Yves GUILLERAULT
Paysan et journaliste, tous les deux en retraite active
Abonné·e de Mediapart

100 Billets

1 Éditions

Billet de blog 6 févr. 2023

Yves GUILLERAULT
Paysan et journaliste, tous les deux en retraite active
Abonné·e de Mediapart

La FNSEA contre la société

Les grands céréaliers de la FNSEA, la crème de l’agriculture forcenée et dopée, vont fondre en colonne mécanisée sur Paris le 8 février pour réclamer qu’on cesse de les sevrer de pesticides et de les empêcher de sulfater en liberté. Ils veulent mettre à bas les réglementations qui tentent de protéger environnement et santé en ignorant royalement l’opposition de 80 % des Français à leurs méthodes.

Yves GUILLERAULT
Paysan et journaliste, tous les deux en retraite active
Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
Céréales © Guillaume Flament

Ce sera Salon de l’Agriculture avant l’heure : les grands céréaliers vont faire rouler leurs tracteurs rutilants mercredi 8 février sur les avenues parisiennes, pas pour concurrencer le défilé de voitures de luxe de Longchamp, mais pour protester contre les maigres mesures européennes visant à limiter l’épandage des pesticides les plus dangereux pour la santé et l’environnement. Alors que l’Europe a banni l’utilisation sans compter des néonicotinoïdes (interdits depuis 2018), pesticides tueurs d’abeilles, le très discret ministre de l’Agriculture, Marc Fesneau, répondant aux injonctions de la FNSEA, délivre depuis deux ans une dérogation aux betteraviers, prétextant l’absence d’alternatives.1 Il a sorti un troisième joker dérogatoire pour 2023, mais vient d’être désavoué, comme plusieurs autres de ses collègues européens, par la Cour de justice européenne.

La FNSEA Grand bassin parisien, la Confédération générale des planteurs de betteraves (CGB) et des fédérations départementales du réseau Jeunes agriculteurs (annexes de la FNSEA) ont donc rameuté leurs troupes à quelques semaines des semailles et du Salon de l’agriculture, profitant également de la dynamique protestataire contre la réforme des retraites, faisant craindre au pouvoir une conjonction apocalyptique de manifs. Des centaines de tracteurs format extra-large dans les avenues parisiennes déjà encombrées, c’est sûrement plus menaçant et efficace qu’une manif de cyclistes.

Illustration 2
Manifestation du 27 avril 2010 © Jean-Louis Frechin

Et ils ne manquent pas d’aplomb dans leurs arguments. Il faut savoir que les grands céréaliers labellisés FNSEA (on ne parle pas ici des fermes à échelle de paysan) sont une caste dans l’univers de l’agriculture industrielle, celle des rendements dopés aux intrants chimiques, du machinisme aussi démesuré qu’onéreux et consommateur d’énergie fossile, des marchés de matières premières agricoles affichés en temps réel dans les tracteurs et du ruissellement quasi torrentiel des subventions européennes. Les grandes cultures, des céréales aux betteraves en passant par les protéagineux et autres oléagineux, sont le secteur agricole (on peut y ajouter la viticulture) qui compte le taux de pauvreté le plus faible de l’agriculture, moitié moins que chez les éleveurs.2 Ces derniers paient d’ailleurs au prix fort l’augmentation des céréales qui fait les beaux jours des céréaliers. C’est ça la solidarité paysanne. Ce qui n’empêche pas les communicants de la FNSEA de lancer sur les réseaux sociaux le hashtag #sauvetonpaysan, comme s’il y avait une dimension commune entre un céréalier de la Beauce à plusieurs centaines d’hectares et un éleveur de la Creuse, sinon cette relation de dépendance par l’alimentation. D’autant que s’insinuent entre eux les monstrueuses coopératives céréalières et les industries de transformation des matières premières agricoles, avant même que l’agroalimentaire et la grande distribution ne finissent d’appauvrir ces éleveurs qui, eux, ne peuvent stocker. Car dans ces filières des grandes cultures, la spéculation règne au gré des cotations journalières dans les grandes bourses, notamment celle de Chicago. Les immenses silos des plaines et des ports d’exportation, stockent en attendant que les pénuries fassent monter les cours, tandis que les cargos vraquiers patientent dans les rades avant d’aller aux plus offrants au gré, non pas des vents marins, mais de ces mêmes cours de bourses. Pendant ce temps des millions d’hommes, de femmes, d’enfants souffrent de faim dans l’attente de livraisons aléatoires.3 « L’idée que la nourriture est une marchandise comme une autre a fait son temps », martèle Olivier De Schutter, rapporteur spécial de lʼONU.4 Mais pas panique : alors que l’affreux du Kremlin utilisait cette même arme de la spéculation alimentaire dans sa croisade impérialiste en Ukraine, Christiane Lambert se précipitait dès le début de la guerre pour clamer que les céréaliers français étaient prêts à se sacrifier et à prendre les parts de marché des Ukrainiens, pour le bien de l’humanité affamée.

