toujours le plus les frais d’un développement et d’un entretien insuffisants des infrastructures publiques, dont la fonction est de répondre aux besoins sociaux de la population par la production de services publics dans les domaines tels que l’éducation, la santé, le logement, les transports, la sécurité, etc.   


Les politiques économiques néolibérales, quelle que soit la configuration retenue par le gouvernement en place (11), ont toutes en effet contribué à une aggravation de la pauvreté et des inégalités, sans pour autant réussir à contenir la progression du chômage du masse (voir figure 6), ou alors en le faisant baisser en trompe-l’œil, comme c‘est le cas sous la présidence d‘Emmanuel Macron (12).

Illustration 7

Ce faisant, ces politiques de l’offre, consubstantielles au capitalisme actionnarial, ont donc inévitablement pesé sur le pouvoir d’achat des classes sociales défavorisées et par là même affaibli structurellement la consommation populaire, et du même coup la croissance économique par manque de débouchés pour les entreprises, d‘autant plus que la propension moyenne à consommer (part du revenu consacré à la consommation) des ménages aux revenus modestes est plus forte que celle des classes sociales favorisées. Par ailleurs, lorsque ces politiques de l’offre ont particulièrement mobilisé le volet de la réduction de la fiscalité sur les riches au nom de la pseudo-théorie du ruissellement, comme c’est le cas depuis 2017 avec la politique de l’offre d’Emmanuel Macron (substitution de l’impôt sur la fortune immobilière (IFI) à l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF), remplacement de la progressivité de la fiscalité sur les revenus du capital par la mise en place du prélèvement forfaitaire unique (PFU) de 30 % en 2018, etc.), elles n’ont pas servi l’investissement productif, contrairement aux prétendus effets positifs attendus, car elles n’ont fait qu’accentuer la financiarisation des entreprises non financières, celles-ci ayant été incitées, non pas à augmenter leurs acquisitions d’actifs réels mais à distribuer plus de dividendes à leurs actionnaires et/ou augmenter leurs investissements financiers (13). Ce phénomène a par ailleurs été renforcé par les importantes baisses d’impôts dont elles ont pu bénéficier depuis 2017 (baisse du taux normal de l’impôt sur les sociétés de 33,3 % à 25 %, diminution des impôts sur la production, etc.). En final, il n’y a rien qui a ruisselé vers le bas, des riches vers les pauvres, et la dynamique de l’investissement productif ne s’en n’est pas trouvée boostée. Au contraire, les inégalités de revenus et de patrimoine s’étant fortement aggravées depuis 2017 (14), l’excès d’épargne dans l’économie a augmenté, et ce d’autant plus que le taux d’épargne des titulaires de hauts revenus est beaucoup plus fort que celui des ménages aux revenus modestes (15). L’insuffisance de la consommation des classes populaires et moyennes s’en est alors trouvée structurellement renforcée, d’autant que les baisses d’impôts sur les riches, à l’origine en bonne partie de la dégradation des comptes publics depuis 2017 (16), se sont accompagnées de mesures budgétaires austéritaires pour les dépenses sociales, via notamment les dernières réformes régressives d‘indemnisation du chômage et des retraites, ainsi que pour les dépenses publiques de fonctionnement, en particulier via l’austérité salariale historique imposée aux fonctionnaires (baisse de 15,4 % du pouvoir d‘achat de leur point d‘indice entre juin 2017 et décembre 2024 en prenant comme déflateur l‘indice des prix à la consommation harmonisé d‘Eurostat). 


