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De ceux qui parlent le langage des signes. J'avancerai vers toi avec les yeux d'un sourd : ce documentaire, tourné sur plusieurs années, milite pour dire qu'il ne s'agit pas d'arriérés, mais d'une culture, d'une façon d'être au monde. Contre les normes imposées, contre l'uniformité. Cette langue est riche, subtile, une simple mimique du visage va faire glisser le sens du signe de "parfait" à "inutile". Ce n'est pas technique mais poésie, "un passage secret vers un autre monde magique". Ce langage serait subversif et libertaire, il fait appel à ce qu'il y a de plus primitif en nous : "nous désirons différemment". Tout se joue dans le regard, intense, et une gestuelle qui saisit tout le corps : il semble émaner de cette expressivité une grande joie de vivre. Du coup, les options chirurgicales sont refusées, les incitations à l'oralisation (efforts pour parler) sont repoussées. "Ils se focalisent sur nos cordes vocales, ils ne savent rien de nos vies".
Stéphane, un jeune père, est fascinant tellement il fait preuve de dextérité dans la vie, et communique de façon apaisée, sereine. Il raconte des histoires à ses filles, qui, entendantes, parlent entre elles avec le langage des signes pour que leur père les comprenne. Il témoigne : on me disait tu ne pourras pas, alors ça me donnait la force d'y parvenir. Il a obtenu son bac, puis un diplôme universitaire, et le CAPES : il travaille aujourd'hui à l'Éducation nationale.
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Des personnages défilent, des histoires où s'entremêlent joie et galères. Telle cette femme magnifique, dynamique, enjouée : une belle personne. Céline et Michel, sourds, ont quatre enfants, sourds également, et ils mènent une vie active… Une jeune femme explique : quand elle a annoncé sa grossesse, sa belle-mère lui a demandé de faire une IVG. Une autre a été stérilisée d'office après une naissance.
Théo est un enfant : on le voit évoluer au fil des ans. Il est très touchant : on assiste à son bonheur de savoir qu'il va pouvoir enfin apprendre parce qu'il est reçu dans un centre de Ramonville-Saint-Agne près de Toulouse (la joie sur son visage nous arrache des larmes). Dans ce lieu, les enfants apprennent la langue des signes et aussi la LPC (langue parlée complétée, codification du français). Les enfants sont particulièrement toniques, curieux, épanouis.
Un adulte confie qu'il aurait préféré que ses parents lui disent qu'ils ne l'aiment pas plutôt que de lui signifier qu'ils ne supportaient pas sa surdité. Hugo dit : "Qu'importe la surdité de l'oreille, quand l'esprit entend. La seule surdité, la surdité incurable c'est celle de l'intelligence". Le problème est que les entendants ont du mal à comprendre les sourds, et ces derniers sont méfiants : un sourd dit qu'un entendant ne peut pas comprendre ce qui se passe dans la tête d'un sourd.
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Tout le film cherche à nous faire découvrir un monde qu'on ne connaît pas, à nous faire sentir qu'ils sont des êtres humains comme les autres, même s'ils sont un peu à part. Ils ne cultivent pas une sorte de communautarisme : ils voudraient bien ne pas grandir "à côté", ne pas être étrangers dans leur pays, mais tout simplement ils sont plus à l'aise entre eux, ayant le même langage. Même si Laetitia se permet, avec humour de leur dire un jour : "pourquoi vous n'arrivez pas à vous entendre ?"
Emmanuelle Laborit, auteur du Cri de la mouette, qui milite pour le langage des signes, confie son pessimisme : "c'est de pire en pire", et critique les pouvoirs publics, et le lobby des médecins qui incitent aux implants, détournant les familles du langage des signes.
Le commentaire du film, avec la voix douce de Laetitia, sur le ton de la confidence, comme la musique qui l'accompagne (et en particulier celle de Camille, la chanteuse), nous prend aux tripes, tant est chaleureux cet hymne à la différence, tant est bousculant cet appel à nous dégager de nos certitudes et à avancer vers les autres... avec les yeux d'un sourd.
