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Billet de blog 3 novembre 2015

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Le Fils de Saul

Le Fils de Saul est un film dans lequel Saul est membre des Sonderkommandos, juifs chargés des basses besognes de l'extermination à Auschwitz avant d'être eux-mêmes exécutés. Le réalisateur, Laszlo Nemes, s'attache à ce personnage engagé dans une quête de tous les instants pour donner une sépulture à un enfant. Le massacre est en toile de fond, avec toute la violence d'une image floutée. Sortie en salle le 4 novembre.

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Le Fils de Saul est un film dans lequel Saul est membre des Sonderkommandos, juifs chargés des basses besognes de l'extermination à Auschwitz avant d'être eux-mêmes exécutés. Le réalisateur, Laszlo Nemes, s'attache à ce personnage engagé dans une quête de tous les instants pour donner une sépulture à un enfant. Le massacre est en toile de fond, avec toute la violence d'une image floutée. Sortie en salle le 4 novembre.

Des membres de la famille de Laszlo Nemes ont disparu, assassinés à Auschwitz. En 2005, paraissent les manuscrits des Sonderkommandos d'Auschwitz-Birkenau, sous le titre Des voix sous la cendre : ce sont des témoignages rédigés par des juifs, membres de ces commandos, ayant eu le temps d'enterrer ces écrits avant d'être eux-mêmes exécutés. Ces textes ne furent découverts que des années plus tard (le dernier en 1980) : ils décrivent l'horreur absolue. On a déjà lu le pire, mais là c'est le pire du pire. L'état de conservation de ces documents rendent certains passages illisibles, mais il en reste suffisamment pour que l'on comprenne que l'Enfer de Dante n'est rien comparé à ce que les hommes d'un pays à la pointe de la Civilisation occidentale ont été capables de faire subir à leurs frères en humanité.

Laszlo Nemes, après la lecture de ces textes, décide de faire un film qui lui tient à cœur depuis longtemps. Il raconte l'histoire d'un homme, Saul, qui est affecté à cette fonction qui consiste à conduire à la chambre à gaz des cohortes de juifs, puis de sortir les cadavres et de nettoyer la scène du crime. Il fallait être en bonne santé pour être sélectionné à cette tâche immonde. Saul (Geza Röhrig) est filmé de très près de sorte que tout autour de lui soit flou. L'homme a le visage fermé, tête baissée, les yeux noirs au fond des orbites, regard  caverneux et voix étrangement fluette.

Pendant tout le film, on a le souffle coupé car le massacre est suggéré, on devine les corps nus, on reconnaît les uniformes allemands, on entend les hurlements des SS et les cris de désespoir  des internés. Ils ne comprennent pas ce qui leur arrive mais redoutent le pire. Progressivement, on va les apercevoir plus distinctement, mais longtemps cet effet d'effacement est sidérant. Bien davantage que si on voyait nettement l'hécatombe qui entoure Saul. Le réel, pourtant dans toute sa crudité, aurait tendance à banaliser le Mal. C'est ce qui se passe lorsque l'on voit certains documentaires, historiquement nécessaires, mais conduisant à déshumaniser l'horreur. Il me semble que l'une des scènes les plus fortes à ce sujet c'est celle où, dans Amen, de Costa-Gavras, un officier soulève un œilleton pour voir ce qui se passe dans la chambre à gaz. On ne voit rien, on imagine, et c'est bouleversant. Il en est presque de même ici : on n'entre pas dans ce lieu pendant la mise à mort, on n'assiste pas en direct à l'exécution.

Saul va passer son temps à chercher à enterrer un enfant qu'il présente comme son fils. Il lui faut trouver un rabbin pour réciter le kaddish. Il est présent lorsque des membres des Sonderkommandos, résistants, tentent de prendre des photos de femmes juives abattues et incinérées (épisode authentique, la photo existe). Le visage de Saul nous hante encore longtemps après avoir vu le film, de même que cette personnalisation, chère au cinéma, ne cesse d'interroger : pour rendre compte non seulement d'une histoire individuelle mais aussi d'un événement, le cinéma fixe son objectif sur un individu. Ici aussi, à propos d'une tragédie sans nom qui a touché tant d'êtres humains, il semble que le cinéaste soit acculé à devoir décrire ce qu'il advient à un seul d'entre eux : Saul, qui est comme un zombi, préoccupé avant tout à donner corps à cette mission qu'il s'est donné, à savoir ne pas privilégier le sauvetage éventuel des vivants mais offrir une sépulture à un enfant. Même si l'on n'ignore rien de ce qui entoure cette quête poignante.

