Le petit Bastien est mort martyrisé. Ses parents ont été lourdement condamnés. Les associations, qui se portent partie civile et utilisent ces procès en général pour se rappeler au bon souvenir de l'opinion publique et s'en prendre aux services sociaux, ont plutôt fait profil bas. Tandis que les trolls sur Internet dézinguaient les "sociaux" et en appelaient à la peine de mort pour les parents meurtriers.
Dans un billet sur Facebook le 8 septembre, j'exprimais ma crainte : "Il y a fort à parier que l'on aura droit aux caricatures habituelles à l'encontre des professionnels sociaux qui, eux, consacrent leur temps à accompagner des parents dans leur rôle parental, ou à agir, sous couvert de la justice, pour que les enfants soient en sécurité. La culpabilité des parents ne suffit pas, d'où ce déchaînement à chaque fois qu'un tel drame se produit". Je concluais sur la nécessité d'attendre les informations qui seraient éventuellement fournies durant le procès. Si, sur les réseaux sociaux et sur les sites des médias, on a eu droit à des commentaires qui, le plus souvent, vilipendaient comme prévu les services sociaux et en appelaient à la torture et à la peine de mort pour les parents, les dites associations n'ont pas suivi le délire des trolls. Pourquoi ?
Peut-être parce que, chose rare, le Conseil Départemental (CD) de Seine-et-Marne avait pris une avocate et manifestait ainsi, en étant partie civile, qu'il était lui-même atteint par cet acte immonde qui a eu lieu en novembre 2011 (l'enfant est mort, enfermé par son père dans la machine à laver mise en route). Lorsque l'avocat de la mère a voulu, comme moyen de défense, mettre en cause le CD, la directrice des services sociaux a rétorqué vertement, rappelant que les coupables sont dans le box et que le service social est lui-même atteint par l'acte qu'ils ont commis. Quand la grand-mère a affirmé à la barre qu'elle avait "fait un signalement en 2009", l'avocate du Département a précisé qu'elle s'était contentée de déposer à la Maison des Solidarités les enfants que sa fille lui avait confiés inopinément parce qu'elle devait partir en formation.
Sans se retrancher derrière un secret professionnel, parfois un peu trop systématiquement invoqué, la directrice et un assistant social ont, par exemple, à la barre, fourni des informations sur l'état de la sœur (4 ans au moment des faits), placée depuis en famille d'accueil, permettant d'éclairer ce qu'a vécu Bastien : cela évite de suspecter le service social de se taire pour cacher des éléments qui lui seraient défavorables.

L'île aux Poupées, Mexique [site Toolito]
Nombreux signalements
Deux ans avant le drame, un appel anonyme avait alerté sur cette situation. Un placement de l'enfant (accueil provisoire c'est-à-dire non judiciaire) avait été proposé aux parents qui avaient refusé. Ils vivaient dans des conditions très précaires. Alors signalement a été fait, par les services du Conseil Départemental au parquet de Meaux qui n'a pas estimé devoir saisir le juge des enfants, considérant sans doute qu'il n'y avait pas réel danger. Et c'est là l'explication vraisemblable de la relative mesure des propos qui ont été tenus au cours du procès à l'encontre des services sociaux. Ils ont dû continuer à intervenir, en sachant que la justice ne prendrait pas le relai. L'hygiène laissait à désirer, l'enfant était tombé selon la mère et avait un bleu : au procès, l'avocat de la mère, qui ménage le Parquet, se plait à invectiver le service social : "qu'est-ce qu'il faut aux services sociaux pour considérer qu'un enfant est en danger ?" Des services sociaux qui avaient effectué 3 signalements à la Justice (dont le dernier en juillet 2011), et des professionnels de terrain (travailleurs sociaux et enseignants) qui avaient fait remonter plusieurs informations préoccupantes (IP) entre décembre 2009 et octobre 2011 (à la veille de la mort de l'enfant). D'ailleurs, le travailleur social avait finalement obtenu l'accord des parents pour un placement de Bastien. Le rendez-vous était fixé le 17 novembre, que les parents n'ont pas honoré. Une semaine plus tard, le père punissait son enfant d'une façon meurtrière.
