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Réussite par la sécurité très bien assurée, par la librairie qui fut très sollicitée (Les Petits Papiers, venus d'Auch), par le nombre de participants (3000 certains jours, peut-être 5000 sur les trois jours) et par la qualité des intervenants et de leurs prestations (une centaine). Impossible bien sûr d'assister à toutes et d'en rendre compte, mais notons Matthieu Suc (Mediapart) sur l'assaut de Saint-Denis, Kamel Daoud écrivain algérien, Fabrice Arfi (Mediapart) sur les affaires (Cahuzac, Woerth-Bettencourt, Sarkozy-Khadafi-Karachi), Hélène Frachon sur le scandale du Mediator, Guillaume Ancel sur le Rwanda et l'opération dite humanitaire Turquoise, David Thomson (un des meilleurs spécialistes) sur le retour des djihadistes, Nicolaï Kobliakov sur la corruption en Russie, Jean-Pierre Perrin, journaliste, grand connaisseur de l'Iran. Et aussi sur la prison, sur les révolutions alimentaires, sur les initiatives collaboratives, sur Wikipedia. Des participants de tous les âges, mais beaucoup de jeunes (la trentaine, y compris des pères donnant le biberon à leur enfant), le tout dans un décor bucolique.

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Je me fais l'écho ici de quelques interventions et témoignages "vivants" de lanceurs d'alerte ou de journalistes qui ne craignent pas d'informer, loin de représenter tout ce qui s'est passé au cours de ces trois jours.
Les mensonges sur l'assaut de Saint-Denis
Matthieu Suc, journaliste à Mediapart, fait un exposé sur l'assaut du RAID à Saint-Denis le 18 novembre dernier (après les attentats de Paris). La thèse officielle a été de dire que les forces de l'ordre avaient "essuyé le feu pendant des heures dans des conditions jamais rencontrées jusqu'à présent". Or (et c'est Matthieu Suc qui le révéla moins de 3 mois plus tard sur Mediapart : ici), sur des milliers de cartouches tirées, 11 seulement l'ont été par les terroristes (qui avaient un pistolet, et non pas des kalachnikov contrairement à ce qui a été dit). Les policiers ne sont pas parvenus à faire sauter la porte en bois de l'appartement dans cet immeuble pourri. Les terroristes ayant sauté avec leur ceinture d'explosifs, pendant des heures les hommes du RAID ont tiré, en réalité sur des cadavres, y compris sur leur chien, Diesel.

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Devant un auditoire attentif et nombreux, Matthieu démonte et démontre les mensonges et la dissimulation de preuves, le peu de curiosité de la justice, les tensions internes au RAID (il y avait 3 colonnes d'assaut : une colonne a refusé de remplacer une autre à court de munition). Dans le feu de l'action, on peut comprendre la peur qui tenaillait ces hommes du RAID : "ils tirent, il est 4h22 et les hommes du RAID ont peur". Mais ce que ces derniers ne pardonnent pas au journaliste c'est d'avoir conclu ainsi son article. Par contre, le fait que le RAID ait tiré sur des habitants innocents, dont l'un a eu le bras transpercé (ici) cela ne pose aucun problème. Pourtant ils levaient les bras, criaient leur innocence. Ni le fait, comme le relève Matthieu Suc, qu'en France, tous les terroristes sont morts, s'étant fait exploser, ou ayant été tués par la police. Ce qui restreint les possibilités d'enquête. Les Belges ont arrêté plusieurs djihadistes : le seul vivant dans une prison française a été arrêté par la police belge, tant moquée pourtant par certains officiels en France. Enfin, et c'est la raison de ce sujet dans ce festival, même sur ces questions terribles, il appartient à une presse digne de ce nom de ne pas s'en laisser compter. Même si ces révélations ne sont pas rassurantes, rien ne justifie qu'on les taise. Bien évidemment, si l'information fuite c'est que quelques témoins de premier plan n'admettent pas ces mensonges.
Paroles de déserteurs
Daech, paroles de déserteurs, documentaire de Thomas Dandois et François-Xavier Trégan :

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Lorsque Daech est arrivé à Rakka, l'électricité a été rétablie, l'ordre est revenu et les habitants ont apprécié. Mais très vite, les cours de théologie et les tribunaux islamiques ont exaspéré la population. Puis ce fut une répression terrible. Des déserteurs s'expriment dans ce film : Abu Maria, Abu Ali, Abu Oussama, originaires de Syrie ou de Jordanie. Ils témoignent qu'Européens et Américains étaient contraints d'égorger des poulets, pour s'entraîner avant de procéder à de vraies exécutions avec des couteaux sciemment non aiguisés. Des enfants ont effectué le trajet entre Rakka et la frontière turque en voyant le bord du chemin parsemé de têtes décapitées. Les volontaires du réseau basé en Turquie, chargé de favoriser la désertion des djihadistes, se méfient sans cesse car l'État islamique est capable d'envoyer de faux déserteurs. Par ailleurs, étrangement, les États européens ne s'intéressent pas à l'activité du réseau, alors qu'il fait sortir des individus qui reviendront dans leur pays d'origine. Ils sont partis la fleur au fusil, si l'on peut dire, parfois attirés par ce qu'on leur faisait miroiter : une allocation mensuelle de 1000 € (100 € pour les non-étrangers), une maison, un panier alimentaire, gaz, électricité, allocation (on voit le document) pour acheter des meubles. Daech a de l'argent : pétrole, banques pillées, impôt islamique. Mais cela revient aux combattants, pas à la population : un "repenti" dit avoir vu les gens mendier dans les rues. La population était terrorisée : il devait passer le plus clair de son temps à la rassurer.
[ce film est passé sur Arte le 15 mars dernier : http://boutique.arte.tv/f10921-daech_paroles_deserteurs ]
Retour des djihadistes
Récit de David Thomson, de RFI, l'un des meilleurs experts sur le sujet :

