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Billet de blog 3 mai 2025

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Fanon et les Damnés de la terre

Le film de Jean-Claude Barny a le mérite d'approcher un personnage hors du commun, très peu connu des jeunes générations, et de mettre en valeur ses écrits sur le colonialisme et le racisme cultivé par le système d'oppression. Souvenir d'un hôpital psychiatrique dans un village du Constantinois.

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Illustration 1

Frantz Fanon est né à Fort-de-France, en Martinique en 1925. Il appartient à la petite bourgeoisie métissée. A 18 ans, en pleine guerre, il s’engage dans l’Armée française de Libération, où il fait l’expérience du racisme. Il est blessé dans les Vosges. Après la guerre, il poursuit des études de médecine, et devient médecin psychiatre après avoir soutenu sa thèse en 1951 à Lyon. Il effectue son stage à l’hôpital de Saint-Alban en Lozère, sous la houlette du célèbre François Tosquelles qui avait combattu en Catalogne contre les Franquistes et avait développé une approche bienveillante du traitement de la maladie mentale. Fanon est l’auteur de plusieurs ouvrages dont Peau noire, masques blancs (1952) et Les Damnés de la terre (1961).

Un réalisateur guadeloupéen, Jean-Claude Barny, vient de sortir un film qui retrace la vie de Fanon [Alexandre Bouyer] en Algérie où il est recruté en 1953 à l’hôpital de Blida-Joinville. Il se sent investi d’une lourde responsabilité (il dit que « sa mission [il faut] la remplir ou la trahir »). Il découvre des malades enfermés dans des caves sordides : il les libère, au grand dam du directeur qui considère que les Nord-Africains n’ont pas de lobe pré-frontal ! Il organise des activités physiques « qui socialisent et régulent ». Il est confronté à l’impact de la guerre et de la torture sur les corps : des malades sont atteints de troubles psychiques.

Illustration 2

Tout un débat a lieu pour savoir si le FLN est terroriste ou résistant (le FLN compte sur Fanon pour soigner ses militants blessés au combat). Fanon considère que le défi pour la France est que le colon lui-même est dominé. Son assistant dit qu’il se sent juif depuis que Vichy a interdit aux enfants juifs d’aller à l’école (en Algérie, tandis que les hommes de Pétain organisait leur déportation en métropole). Le sergent français, impitoyable, d’une extrême cruauté, finit par entrer en dépression, quitte à ce que son supérieur l’exploite pour surveiller le psychiatre qui lui explique que la torture qu’ils infligent aux Arabes les détruit eux-mêmes de l’intérieur.

Fanon se source à Aimé Césaire, Schœlcher, Boris Vian et Sartre. Plusieurs phrases sont citées, extraites des Damnés, dont celle où Fanon assène que le colon utilise un langage zoologique pour décrire le colonisé : « le colon, quand il veut bien décrire et trouver le mot juste , se réfère constamment au bestiaire ». Le colonisé voit bien qu’on le prend pour un animal, il sait qu’il ne l’est pas : « dans le même temps qu’il découvre son humanité, il commence à fourbir ses armes pour la faire triompher ». Une autre citation renvoie aux rêves de l’indigène : « des rêves d’action, des rêves agressifs ». Le décolonial psychiatre constate que le colonisé exprime d’abord son agressivité contre les siens, « car le colonisé rêve toujours de s’installer à la place du colon », le monde du colon rejette mais fait envie, avant que les colonisés ne s’organisent pour diriger leur révolte de dominés contre les dominants. C’est le système qui cultive le racisme, ce n’est pas constitutif de l’espèce humaine.

Illustration 3

Les événements de 1945 à Sétif sont évoqués (répression horrible par l’armée française, provoquant 15 000 morts). Le soutien de Fanon au FLN le met en danger et il doit partir avec sa famille à Tunis. Fanon n’aura pas le temps de mener plus avant son soutien aux colonisés révoltés : atteint d’une leucémie, soigné aux USA dans un État qui accepte les mariages mixtes (!), il meurt à 36 ans, en 1961 (enterré en Algérie). Son épouse blanche, Josie [Déborah François], n’a cessé non seulement de le soutenir mais de l’inciter à tenir tête quand il flanchait. Elle vivra après l’Indépendance en Algérie, durant 28 années, ayant une activité de journaliste : dépressive, elle se suicide en 1989, avant la décennie noire.

Pour ma part, je considère ce film comme une bonne manière d’approcher ce personnage hors du commun, totalement oublié. Le Masque et la Plume (France Inter), le 13 avril, n’a pas trop aimé : « trop scolaire », « le sexisme n’est pas déconstruit », l’acteur est « porte-parole de la pensée de Fanon, récitatif », « raideur du personnage qui le rend antipathique », « dialogues qui ne marchent pas ». Christophe Bourseiller, il fallait s’y attendre, n’y voit qu’une leçon de morale ! Moralité : d’une part je suis sans doute (trop ?) bon client du cinéma (pas du tout critique cinématographique), d’autre part il est fort possible que Fanon, par les temps qui courent, n’intéresse pas du tout une certaine intelligentsia. 

FANON Bande Annonce (2025) Nouvelle, Olivier Gourmet © Allociné | Bandes Annonces

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. El Madher : en août 1974, effectuant un voyage d’étude en Algérie, j’ai visité le petit hôpital psychiatrique de El Madher (wilaya de Batna, au sud de Constantine). Il y avait 50 hommes et 30 femmes. Nous étions donc 12 ans après l’Indépendance : le médecin qui nous a fait visiter nous a dit que 80 % des malades avaient des symptômes consécutifs à la répression et à la torture durant la guerre. Une jeune fille de 17 ans était hospitalisée, elle, suite à un mariage forcé. L’établissement était propre, mais il manquait manifestement de moyens, peu d’activités. Les malades étaient désœuvrés, déambulant dans les couloirs ou dans une cour. L’objectif officiel était de limiter l’hospitalisation à trois mois, avant un suivi en ambulatoire. Chaque fois que j’ai approché les textes de Fanon (car dans Les Damnés de la terre, il consacre tout un passage à l’impact psychiatrique de la guerre), j'ai pensé à El Madher.

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. suivre l'émission de A l'air libre sur Mediapart avec Adam Shatz et Edwy Plenel, en accès libre, pour la présentation du livre de Shatz Frantz Fanon. Une vie en révolutions (La Découverte) : ici.

Illustration 5

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