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Billet de blog 3 mai 2024

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Le bonheur est peut-être là où nous ne le cherchons pas

Emportés par nos addictions aux technologies et à la consommation, véritable toxicomanie sociétale, nous nous privons des bonheurs intenses d’une vie simple, qui n’est pas une vie de pauvreté. La simplicité permet de retrouver l’ivresse d’une liberté, perdue dans le piège lumineux des spots publicitaires. La simplicité, c’est s’enrichir de bonheurs élémentaires, comme de cultiver son jardin.

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Illustration 1
Portail d'un jardin communautaire © Gauthier V.

Peut-on (re)trouver du plaisir, ou pour le moins des satisfactions, en dehors du système colonisateur des consciences qu’est la consommation effrénée ? Oui, sans aucun doute, dans une vie simple, qui n’est pas une vie de pauvreté, elle-même effet pervers et inhérent du capitalisme et de la captation des richesses par un petit nombre. Une vie simple, dont nous avons oublié la richesse, dans laquelle la consommation est réduite à la simple expression de ses besoins élémentaires et vitaux : se nourrir, se vêtir, avoir un toit, se déplacer sobrement ; le superflu étant le début d’une addiction à l’inutile, promesse d’une illusoire marche sociale supérieure, mystification du marketing.

Accéder à une vie simple demande, avant toute chose, d’entamer une cure de désintox à la consommation compulsive dans laquelle nous nous laissons glisser pour échapper aux affres de nos vies laborieuses, en particulier à la frustration de ne pas posséder (encore) ce qui s’impose dans le spot publicitaire ou le baratin des influenceurs : « Vous méritez mieux que ce que vous avez déjà ». Appareils bourrés de technologie, mais vides de sens ; culture standardisée et hallucinatoire ; réseaux sociaux boursouflés d’égocentrisme et de falsifications ; nourriture insipide qui n’alimente que les scandales sanitaires ; smartphones débiteurs d’infos infectieuses et d’images stupéfiantes… la came du capitalisme de consommation s’affiche sur tous les supports comme les tarifs des dealers de banlieue sur les murs des cités, transformant la société des femmes et des hommes en un agglomérat socialement déstructuré de junkies. La consommation n’est plus la simple satisfaction des besoins pour une vie bonne, mais a été érigée en mode addictive dans une société qui valorise l’individu qui a la plus grosse (voiture, maison, piscine, montre connectée…) : il n’existe que pour alimenter la chaudière du capitalisme marchand. « La société [de consommation] engendre plus de besoins insatisfaits qu’elle n’en comble », écrivait André Gorz.1 Comme tout bon dealer, le capitalisme de consommation joue sur la dépendance et la frustration, mettant en permanence le curseur un peu plus haut dans la puissance des substances. Là où l’on se réjouissait, dans les années 1950-1960, de posséder une deux-chevaux sans fioritures mais qui permettait de se déplacer en douceur, impossible aujourd’hui de se satisfaire d’une voiture, même d’entrée de gamme, sans sa panoplie de gadgets connectés. En résulte une course au pouvoir d’achat ‒ le terme pouvoir étant ici un autre argument marketing ‒ comme on passe du cannabis à la cocaïne puis aux saloperies chimiques. Avec cet illusoire pouvoir, publicité et marketing tentent de nous vendre chaque dose de consommation comme un accès à la liberté, dans ce cas aussi réelle qu’un trip après trois rails de blanche. Rechercher la jouissance extrême devient vite insatisfaisant quand elle suppose une surenchère dans l’intensité des moyens, de l’achat compulsif à la dose d’hallucinogène.

Dénigrement social de la vie simple

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Jardins partagés à Tence © Jeanne Menjoulet

Sortir de cette addiction, de cette frustration entretenue, n’a rien d’évident ; pour les bourgeois dont la satisfaction première est d’émerger de la masse, quel qu’en soit le prix de l’égoïsme ; mais aussi pour ceux, innombrables, qui ne partent pas en pôle position dans l’échelle sociale du capitalisme, quand les mocassins à glands des premiers de cordée vous écrasent les doigts sur les échelons inférieurs. Sortir de cette addiction suppose trouver matière à se réjouir dans d’autres mondes, bien réels, mais occultés par le halo de la société capitaliste ; il faut se mettre en position de refuser les images clinquantes de bonheurs aseptisés ou toxiques. Cette première étape de décolonisation de son imaginaire accomplie, une autre quête s’ouvre : après une cure de désintox, « une partie essentielle de votre réadaptation consistera à apprendre à éprouver du plaisir sans la drogue ou l’alcool », expliquent les soignants d’une clinique spécialisée.