La lourde responsabilité de l’essor du capitalisme financier et des politiques économiques néolibérales qui lui sont chevillées au corps, dans l’aggravation des inégalités de revenus et de patrimoine (17) ainsi que dans le développement et le maintien d’un chômage de masse en France au cours des quarante dernières années, n’est donc plus à démontrer - désindustrialisation aidant à laquelle la domination de la finance a fortement contribué (recul de l‘emploi salarié industriel de 2,6 millions entre 1975 et 2017, soit une baisse de 45,4 % sur la période 1975-2017). Du reste, le chômage de masse contemporain, telle l’« armée de réserve industrielle » - selon l’expression de Karl Marx - ayant permis au XIXe siècle de maintenir les salaires des ouvriers au niveau du « salaire de subsistance », continue aussi de servir de béquille au capitalisme actionnarial, en induisant un rapport de force en faveur du capital et au détriment de la rémunération des travailleurs pour la répartition de la valeur ajoutée. En final, l’issue de cette phase particulière du capitalisme que représente le capitalisme financier ne fait donc aucun doute pour qui ne veut pas fermer les yeux : le précipice des quatre chaos, pourrait-on dire ! Le chaos économique par la panne qu’il provoque au niveau des principaux moteurs de la croissance économique à long terme ; le chaos social par la persistance d’un chômage de masse et l‘aggravation de la fragmentation sociale qu’il génère ; et le chaos démocratique par son cortège de dérives politiques et médiatiques qu‘il traîne derrière lui, mettant très sérieusement en danger la démocratie : concentration accrue du pouvoir des classes dominantes entraînant un phagocytage des pouvoirs publics par les pouvoirs privés, montée de l’extrême droite se nourrissant du délitement de la cohésion sociale induit par l’aggravation des inégalités, dérives illibérales du pouvoir exécutif au plus grand mépris du respect des libertés publiques et de la souveraineté populaire, développement de la corruption politique au plus haut niveau de l’État (18) et concentration accrue du capital dans les médias mettant en péril le pluralisme et l‘indépendance de l‘information (90 % des médias en France sont aujourd’hui possédés par neuf milliardaires (19)). Sans oublier, bien sûr, le chaos climatique que le capitalisme financier nous prépare inévitablement, sachant que lui et ses fantoches complices dans les sphères politiques de la droite et de l’extrême droite se moquent autant du climat et de l’objectif de la neutralité carbone d’ici le milieu du siècle que des intérêts des travailleurs et du bien commun le plus sacré que représente la démocratie. Plus que jamais, il y a donc urgence à sortir du capitalisme financier avant qu‘il n'emporte l’économie et la société française au fond de ce « précipice des quatre chaos », ce qui impose une transformation radicale du statut de l’entreprise en remettant en cause la souveraineté de l’actionnaire et la dictature de la rentabilité financière à court terme, pour passer à une gouvernance partenariale de l’entreprise, soucieuse d‘une répartition équitable du profit et de la contrainte environnementale. Et ce qui exige aussi une volonté politique jaillissant d‘une véritable révolution politique et démocratique au service de l‘intérêt général et de la justice sociale et climatique. TINA (There is no alternative) ! 


« Notre plus grande erreur fut de n'avoir pas planté le pieu au cœur du vampire : la finance. », Louise Michel (1830-1905).

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(1) Dominique Plihon, Nouveau Capitalisme, coll. Repères, éd. La Découverte, 2016, 4e édition.

(2) La rentabilité financière est mesurée le plus souvent par le résultat net rapporté aux fonds propres de l’entreprise, tandis que la rentabilité économique est évaluée par le taux de profit, rapportant le résultat net au stock de capital fixe productif, c’est-à-dire la valeur du stock possédé par l’entreprise des moyens de production relativement durables (pendant au moins un an) participant directement à la production de biens ou services, dont les biens d’équipement (machines, outils, bâtiments, matériels de transport, etc.). Dans les statistiques de la comptabilité nationale de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), la valeur du stock de capital fixe augmente au cours de la période étudiée grâce à la formation brute de capital fixe (FBCF), soit l’investissement effectué, et diminue avec la consommation de capital fixe, correspondant à la dépréciation subie par le stock d’actifs fixes au cours de la période considérée. L’investissement dit productif fait référence à l’investissement des seules entreprises non financières.

(3) Michel Aglietta et Antoine Rebérioux, Dérives du capitalisme financier, coll. Bibliothèque, éd. Albin Michel, 2004.

(4) Gérard Charreaux, Philippe Desbrières, « Gouvernance des entreprises : valeur partenariale contre valeur actionnariale », Revue Finance Contrôle Stratégie, volume 1, n° 2, p. 57-88, juin 1998.

(5) La pratique financière des rachats d’actions (ou le buy back) consiste pour une entreprise à racheter ses propres actions en circulation sur le marché pour les annuler, afin de provoquer mécaniquement une augmentation artificielle du cours de l’action puisqu’elle réduit du même coup le nombre d’actions disponibles au public.

(6) La volatilité accrue de l’actionnariat se traduit par la diminution de la durée moyenne de détention d‘une action : sur la place de New York, hors traiding de haute fréquence (THF) - ordres automatiques sur les marchés financiers à l‘aide de programmes informatiques -, elle est passée de cinq ans en 1975 à entre dix et onze mois en 2022,…… et à 22 secondes en tenant compte du THF.
En France, les seules données dont on dispose à ce jour sont celles d’une étude de la Banque de France pour l’année 1999 montrant que les ménages conservent en moyenne leurs actions pendant deux ans et dix mois. 

(7) Laurent Batsch, Le capitalisme financier, coll. Repères, éd. La Découverte, 2002.