Le travailleur social suivait la famille depuis février et avait effectué dix visites à domicile. Si le contexte éducatif était préoccupant, il n'avait pas repéré de signe de maltraitance sur les enfants. Bastien, selon lui, était "un petit garçon très dynamique, joyeux, observateur". Envahi par l'émotion, il confie que l'enfant "était plein de vie". Il avait fait en sorte qu'il entre à l'école maternelle à la rentrée de septembre. Tout allait bien, puis, compte tenu de problèmes de comportement, un suivi psychologique proposé avait été accepté par les parents.
Ce travailleur social avait demandé l'anonymat lors de sa déposition comme témoin à la barre de la Cour d'Assises, ce qui a été respecté par les médias, mais un journal a tenu à le décrire physiquement avec précision, sans doute pour jouer sur le contraste entre son apparence solide et le fait qu'il était particulièrement ému. Il a exprimé à la barre son malaise, surtout lorsque le message téléphonique que le père lui avait laissé sur son répondeur a été diffusé dans la salle. Le père, qui venait de rater le rendez-vous en vue du placement de Bastien, disait qu'il n'en pouvait plus et qu'il allait passer le gamin par la fenêtre : le travailleur social, du fait de son absence d'une semaine pour maladie, n'avait pu entendre ce message à temps. A l'écoute, il s'effondre : ce fait a été largement rapporté par les médias, comme s'ils attendaient que sa détresse soit évidente pour exonérer le professionnel de toute responsabilité. Il a fallu, étonnamment, que ce soit l'avocat du père, qui le rassure et lui déclare que seuls les parents étaient accusés : "Vous devez savoir que vous avez fait ce que vous aviez à faire, vous avez fait votre boulot. Je vous dis cela car je suis un avocat de la défense." Émue par la déposition du travailleur social (tout en s'excusant de ne pouvoir pleurer), la mère a reconnu qu'elle n'avait rien dit au service social et que, désormais, elle regrettait ce silence, lié, selon elle, à la peur de son ex-conjoint, qui la battait.
Sculpture de Jean-Louis Toutain, Toulouse [Ph. YF]
Travailleurs sociaux pas assez formés ?
L'avocat de l'association L'Enfant bleu, partie civile, est gêné : d'ordinaire, il s'agit d'accabler les professionnels sociaux. Mais là, il avoue au travailleur social : "Votre émotion est la nôtre" (c'est bien la première fois) et "il n'y a pas lieu de mettre en cause des individus, c'est le système qui a failli" et de stigmatiser l'absence "de formation à l'identification de la maltraitance". C'est effectivement la tactique des deux associations présentes (L'Enfant bleu et Enfance et Partage) : les travailleurs sociaux ne seraient pas assez formés à détecter la maltraitance.
Je rappelle juste ici ce que j'ai écrit bien souvent : ces associations (et les deux autres, Innocence en danger et la Voix de l'enfant, qui, elles, sont restées bien silencieuses : rien sur leurs sites) n'ont pas de réels engagements sur la maltraitance à enfants, sinon de façon très ponctuelle. Leur activité consiste à lancer des campagnes et surtout à organiser des galas avec des people pour collecter des fonds et permettre ainsi à quelques dirigeant(e)s de financer leur fonction (l'une a été condamnée jadis lourdement pour abus). Quand un débat a lieu dans une radio par exemple, les responsables de ces associations ne se déplacent pas : elles y envoient leurs avocats, dont certains montrent par leurs interventions qu'ils ne connaissent pas grand-chose du problème, excepté quelques lieux communs. En conséquence, je ne suis pas persuadé qu'elles soient légitimes à exiger davantage de formation, proposition tarte à la crème qu'elles lancent, faute de pouvoir en dire plus sur le sujet.
Certes, on peut toujours se former davantage. Y compris sur la capacité à détecter la maltraitance. Mais on ne répétera jamais assez qu'après un acte barbare il est facile de prétendre que cela devait se déceler avant. Certains ne se privent pas d'ironiser sur les travailleurs sociaux qui soit fermeraient délibérément les yeux, soit ne verraient rien. Je ne prends pas la peine de démonter cette assertion ridicule. Je note que dans l'affaire de la petite Marina, où pour les donneurs de leçons tout était évident, non seulement des gendarmes n'ont rien vu, mais surtout l'hôpital qui a recueilli l'enfant pendant plus de deux semaines (rentrant deux week-ends chez elle sans problème), a émis des doutes, mais n'excluait pas une maladie organique, décidant de ne pas saisir les autorités judiciaires.