La vie simple peut-être le cadre à un eudémonisme païen 2 et néanmoins altruiste, même si la démarche n’a, dans la société occidentale, rien de normal sous la pression sociale. La vie simple fait l’objet d’un dénigrement social, car non conforme aux messages publicitaires, aux constructions marketing. Choisir une vie simple, sobre, est aussi un luxe quand une grande partie de la population doit s’accommoder d’une sobriété subie. Faire le choix de la sobriété veut dire que l’on bénéficie d’un superflu dont on peut se débarrasser. La pauvreté est une sobriété subie, mais l’opportunité d’une vie simple qui subvient aux besoins élémentaires peut apparaître comme une richesse à condition de bénéficier de conditions favorables à choisir. Accéder à un parc ou une bibliothèque publics, à un jardin partagé, à des espaces communs de socialisation, à des spectacles vivants de rue… est l’occasion de divaguer, de prendre le temps de la réflexion sur sa condition et sur une possible vie bonne en dehors du standard de la vénalité.

Jardinier philosophe

Illustration 3
Route potagère © Jeanne Menjoulet

Prenons l’exemple du jardin potager et floral, un parfait outil de désintoxication à la vie sous amphétamines, que l’on ait la main verte ou pas. Lieu de production alimentaire mais aussi de sérénité, de flânerie au contact des éléments, de rêverie nuageuse, de plaisir esthétique, de renaturation de l’esprit, de riche collaboration avec un monde vivant qui n’a rien de virtuel ou de falsifié. L’eudémonisme est ici bien païen puisqu’il célèbre la nature, mais aussi altruiste car il suppose du soin réciproque, un légume juteux contre quelques coups de binette. Jardin ouvrier foisonnant, niché en bordure de cité ; jardin partagé enraciné dans un éco-quartier ; potager aux alignements militaires de papy à la campagne ; jardinet fleuri de lotissement planqué derrière une sombre haie de thuyas, les jardins sont des extraits naturels dont on peut tirer une philosophie personnelle. « Si un bon jardinier est toujours un peu philosophe (un philosophe qui s’ignore, bien souvent), on ne peut appréhender un jardin avec des outils purement intellectuels, sans mettre les mains dans la terre… », affirme Marco Martella, auteur qui cultive son jardin littéraire, pour qui le jardin a une forte valeur philosophique.3 Dans un autre registre, Cicéron a écrit : « Si hortum in bibliotheca habes, deerit nihil »,4 « si vous avez un jardin dans la bibliothèque, rien ne nous manquera », dont les interprétations sont diverses mais qui donne, dans sa version contemporaine : « Si tu as un jardin et une bibliothèque, rien ne te manquera ». La diversité du jardin nous met en état d’explorer la bibliothèque ou le jardin et la bibliothèque sont deux activités complémentaires, manuelle et intellectuelle, qui ancrent notre esprit dans le réel. Dans une vie simple, cultiver des légumes ou d’esthétiques parterres ne nous éloigne pas d’une certaine richesse intellectuelle, bien plus apte à nous procurer du bonheur que le défilement stroboscopique d’ineptes discours ou de fallacieuses images sur nos écrans.

Les vertus d’une vie simple au jardin

Illustration 4
Le jardin de Giverny qui a inspiré Monet © Patrick

Cultiver un jardin nous apprend le soin du vivant dans toute sa diversité et donc de soi-même. « La terre nous intime l’ordre de la ménager, c’est-à-dire de la traiter avec beauté. La beauté nous oblige, mieux, nous commande de la ménager », estime le philosophe Byung-Chul Han.5 Tout en se ménageant soi-même : une étude parue dans le journal scientifique The Lancet Planetary Health en janvier 20237 démontre que la moitié des 291 participants, issus en grande partie de milieux populaires et foyers à faibles revenus et sans expérience de jardinage, à qui on avait fourni une parcelle de jardin partagé, un sac de graines, des semis et des cours d’initiation au jardinage, avaient changé d’eux-mêmes leur hygiène de vie : moins de stress et d’anxiété, meilleure alimentation, plus d’activité physique. Cultiver un jardin, c’est aussi pratiquer le don, l’échange avec ses proches, ses voisins. « En résumé, explique le chercheur Jill Litt, il ne s’agit pas que de fruits et de légumes, ce qui est bénéfique physiquement et mentalement, c’est d’être dans un espace naturel, à l’extérieur et qui plus est avec d’autres gens pour échanger, apprendre et partager des choses ».8 La socialisation, la solidarité, l’échange, sont des éléments essentiels d’une vie simple et bonne. Ce n’est certainement pas se mettre en retrait de l’humanité, c’est associer ses congénères à sa conception d’une vie simple. C’est se mettre au rythme du vivant, dont nous avons oublié que nous sommes parties prenantes, c’est donc ralentir, s’opposer frontalement aux rythmes imposés et mécaniques de la société industrielle et marchande. C’est laisser une place à la liberté sauvage. Il n’est pas utile de contraindre, d’aménager par des outrances artificielles l’espace vital du jardin, au risque d’anéantir une harmonie. « Le jardin dormait encore. Je l’ai surpris, nourrice. Je l’ai vu sans qu’il s’en doute. C’est beau un jardin qui ne pense pas encore aux hommes. », s’exclame Antigone après une promenade matinale.6 Un jardin est triste sans un poil de sauvagerie. Tout juste doit-on s’y introduire en toute discrétion. Dans l’harmonie d’un paysage, l’Homme n’égale jamais la créativité brute du monde naturel dont il s’est extrait pour se livrer pieds et poings liés aux machines, y perdant de sa liberté.