(8) Pour améliorer la rentabilité financière (rapport entre le résultat net et les fonds propres), les entreprises peuvent augmenter le numérateur (le résultat net), et/ou faire baisser le dénominateur (les fonds propres) en augmentant la part de la dette (effet de levier) et/ou en procédant à des rachats d’actions.     

(9) Selon l’économiste Lawrence H. Summers, depuis le lendemain de la crise financière de 2008, du fait d’une épargne devenue surabondante face à un effort d’investissement en déclin dans les secteurs privé et public, les économies industrialisées sont entrées dans une situation qu’il qualifie de « stagnation séculaire » - selon la célèbre expression introduite par Alvin Hansen dans les années 1930. 

(10) Le principe d’accélérateur simple de l’investissement, dû à l’économiste J.M. Clark au début du XXe siècle, considère que l’investissement net est proportionnel aux variations de la production, et donc de la demande dans le cadre des hypothèses retenues par ce modèle. Ainsi, pour faire simple, en l’absence de capacités de production oisives et avec une productivité constante des équipements, si les entreprises enregistrent une hausse de leurs carnets de commande suite à une augmentation de la demande, elles vont avoir besoin d’augmenter leurs capacités de production, d’où une hausse de leur investissement net, et inversement.  

(11) Les politiques économiques néolibérales, que l’on peut aussi désigner sous le vocable de politiques de l’offre, consistent pour les pouvoirs publics à prendre des mesures censées stimuler directement l’offre productive des entreprises en vue de favoriser la croissance économique à moyen et long termes. Inspirées de la célèbre « loi des débouchés » de l’économiste classique Jean-Baptiste Say au XIXe siècle et des économistes de l‘offre de la fin du XXe, dont un certain Arthur Laffer connu pour la célèbre « courbe de Laffer », elles mobilisent à des degrés divers les principaux volets suivants : austérité budgétaire, désindexation des salaires sur les prix, allègement du coût du travail, flexibilisation du marché du travail, réduction des impôts sur les entreprises et les riches, et mise en œuvre de réformes structurelles régressives visant à réduire les dépenses de la protection sociale. A noter que les gouvernements ayant mené des politiques économiques néolibérales depuis le « tournant de la rigueur », à partir de 1983, ont puisé de manière différente dans cette boîte à outils néolibérale, en privilégiant ou en ne mobilisant pas tel ou tel outil. Par exemple, les politiques néolibérales menées par les gouvernements « socialistes » à partir de 1983 n’ont pas utilisé le volet de la réduction de la fiscalité sur les riches, contrairement aux gouvernements de droite sous les présidences de Nicolas Sarkozy ou d’Emmanuel Macron.   

 (12) La baisse du taux de chômage au sens du BIT - mesure restrictive du chômage fortement critiquable -, depuis 2017, est en effet en trompe-l’œil, ce qui ne permet pas de l’interpréter comme la marque de l’efficacité de la politique de l’offre du gouvernement pour au moins trois raisons. D‘une part, cette baisse s’est aussi accompagnée d’une hausse de la pauvreté : entre 2017 et 2022, on assiste à une augmentation de 500 000 du nombre de personnes pauvres, c’est-à-dire vivant avec un revenu inférieur à 60 % du revenu médian, ce qui porte le nombre de pauvres à 9,1 millions en 2022, niveau le plus élevé depuis l’année 1996 que cette statistique de la pauvreté monétaire existe. D’autre part, la baisse du taux de chômage depuis 2017 a aussi été obtenue en partie grâce à une précarisation accrue de l’emploi, avec en particulier une augmentation considérable du nombre d’apprentis (hausse de 144,8 % du nombre de contrats d’apprentissage en cours au 31 décembre entre 2017 et 2024, après une baisse de 4,9 % entre 2012 et 2017). Enfin, cette période de diminution du taux de chômage, de surcroît inférieure à celle que l’on observe dans la zone euro, s’inscrit dans le contexte très particulier d‘une baisse historique de la productivité du travail, avec un recul de 3,5 % de la productivité par tête entre 2019 et 2023, alors que le rythme des gains de productivité s‘élevait en moyenne l‘an à 0,5-0,6 % entre 2011 et 2019. Se reporter à ce sujet au blog de l’Insee : « A la recherche des gains de productivité perdus depuis la crise sanitaire », juillet 2024, article co-écrit par P. Askenazy, É. Cupillard, G. Houriez, Y. Jalineau et D. Roucher. Lire : Ici.

