Un centre de soins, à destination des étudiants, est menacé à Toulouse : créé voici 25 ans, il assure un réel service de santé publique mais, dans un contexte de restrictions budgétaires, les décideurs comptables envisagent de le démanteler. Et de privilégier des alliances avec le secteur privé lucratif.
Le Centre de Soins Saint-Sernin est situé dans le quartier éponyme, à Toulouse, près de la splendide basilique romane Saint-Sernin (qui héberge les reliques de Saturnin, son saint patron). La rue du Taur, qui la relie à la place du Capitole, a vu non seulement le saint écartelé par des taureaux, d'où son nom, mais aussi les réfugiés espagnols y séjourner après la Retirada. Dans l'actuelle Cinémathèque, ancien bureau de bienfaisance, subsiste une fresque peinte par ces républicains, révolutionnaires inscrivant dans leurs œuvres picturales les paroles de l'Internationale.

Basilique romane Saint-Sernin et fresque des réfugiés espagnols rue du Taur, dans l'ancien bureau de bienfaisance devenu Cinémathèque : "demain l"Internationale sera le genre humain" sur la banderole des angelots [Photos YF]
Le Centre de Soins, à l'ombre d'un lycée, dans une ruelle populaire, a pour toute indication sur la porte d'entrée : "c'est ici". Et ici on accueille des étudiants et lycéens (à partir de 16 ans) de jour et 5 de nuit. La file active sur l'année comprend 460 patients. L'équipe soignante est composée de 10 infirmiers, d'une éducatrice spécialisée, d'un agent des service hospitalier, et des temps partiels de psychologue, d'assistante sociale, de secrétaire, de médecin et de 5 psychiatres. Deux répétitrices (en littérature et en science) soutiennent les pensionnaires dans leurs études. Le lieu est chaleureux, il dispose d'une cour et d'un jardin. L'emplacement permet un accès facile pour tous, en bus ou en métro.
La maison mère est l'Hôpital Marchant qui dispose de 350 lits et de quelques structures externes dont le Centre de Post-cure Maignan, lui aussi menacé, dont j'ai déjà parlé ici (1).
On l'aura compris, l'activité de ce centre s'inscrit dans la politique de sectorisation de la psychiatrie, c'est-à-dire dans une démarche qui consiste à instaurer une pratique de soins au plus près de la population, en évitant autant que faire se peut l'internement, l'enfermement, et en fondant l'efficacité du soin essentiellement sur la qualité de la relation thérapeutique (y compris avec un soutien médicamenteux si nécessaire).
L'équipe soignante est en lien avec de nombreux partenaires (infirmières scolaires, médecins traitants, service universitaire de santé, etc…), dont certains sont à l'origine de l'orientation du jeune sur le centre.
Les patients présentent des troubles du comportement, parfois sévères (2), relevant le plus souvent de la psychose, parfois d'une dépression, sans pour autant qu'ils soient empêchés de mener une vie (presque) normale. Certains sont issus de l'immigration, de tous les coins du monde, y compris des sans-papiers. Cette installation de soins hors les murs permet de faciliter l'accès aux soins, d'assurer un suivi thérapeutique et de favoriser une vie sociale dans la cité. La plupart suivent leur scolarité en lycée ou leurs études à l'Université, et s'y accrochent. Ils ne sont pas enfermés et peuvent à tout moment sortir (quitte à être incités à ne pas le faire quand ils vont très mal). La jeunesse de ces patients fait que leurs pathologies sont évolutives et que l'accompagnement thérapeutique ne consiste pas à gérer un quotidien installé mais à soigner réellement, avec l'espoir, dans bien des cas, d'amélioration. L'accueil de nuit permet aux jeunes d'éviter des décompensations plus graves comme des passages à l'acte à l'encontre d'eux-mêmes ou d'autrui, d'éviter des bouffées délirantes, des tentatives de suicide. La structure est un ensemble patchwork regroupant centre médico-psychologique (CMP), hôpital de jour, centre de post-cure (CPC), centre d'accueil thérapeutique à temps partiel (CATTP) et hospitalisation de nuit.
Et c'est là que le bât blesse. Les différentes missions attribuées à ce centre conduisent les "comptables" à procéder à des comptes d'apothicaires : l'hospitalisation de nuit fait l'objet d'un prix de journée (PJ) différent de celui pour le jour, différent des autres actes. Et tout est calculé dans le détail, obligeant les personnels à tout noter. Si un pensionnaire, accueilli la nuit, s'absente pour rejoindre un week-end sa famille, voilà que cela réduit la "rentabilité" de cet accueil. Tout est saucissonné, au lieu d'un prix de journée global.