Bien sûr, une vie simple ne se résume pas à une balade dans un parc, à une plantation de poireaux au jardin, à une bibliothèque bien fournie ou une boîte à bouquins sur la place du village. Le silence, la rêverie, la paresse... sont des concepts condamnés, censurés, par le capitalisme. Dans son pamphlet Le droit à la paresse, 9 Paul Lafargue vouait aux gémonies « les prêtres, les économistes, les moralistes » coupables d’imposer le travail (capitaliste) comme valeur cardinale. La société de consommation a distillé l’idée que le silence et la rêverie n’étaient pas productifs, que c’était un « temps de cerveau » qu’il fallait rendre disponible pour des activités monnayables. La vie dans une société de consommation n’est plus qu’une course effrénée et inhumaine d’adaptation à l’évolution d’outils qui pulvérisent l’éthique de l’humanisme, à une croissance économique élevée au rang de religion, à un environnement terrestre de plus en plus hostile à cause de notre agitation scientiste et thermodynamique et enfin à notre immense vanité. « Il y a danger lorsque la vitesse d’évolution d’une société devient incompatible avec son temps d’adaptation », prédisait l’astrophysicien François Roddier.10 Nous sommes rendus à ce carrefour, au choix d’une vie simple ou d’une combustion spontanée.

Illustration 5
Potager berlinois © charlotte HENARD

1. Michel Bosquet, alias d’André Gorz, Écologie et Politique – Écologie et Liberté, Arthaud Poche, 2018.

2. L’eudémonisme est une doctrine philosophique qui place le bonheur comme valeur absolue de l’humanisme (différente de l’hédonisme qui met l’accent sur le plaisir). Platon, Socrate, Spinoza sont des philosophes de l’eudémonisme.

3. Marco Martella est historien et essayiste, auteur d’ouvrages chez Actes Sud, dont Les fruits du myrobolan, fondateur de la revue Jardins (Editions Les Pommes Sauvages). Il travaille à la direction des parcs, jardins et paysages du Conseil général des Hauts-de-Seine. Pour Martella, le jardin « est avant tout un lieu dans lequel l’individu peut se retrouver, accéder à sa propre humanité, réintégrer sa place au sein du cosmos, grâce à la proximité de la nature ».

4. Cicéron (106 av. J.-C., 43 av. J.-C.), homme d’État romain, s’est consacré à la traduction des philosophes grecs. Cette phrase se retrouve dans sa correspondance avec le savant et écrivain Varron (Marcus Terentius Varro) ((106 av. J.-C., 43 av. J.-C.).

5. Byung-Chul Han, Un voyage dans les jardins – Éloge de la terre, éd. Actes Sud, 2023, 160 p., essayiste et philosophe allemand d’origine sud-coréenne, théoricien de la culture.

6. Antigone est une pièce de Jean Anouilh (1944), une réécriture d’une pièce de Sophocle.

7. https://www.thelancet.com/pdfs/journals/lanplh/PIIS2542-5196(22)00303-5.pdf.

8. https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/l-etoile-du-jour/aux-etats-unis-une-etude-prouve-les-bienfaits-physiques-et-psychologiques-du-jardinage_5591073.html.

9. Paul Lafargue, Le droit à la paresse, 1880, réédition 2009, éd. La Découverte.

10. François Roddier, Thermodynamique de l’évolution, un essai de thermo-bio-sociologie, p. 155, éd. Parole, 2015.

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