Débat avec Laetitia Carton :
Lors du débat qui suit la projection, dans une salle bondée, Laetitia Carton, qui n'est pas sourde, explique qu'elle a, d'elle-même, appris le langage des signes et qu'elle approche ce monde depuis dix ans. Passionnément, n'étant ni professionnelle, ni de la famille. Pour faire son film, elle a passé une annonce : "entendante, cherche famille sourde"."Quand je signe, je n'entends plus rien", confie-t-elle. Comme elle le dit dans le film, cette langue la bouleverse "parce qu'elle parle d'ailleurs, elle parle de nos corps, elle parle du fin fond des âges". Elle précise qu'elle est bien accueillie par les sourds ("notre peuple" dit-elle), mais reconnaît qu'ils ont parfois une certaine méfiance, car des entendants auraient appris parfois le langage des signes pour mieux le combattre. A un intervenant qui relève que dans le monde des entendants, un blanc, un silence, entre deux personnes est souvent mal vécu, elle tient à préciser que le monde des sourds n'est pas un monde silencieux.
Une jeune fille, sourde, ayant été opérée, rend hommage à ses parents, qui n'ont pas fait le choix du langage des signes mais de l'opération. Beaucoup d'émotion dans la salle. Un médecin dit qu'il est tout retourné par le film. Des mères d'enfants sourds témoignent : elles disent qu'elles ont découvert la surdité de leur enfant tardivement, à 16mois, alors que la famille parlait à l'enfant, chantait pour lui. Elles confient ce qu'a été le choc de l'annonce et leur volonté de transmettre la langue maternelle parlée (et non la langue des signes).
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Laetitia Carton conclut que son film est "un film contre la norme" : "on est tous des handicapés". J'avancerai vers toi avec difficulté, le chemin est semé d'embûches, il est grevé de tant de souffrances, Vincent, à qui le film est dédié, a fini tragiquement. Mais aussi les moments de joie sont palpables : pour ma part, je retiens que ce monde si différent c'est notre monde aussi, que le poids de ce handicap ils en font une force, parfois inestimable. Me revient ce souvenir : sur un ligne du RER parisien il y a quelques années, au petit matin, tout le monde fait la tronche, chacun est enfermé entre la nuit qu'il vient de passer et la journée peut-être compliquée qui s'annonce. Seuls deux garçons, deux filles, debout, ont l'air joyeux, font des gestes dans un coin du compartiment : des sourds qui se racontent des histoires drôles puisque leurs visages sont rayonnants et qu'ils rient de bon cœur. Je crois bien qu'alors, ils nous ont mis du baume au cœur.
[débat organisé par Ciné32 à Auch, Laetitia Carton étant venue également dans le Gers pour présenter un autre film qu'elle a réalisé : Edmond, un portrait de Baudoin, auteur de BD hors-norme]
Film sorti en salle le 20 janvier. Bande annonce :
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6 millions de sourds : parmi eux, 200 000 signent. 16 000 élèves sont sourds, 100 seulement peuvent bénéficier d'un enseignement en LSF (Langue des Signes Française).
La LSF est option facultative au baccalauréat depuis la session de 2008 : 1400 lycéens l'ont présentée en 2014.
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A Milan, en Italie, en 1880, il fut décidé de bannir de cette ville le langage des signes. Alors dans le film, on assiste à une marche qui partie de France, durant plusieurs jours, se rend à Milan : le groupe est ovationné à son arrivée dans la capitale de Lombardie. Mais la presse, qui ne couvre jamais les conférences de presse des tenants de la LSF, n'a rien dit de cet événement !
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Billet n° 248
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[Le blog Social en question est consacré aux questions sociales et à leur traitement politique et médiatique. Voir présentation dans billet n°100. L’ensemble des billets est consultable en cliquant sur le nom du blog, en titre ou ici : Social en question. Par ailleurs, tous les articles sont recensés, avec sommaires, dans le billet n°200]