Saul est Hongrois, l'enfant aussi. Et Laszlo Nemes également. Au cours du récit, on sent l'importance de la nationalité. Une solidarité d'appartenance au même pays est manifeste, davantage qu'à la même religion. Je me souviens alors que, dans Shoah de Claude Lanzmann, des témoins qu'il interroge parviennent à résister à l'émotion alors qu'ils évoquent les scènes les plus horribles, mais finissent par craquer au moment précis où ils abordent un événement qui fait intervenir la mère patrie. Tel Filip Müller, Tchèque, qui après avoir, sans broncher, tout en luttant contre l'émotion, fait le récit effroyable de ces hommes, femmes et enfants apeurés, conscients de ce qui leur arrivaient, raconte une anecdote où des condamnés se mettent à chanter : "le chant emplit le vestiaire entier, l'hymne national tchèque, puis la Hatikva[hymne hébreu de l'Espérance] retentirent. Cela m'a terriblement ému". Puis, pour la première fois, il ne peut plus parler, ne peut plus témoigner et est secoué de sanglots. Ou Abraham Bomba filmé par Lanzmann dans son salon de coiffure en Israël, témoignant tout en magnant le ciseau et coiffant un client. Il a l'air grave mais ce qu'il raconte est insoutenable : il coupait les cheveux aux femmes au moment où elles entraient dans la chambre à gaz. Lui reste de marbre, mais on perçoit bien qu'il se donne une contenance, qu'il lutte pour paraître froid et pouvoir poursuivre le récit. Soudain, il évoque le souvenir de ces femmes qui arrivaient de son village, de Czestochowa (Pologne), et qu'il connaissait. Alors, il ne parvient plus à prononcer les mots, il s'interrompt, dit que "c'est trop affreux", qu'il ne pourra pas. Il détourne la tête, voudrait que la caméra s'arrête. Moment excessivement émouvant. Mais il est poussé par le réalisateur à aller jusqu'au bout de son souvenir et à décrire cette angoisse de mort qu'éprouvaient ces êtres dénudés, avant même de comprendre que les douches étaient mortelles.

A proximité d'Auschwitz ou de Birkenau, coulait une rivière paisible en bordure d'une forêt : Saul et ses compagnons jettent à la pelle, dans le cours d'eau, des montagnes de cendres humaines. Les bourreaux prétendaient avoir bonne conscience mais cherchaient à tout prix à dissimuler leur forfait. Saul, lui, indépendamment des actes qu'on lui impose et où l'humanité est désormais réduite à néant, s'est attelé à un rite universel mais qui ici a disparu : révérer le cadavre de cet enfant.

Photos du film [captures d'écran]

Bande annonce : ici

[film vu en avant-première lors du festival de Ciné 32, Indépendance(s) et Création, à Auch en octobre]

Bibliographie :

. Des voix sous la cendres, Manuscrits des Sonderkommandos d'Auschwitz-Birkenau, Calmann-Levy et Mémorial de la Shoah, 2005.

. Sonderkommando, dans l'enfer des chambre à gaz, par Shlomo Venezia, préface de Simone Veil, Albin Michel, 2007.

Le second anéantissement

France 2 a rediffusé dimanche soir un documentaire sur Simone Veil : c'était l'occasion d'entendre une nouvelle fois Jean-Marie Le Pen évoquer le fameux "détail" (sur RTL, en 1987). On a retenu le fait que face au chiffre de six millions de morts, il avait rétorqué : "c'est un point de détail". Il ne s'agissait pas vraiment de nier les morts, mais de dire que ces morts se mêlent aux autres que la guerre a causées. En réalité, il a été plus loin et, selon une méthode prisée à l'extrême droite, il a dit les choses sans les dire, de façon allusive : "Je ne dis pas que les chambres à gaz n'ont pas existé. Je n'ai pas pu moi-même en voir" (Dieudonné produit aussi des phrases ainsi construites). Crapuleux. Et d'ajouter : "Voulez-vous me dire que c'est une vérité révélée à laquelle tout le monde doit croire, que c'est une obligation morale ? Je dis qu'il y a des historiens qui débattent de ces questions." Il a par la suite répéter ce genre de propos, jusqu'à son exclusion du parti. Mais l'on sait très bien que ce fond négationniste subsiste au sein du FN. Poursuivi à nouveau en correctionnelle, il n'a pas encore été jugé (mais s'en tirera peut-être car cette fois-ci chez Bourdin, en avril, il s'est "contenté" de dire que les chambres à gaz étaient un point de détail, ne niant pas les morts, et donc sous-entendant que mourir exterminés ou sur un champ de bataille c'est la même chose, ce qui est sa façon de banaliser le massacre et finalement de le nier). Pour ses propos de 1987, il avait été condamné à une simple amende (équivalente à 183 000 euros). Peine bien légère : il va de soi que quiconque s'aventure à nier l'entreprise d'extermination participe à un second anéantissement de ces innombrables victimes et devrait, pour cela, en payer le prix fort.

 Billet n° 233

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