[Ph.YF]
Prendre soin
Alors que, pendant 25 ans, l'institution hospitalière a cautionné cette approche, parallèlement au mouvement qui consistait à réduire les immenses structures psychiatriques, aujourd'hui, sous la pression des contraintes financières, imposées par le gouvernement, exigées par Bruxelles, on assiste à la remise en cause de cette ouverture sur le monde extérieur. Pourtant, le surcoût n'est pas démontré, car l'ensemble des avantages collatéraux d'une telle santé publique de "milieu ouvert" devrait être pris en compte. On ne peut raisonner uniquement en invoquant un PJ qui, d'ailleurs, n'est pas plus élevé qu'à l'hôpital. En réalité, dans ce contexte de resserrement des budgets, la structure-mère cherche à se replier sur elle-même. Comme elle craint que l'on dise qu'il s'agit d'une affaire de gros sous, alors elle invoque des questions de sécurité : la nuit, un seul infirmier pour "garder" 5 pensionnaires (et répondre aussi au téléphone à des jeunes qui se sentent mal), ce n'est pas suffisant (on l'aura compris, cela fait pourtant 25 ans qu'il en est ainsi). En réalité, depuis longtemps, l'équipe estime qu'il vaudrait mieux accroître les moyens de ce centre de soins (y compris la nuit : avec 10 places et donc deux infirmiers) pour mieux répondre aux besoins.
Lors de l'explosion d'AZF (qui a fait 31 morts à Toulouse et des milliers de blessés), l'hôpital Marchant tout proche a été fortement endommagé. De nombreux patients et personnels ont été blessés : dans la soirée du 21 septembre 2001, les pensionnaires durent être répartis dans 44 structures différentes. Les centres de soins, comme celui de Saint-Sernin, eurent alors le vent en poupe. Ce genre de structure fut alors reconnu à sa juste valeur.
Si l'accueil de nuit devait effectivement cesser au 1er janvier, comme on le craint, remettant en cause l'ensemble des activités, ce serait en totale contradiction avec divers engagements publics en faveur de la santé mentale des jeunes, comme le Comité interministériel de la jeunesse en mars 2014 ou le rapport de l'Observatoire national de la Vie étudiante de décembre 2014 (3). L'équipe insiste sur le fait qu'elle soigne et qu'elle "prend soin" : les anciens qui sont passés par là écrivent leur satisfaction d'avoir, lors de leur accueil, été pris en compte, médicalement et humainement. Dans un contexte convivial, dans un lieu qui fait passerelle entre l'hôpital et le domicile, cette équipe mène un travail de qualité qu'elle ne veut pas voir détruit d'un trait de plume.

Plaquette de présentation du centre de soins
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(1) Psychiatrie : menace sur un lieu de proximité et d'insertion
(2) Dans une lettre à la direction, l'équipe évoque les pathologies rencontrées : "Nous retrouvons sur la structure : la maladie bipolaire, les psychoses, les troubles de la personnalité, les troubles du comportement alimentaire, anorexie, les névroses graves, les névroses traumatiques graves, les états de stress post traumatique, viols, abus sexuels, les états dépressifs graves, suicidaires, les troubles du comportement auto et hétéro-agressifs, les diverses addictions (cannabis, alcool, jeux vidéos), des pathologies liées à l’immigration, au choc des cultures, pathologies de deuils multiples, génocides, des psychopathologie individuelles graves liées aux relations familiales…"
(3) Le rapport de l'OVE notait la nécessité de répondre de façon spécifique à l'état de santé psychologique fragile de certains étudiants (ici).
Privatisation de la psychiatrie :
Alors que diverses indices laissent penser que l'Hôpital public de Marchant réduit sa voilure, un accord passé avec deux cliniques d'une société privée (le groupe Capio) a pour but de mettre en place l'HAD, un dispositif d'hospitalisation à domicile. Ce PsyDom31 devrait permettre d'éviter des hospitalisations ou d'en réduire la durée. Pendant un ou deux mois, ces patients seront suivis chaque jour par une équipe pluridisciplinaire de 30 soignants.
Alors que les cliniques privées en question sont amenées à refuser des patients en fonction de leurs mutuelles, l'hôpital lui est tenu de soigner tout le monde. Par ailleurs, il dispose de prises en charge annexes (assistants sociaux, diététicienne, tabacologue, soins généraux) dont on n'a pas la garantie qu'elles seront assurées par les cliniques. Les personnels de l'Hôpital Marchant sont inquiets : non seulement par cette privatisation rampante de la psychiatrie, mais aussi parce qu'ils savent que les conditions de vie des malades chez eux ne sont pas satisfaisantes, et qu'il importe de ne pas baisser la garde quant au bon fonctionnement du service public de santé. Manifestement, les pouvoirs publics préfèrent ces arrangements avec l'économie libérale plutôt que de perfectionner ses propres dispositifs. Il est possible même que les menaces qui pèsent sur les centres de soins soient tout simplement la conséquence de cette alliance publique-privée contre nature. L'Agence Régionale de Santé (ARS) a déclaré à La Dépêche du 11 septembre qu'il s'agissait là de "la pièce du puzzle" qui lui manquait.
Billet n° 224
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[Le blog Social en question est consacré aux questions sociales et à leur traitement politique et médiatique. Voir présentation dans billet n°100. L’ensemble des billets est consultable en cliquant sur le nom du blog, en titre ou ici : Social en question. Par ailleurs, tous les articles sont recensés, avec sommaires, dans le billet n°200]