Bons et mauvais parents
J'ai déjà eu l'occasion d'écrire que la formation à mettre en place consiste plutôt à aider les professionnels à permettre aux parents de jouer pleinement leur rôle de parents. A travailler davantage la question de la parentalité. Bien souvent, ceux qui discourent sur l'enfance maltraitée ne se rendent pas compte qu'ils portent gravement atteinte à la protection de l'enfance en croyant qu'elle consiste seulement à déceler les cas les plus graves. Alors que des enfants sont en difficulté sans forcément être maltraités. Ce projecteur mis sur les cas qui défrayent la chronique, par sensibilité réelle, ou par calcul (parce que ça marche bien pour l'audimat), évacue toute la graduation des actions à mener auprès de familles qui ne vont pas bien et qui ont besoin d'aide. Dans cette façon d'aborder la question, caricaturale, avec le soutien, je l'admets, d'une grande partie de l'opinion publique, le message subliminal est le suivant : il y a d'un côté les bons parents qui élèvent si bien leurs enfants, de l'autre des tortionnaires qui massacrent leurs gamins. Nous, on est du bon côté, les autres devraient être facilement repérés. Ce serait si simple s'il en était ainsi, mais ce n'est pas le cas.
Cette approche facilite par ailleurs la recherche des coupables : d'un côté les parents tortionnaires, de l'autre les "sociaux" qui auraient le culte de l'enfant battu maintenu chez ses parents (le lien du sang). Je ne reprends pas les arguments qui démontent cette vue simpliste (1). Je comprends que la sidération provoquée par le parent meurtrier incite à ne pas se contenter d'un seul coupable. Alors ces "sociaux" feront l'affaire, c'est un peu abstrait, administratif, comme cette célèbre "DDASS" qu'on affublait de tous les péchés du monde. Bizarrement, si les médias ironisent un peu sur les voisins qui n'ont rien vu, rien entendu, l'entourage est peu mis en cause (j'ai abordé cette question dans l'article sur le rapport Grevot sur la mort de la petite Marina, voir ci-dessous).
Une radio, au lendemain du verdict, samedi 12 septembre, reprenait la proposition d'une des associations présentes au procès, en suggérant en substance : "quand il y a un doute, il faudrait que les services sociaux puissent aussitôt retirer les enfants de parents tortionnaires". Cette simple phrase résume assez bien la façon désinvolte dont certains traitent le sujet (2).
[Ph. YF]
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(1) En France, 265 000 enfants sont pris en charge chaque année par les services de protection de l'enfance (placements, suivis éducatifs). Dans le seul département de Seine-et-Marne, 5000 familles sont suivies par les services de protection de l'enfance, et l'Aide sociale à l'enfance a traité 6000 informations préoccupantes. On comprend que les rodomontades de quelques associations, sans aucun encrage sur le terrain, qui se pavanent lors des procès, qui accusent les pouvoirs publics de ne rien faire en faveur de l'enfance maltraitée, qui pour enfoncer le clou prétendent que 730 enfants sont tués chaque années par leurs parents (pour que cela puisse faire 2 par jour), puissent particulièrement agacer les professionnels du secteur. Pour ma part, je considère que le droit qui est accordé à ces associations de pouvoir se porter partie civile est un droit abusif. Il faudrait que ce droit soit exercé par des instances au-dessus de tout soupçon, c'est-à-dire ayant fait concrètement leurs preuves en matière de protection de l'enfance.
(2) Je dois reconnaître que dans la liste de propositions que fait l'Enfant bleu il y a des éléments pertinents, comme la nécessité de rencontrer l'enfant seul. Je note même une grande prudence à laquelle on n'était pas habitué : comme par exemple des visites à domicile non annoncées "sur décision motivée du Procureur". Sauf que les professionnels sociaux de terrain ne sont pas des agents du Parquet. Du coup, je rappelle une proposition que j'ai livrée dans un article paru sur le site du Monde en 2012 [ici]: puisque la loi de 2007 renforce considérablement la responsabilité des Conseils Départementaux, en matière d'investigation, ceux-ci devraient "réfléchir à la nécessité d'avoir des équipes d'enquêteurs spécialisés, en lien avec les professionnels sociaux de terrain, compte tenu de la fonction semi-judiciaire que la loi leur demande d'assurer".