(13) Le rapport final d’évaluation de France Stratégie d’octobre 2023, sur l’impact des réformes de 2018 baissant la fiscalité du capital, rend compte des travaux empiriques de l’Institut des politiques publiques (IPP) montrant l’absence d’effets positifs significatifs sur l’économie réelle de ces réformes.  
Rapport en ligne, lire Ici.
On pourra lire également de Mathias Thépot, « Fiscalité du capital : les effets des réformes Macron toujours introuvables », Mediapart, octobre 2023. Lire Ici.

(14) Tandis que le patrimoine des ultra-riches a explosé entre 2017 et 2024, la pauvreté a poursuivi sa progression. Ainsi,  le montant cumulé de la richesse des 500 plus grandes fortunes de France a plus que doublé entre 2017 et 2024, passant de 571 à 1 228 milliards d’euros (soit un montant représentant 47,2 % du PIB en 2024 contre 25,7 % en 2017). Le taux de pauvreté (au seuil de 60 % du niveau de vie médian) a progressé de 0,6 point de pourcentage entre 2017 et 2022 (dernière année disponible) en s’élevant à 14,4 % en 2022 contre 13,8 % en 2017. Avec un tableau de la pauvreté laborieuse particulièrement inquiétant en 2022 : plus de 2 millions de travailleurs pauvres (working poor), soit un taux de pauvreté de 6,1% pour les salariés et 18,3 % pour les indépendants. 
Quant à l’indicateur synthétique des inégalités de niveau de vie que représente le coefficient de Gini, il a connu une augmentation de 4,6 % entre 2017 et 2022 (dernière année disponible).     

(15) Si l’on raisonne en termes de revenu disponible et d’épargne nets des ménages, c’est-à-dire en déduisant de leur revenu disponible brut et de leur épargne brute la dépréciation du capital qu‘ils possèdent, selon l’Insee, en 2022, le taux d’épargne nette des cadres, indépendants et chefs d’entreprise est près de six fois plus important que celui des ouvriers (22 % contre 4%). En raisonnant en quintiles au niveau de la distribution des revenus des ménages, on arrive même à un taux d’épargne nette négatif de - 29 % pour les ménages les 20 % les plus modestes alors que celui des ménages les 20 % les plus aisés est de 27 %. 
Données issues de « Consommation et épargne par catégories de ménages en 2022 », Mathias André et Gabriel Bures, Insee Focus, n°228, 2024. 

(16) Dans son rapport sur « La situation et les perspectives des finances publiques », publié en juillet 2024, la Cour des comptes fait état qu’à législation fiscale inchangée par rapport à celle de 2017, donc sans les baisses importantes d’impôts décidées par le couple Macron-le Maire, qui ont bénéficié majoritairement aux ménages les plus riches et aux grandes entreprises, les recettes fiscales auraient été majorées de 62 milliards d’euros en 2023, soit 2,2 points de PIB en moins pour le déficit public en % du PIB !
Rapport en ligne Ici.

(17) Comme le montrent les économistes de l’OCDE, Boris Cournede et Catherine L. Mann, dans l‘article « Effets structurels du développement financier sur la croissance et les inégalités  » publié dans la Revue d’économie financière (Finance et croissance, n°127, décembre 2017), le creusement des inégalités de revenus  induit par la financiarisation du capitalisme au cours des quarante dernières années n’est pas propre à la France, on l’observe en effet également dans tous les pays de l’OCDE. Trois mécanismes explicatifs principaux sont mis en évidence : en haut de la hiérarchie salariale, les salaires sont plus élevés dans le secteur de la finance comparés à ceux pratiqués dans les autres secteurs d‘activités ;  l’expansion des crédits aux ménages profite plus aux ménages aisés qu’aux ménages des classes populaires et moyennes ;  les inégalités de patrimoine financier accentuent les inégalités de revenus via les revenus du capital en forte augmentation avec le développement de la capitalisation boursière et la hausse des dividendes distribués (NDLR (*)). Lire Ici.
(*) En France, en 2021, 1 % des foyers fiscaux concentrent 96 % des dividendes distribués.

(18) Selon l’ONG Transparency International, qui fait chaque année un classement mondial des nations selon son indice de perception de la corruption (IPC) calculé depuis 1995, la France enregistre en 2024 une chute inédite et alarmante dans ce classement en perdant cinq places par rapport à 2023 pour se retrouver à la 25e position, dix rangs derrière l’Allemagne et en s’éloignant toujours un peu plus des pays scandinaves. Lire : Ici.

(19) Laurent Mauduit, Main basse sur l’information, Éditions Don Quichotte-Le Seuil, 2016.

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