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A partir de début 2014, il existe une telle tension interne entre djihadistes que des jeunes s'adressent aux consulats et aux journalistes pour faciliter leur exfiltration. Au départ ils étaient venus combattre Bachar mais passaient finalement leur temps à draguer les filles sur Internet. Puis certains d'entre eux meurent au combat, et parfois dans des affrontements entre sunnites, comme eux. Deux frères de sang sont morts dans des combats entre djihadistes et dans des camps opposés. Description surréaliste de Thomson du comportement du consulat, du style : "Vous voulez passer la frontière, vers quelle heure ?", et les djihadistes de supplier : "Prévenez les Turcs, qu'ils ne nous tirent pas dessus !". La France continue à assurer leur protection, alors même que ce ne sont pas des repentis. Ils veulent juste rentrer, le plus souvent totalement inconscients de la situation illégale dans laquelle ils se trouvent. La plupart affirment qu'ils étaient … infirmiers et non pas combattants. D'une part les bombardements, d'autre part la paranoïa de Daech, font que c'est la débandade, l'élan de victoire est cassé. 1/4 sont rentrés, surtout des hommes, qui sont tous passés par la case prison (20 femmes seulement sont rentrées sur 250, 3 seulement ont fait de la prison pour des faits graves). Les enfants nés là-bas reviennent avec leurs parents, sans existence légale. La plupart de ces djihadistes ont un niveau scolaire très bas, ils s'appellent entre eux "SEGPA", même s'ils se disent médecins, ingénieurs.
Impossible de citer l'ensemble des propos, très inquiétants, de D. Thomson, qui constate que 400 enfants ont vécu dans un tel contexte de violence. Par ailleurs, il s'attend à un attentat en France dans une prison. Il ne croit pas à la déradicalisation : les rares qui en sont sortis l'ont fait par eux-mêmes. A une question que j'ai posée sur les volontaires partis auprès des Kurdes ou de l'ASL (non djihadiste), et sur l'attitude de la France à leur égard au retour, D. Thomson répond qu'ils sont rares mais que leur sort est différent, au grand dam des djihadistes qui font les étonnés estimant qu'ils devraient bénéficier d'une même mansuétude, étant partis pour protéger leurs frères : on devrait même leur décerner la Légion d'honneur.
Le Rwanda et la France
Guillaume Ancel, lieutenant-colonel, témoigne. Il a participé à l'Opération Turquoise, sensée faire de l'humanitaire au Rwanda après le génocide qui a tué près d'un million de Tutsis et de Hutus modérés. La France soutenait le régime au pouvoir hutu à Kigali, y compris militairement, et ne bouge pas pendant toute la durée du génocide. Ancel arrive sur place le 24 juin, aucune information ne leur est donnée sur la situation, les ordres sont contradictoires, et un officier d'opération est chargé de ne laisser aucune trace de ces ordres. Dans un premier temps, après 3 mois de génocide, l'armée française a pour objectif de s'en prendre aux soldats tutsis du FPR qui combattent le pouvoir hutu et donc les génocidaires. Puis brutalement on leur annonce qu'ils ont une mission "humanitaire". Pourtant, Ancel apprend que la France livre des armes aux Hutus réfugiés dans des camps au Zaïre, tout en veillant à ce que les journalistes présents sur place ne voient rien.