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"Peine de mort sociale"
Le père a été condamné par la Cour d'Assises de Seine-et-Marne à 30 ans de réclusion criminelle (assortie d'une période de sûreté de 20 ans), et la mère à 12 ans de prison pour complicité (elle était sortie de prison en novembre 2014, soit après 3 ans). Le procureur avait requis pour le père la réclusion criminelle à perpétuité, assortie d'une peine de sûreté de 30 ans, et l'acquittement de la mère pour le meurtre (mais une condamnation à 5 ans de prison pour violences). Ces réquisitoires ont étonné.
Difficile de commenter les condamnations : parce que l'acte commis est terrible, mais aussi parce que toute tentative d'interrogation peut rapidement être caricaturée en banalisation de cette mort horrible. Pourtant, il importe de noter que ce sont les parents qui appellent les secours (même s'ils cachent la vérité sur les causes de la mort, qui sera révélée aux policiers par l'autre enfant). Par ailleurs, selon un expert renommé, le professeur Coutanceau, il est vraisemblable que le père a voulu faire mal à l'enfant mais qu'il n'avait pas "nécessairement l'intention de le tuer". Cet homme souffrait aux moment des faits d'un méningiome, une tumeur au cerveau provoquant des crises d'épilepsie, état qui se serait dégradé en prison.
Si le réquisitoire avait été suivi, condamner ce criminel à perpétuité signifie qu'il n'y aurait plus de possibilité de sanctionner plus sévèrement un criminel ayant commis un acte plus grave encore (comme un prédateur, sérial-killer, torturant et tuant plusieurs enfants). Et même la condamnation à 30 ans (qualifiée de "peine de mort sociale" par l'avocat de l'accusé), compte tenu de ce qui précède, peut paraître particulièrement sévère. On ne peut pas écarter le fait que la charge émotionnelle qui enveloppe ce genre d'affaire est telle que la Cour d'assises peut difficilement prononcer un verdict moins sévère.
Le sentiment de culpabilité des professionnels :
On a vu le malaise qu'a éprouvé le travailleur social qui suivait cette famille. De la même façon, la directrice de l'école, en arrêt maladie pour dépression, ne se pardonne pas d'avoir informé la mère d'une bêtise commise par Bastien à l'école. La mère a prévenu le père, qui est alors entré dans cette colère meurtrière. Le procès n'aura, heureusement, pas accru cette culpabilité, pour les raisons développées plus haut. Par contre, dans bien d'autres cas, au cours d'audiences, des juges ou des avocats de la défense ou de la partie civile se sont ingéniés, sans vergogne, à enfoncer le clou et à surfer sur ce sentiment de culpabilité.
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[Je ne prétends pas être exhaustif sur cette affaire du petit Bastien ni disposer de tous les éléments : analysant sur mon blog l'approche politique et médiatique des questions sociales, j'écris ici à partir des coupures de presse et d'enregistrements radio ou télé. Je fais des recoupements, je synthétise et commente.]
Voir aussi :
Blog Social en question sur Mediapart : La mort de Marina : l'exploitation de la tragédie
Revue Empan : Enfants martyrisés : les "sociaux" coupables
FranceTvInfo : Mort du petit Bastien : comment les services sociaux repèrent les enfants en dangerpar Violaine Jaussent.

Une assistante sociale répondant aux appels téléphoniques au sein de l'Espace des droits de l'enfant, dans la Somme [reportage et photo de Violaine Jaussent]
En marge du procès, une journaliste de FranceTvInfo, Violaine Jaussent, a souhaité voir comment les services sociaux travaillaient. Elle s'est rendue dans le département de la Somme et a produit un reportage de grande qualité. Je note à ce sujet deux choses : la journaliste n'arrive pas avec la volonté délibérée de dégommer les travailleurs sociaux (cela existe, j'ai les noms), par ailleurs les services acceptent d'ouvrir leurs portes et de s'expliquer. C'est ce que je défends depuis longtemps, seule condition pour que médias et opinion publique puissent aborder avec plus de justesse ces questions difficiles et douloureuses.
Billet n° 223
Billets récemment mis en ligne sur Social en question :
Code du travail : la petite manœuvre de Pujadas
Grèce : comment et pourquoi Tsipras a capitulé
Contact : yves.faucoup.mediapart@sfr.fr
Tweeter : @YvesFaucoup
[Le blog Social en question est consacré aux questions sociales et à leur traitement politique et médiatique. Voir présentation dans billet n°100. L’ensemble des billets est consultable en cliquant sur le nom du blog, en titre ou ici : Social en question. Par ailleurs, tous les articles sont recensés, avec sommaires, dans le billet n°200]