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Nous étions en pleine cohabitation (Balladur premier ministre) : Guillaume Ancel met en cause les deux camps, dont Juppé et Védrine. Il accuse la presse d'avoir fait profil bas, les parlementaires d'avoir fermé les yeux (la commission d'enquête de Paul Quilès a tout fait pour ne pas connaître la vérité, sachant que les militaires avaient ordre de la Muette de ne pas parler sous peine de sanctions). Intervenant dans un colloque, il reçut la consigne du président du think tank de ne pas parler : "car ce témoignage pourrait troubler les Français". Il évoque également le scandale de Bisesero, où des survivants des massacres font appel à des militaires français qui reçoivent l'ordre de ne rien faire. Plusieurs centaines sont massacrés, mais des sous-officiers en désaccord avec cet abandon, reviennent sur place et parviennent à provoquer une opération de secours. Une procédure judiciaire est en cours sur cette affaire.
Il est évident que l'accusation portée contre la France qui non seulement aurait fermé les yeux sur un génocide qu'elle aurait pu empêcher, mais aurait même aidé les tueurs est très grave. Elle est contestée par certains qui accusent l'actuel chef d'État rwandais d'avoir provoqué lui-même beaucoup de massacres et même d'avoir favorisé (!) ce génocide pour faciliter sa prise de pouvoir. Le témoignage de Guillaume Ancel avait toute sa place dans ce festival du journalisme vivant sur une dissimulation d'État qui mérite d'être éclaircie. Il réclame une commission d'historiens et l'ouverture de toutes les archives.
Guillaume Ancel a publié plusieurs articles sur cette affaire sur son blog de Mediapart, dont un texte récent sur Bisesero : https://blogs.mediapart.fr/guillaume-ancel
Le Mediator : empoisonnement délibéré
Irène Frachon, pneumologue, a fait le récit de l'affaire du Mediator produit par le Laboratoire Servier. On croit connaître le scandale mais entendre celle qui lança l'alerte résumer son combat, ça fait froid dans le dos. Rappel des faits : le Pondéral puis l'Isoméride, contenant une substance toxique (la norfenfluramine, proche de l'amphétamine), sont interdits après un immense scandale sanitaire : des "dizaines de milliers de victimes" en France et des indemnisations de "plusieurs milliards de dollars" aux USA. Ce qui n'empêche pas Servier, en toute connaissance de cause, de commercialiser le Mediator, contenant la même substance toxique, pour le traitement du diabète, en fait massivement utilisé pour la perte de poids. 5 millions de Français ont été intoxiqués par ce "poison", Irène Frachon parle d'"un empoisonnement délibéré". 10 000 patients ont déposé un dossier de plainte contre le Mediator. On estime qu'il a provoqué la mort de 2000 personnes.

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Irène Frachon se lâche : "criminalité en col blanc", "gangsters", "embrouilles et saloperies" des gens de chez Servier et des médecins et cardiologues complices (sponsorisés massivement par Servier), refusant d'admettre leur erreur. Elle raconte le calvaire de Mireille, son combat qui a duré de nombreuses années, alors qu'elle était à certains moments entre la vie et la mort, les expertises humiliantes par des "experts" de Servier odieux, des psychiatres ignobles (preuves à l'appui), des ténors du barreau grassement payés juste pour toujours reporter les audiences. Mireille avait déclaré : "ils ont bousillé ma vie et en plus ils me terrorisent". Elle finira par obtenir une indemnisation qui équivaut à un mois de salaire du PDG de Servier !
Irène Frachon, qui n'a pas été seule à mener le combat (la très bonne revue spécialisée, indépendante des labos, Prescrire avait lancé des mises en garde), parle de "tordre le bras à ces salopards" et à toute cette "corruption médicale". La loi santé, adoptée cette année, tant combattue par les médecins (à propos du tiers-payant surtout) a permis de relancer ces dossiers d'indemnisation (qui en a entendu parler ?). L'Agence du médicament a été mise en examen pour négligence. A l'automne 2015, les premières condamnations sont tombées à l'encontre du labo Servier [les indemnités accordées à des malades très gravement atteints équivalent, selon mes calculs, à 1/10 000ème de l'indemnité pour préjudice moral accordée à Bernard Tapie : que vous soyez puissants ou misérable]. Notre lanceuse d'alerte a été longuement applaudie par une assistance très émue, consciente de ce que représente un tel combat face à ces puissances d'argent.
Les mauvaises langues ne manqueraient pas d'apporter cette précision supplémentaire : Nicolas Sarkozy fut un des avocats de Servier et il lui décerna, sans complexe, la grand-croix de la Légion d'Honneur.
[j'ai feuilletonné ces textes sous formes de posts sur mon compte Facebook, du dimanche 31 juillet à ce vendredi 5 août]
. Ce festival a été pour moi l'occasion de retrouver Jean-Pierre Perrin, journaliste à Libération, rencontré voici bien trente ans à Besançon, alors que tous deux nous étions intervenus sur la presse auprès de lycéens ou étudiants, lui au titre de l'AFP, moi de la revue franc-comtoise L'Estocade. Et nous nous sommes reconnus ! Au festival, il assurait plusieurs petites chroniques délicieuses sur un pays qu'il connaît bien pour s'y être rendu si souvent : l'Iran.
. Même s'il est trop tard, voici ce que fut le programme complet des trois jours :
https://www.les-ateliers-de-couthures.fr/

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Billet n° 272
Contact : yves.faucoup.mediapart@sfr.fr
Tweeter : @YvesFaucoup
[Le blog Social en question est consacré aux questions sociales et à leur traitement politique et médiatique. Voir présentation dans billet n°100. L’ensemble des billets est consultable en cliquant sur le nom du blog, en titre ou ici : Social en question. Par ailleurs, tous les articles sont recensés, avec sommaires, dans le billet n°200]