Souveraineté alimentaire avec une bonne dose de pesticides

Aujourd’hui, la même FNSEA brandit la menace d’une pénurie alimentaire en France, ou pour le moins, d’importations massives. « Ces interdictions répétées dans toutes nos filières condamnent la production agricole et favorisent les importations massives de produits étrangers, mettant en péril la souveraineté alimentaire de notre pays », se lamente Franck Sander, réélu le 26 janvier président de la CGB.9 Des éléments de langage pour agiter le spectre des rayons vides dans les supermarchés voire d'un début de famine ! Pendant ce temps, les céréaliers de la FNSEA se réorganisent pour préempter des marchés à l’export, sachant que la France exporte déjà 50 % des 50 millions de tonnes de céréales qu’elle produit chaque année, pour une valeur de 17 milliards d’euros alors que les prix sur les marchés ont progressé de 18 % en 2022.5 La France va-t-elle vraiment être obligée de ressortir les tickets de rationnements ?

« Je ne veux pas que des ayatollahs imposent des règles qui tuent l’agriculture », s’insurge Christiane Lambert.6 En réclamant l’abolition des réglementations (pesticides, environnement, santé…), la FNSEA revendique un exercice libertarien de l’agriculture, basé sur les marchés boursiers et les trouvailles technologiques des start-ups. Elle assimile des enjeux capitalistes à l’intérêt collectif d’une agriculture nourricière, paysanne et garante d'une authentique souveraineté alimentaire de proximité. Surtout que cette revendication de libéralisme s’accompagne de réguliers appels à plus de subventions PAC et, parallèlement, d'une hécatombe des petits paysans éleveurs dont les terres vont agrandir les exploitations industrielles. Le beurre et l’argent du beurre, comme disait ma grand-mère. Pourtant, les sondages montrent qu’une majorité de la population a une peur des pesticides, justifiée par de plus en plus d'études d'envergure, qu’ils soient pulvérisés sous leurs fenêtres ou qu’ils se retrouvent dans leur nourriture. En 2019, ils étaient 89% 7 « à souhaiter l’interdiction totale des pesticides chimiques en Europe d’ici à cinq ans ». En 2021, « Près de 81 % des Français seraient favorables à l'interdiction des pesticides les plus dangereux », relate la revue agricole « Réussir » 8, citant un sondage Ifop commandé par huit associations environnementalistes.

En aval, agroalimentaire et grande distribution commence à s’inquiéter pour leurs bénéfices si les Français continuent à éplucher étiquettes et études montrant la présence de ces funestes molécules dans leurs assiettes. « Présence de pesticides dans nos assiettes : les Français veulent savoir », titrait « Le Parisien » le 13 janvier dernier, s’appuyant sur une étude de l’institut de sondages BVA dévoilée par En Vérité, un collectif qui regroupe une soixantaine de marques agroalimentaires. Les Français auraient-ils peur d’être à la fois nourris et empoisonnés ?

Alors que les alternatives existent : « Je ne comprends pas qu'on continue à faire des dérogations, alors qu'on a tout ce qu'il faut pour faire différemment », a assuré mercredi 4 janvier sur franceinfo Jean-Marc Bonmatin, chimiste et toxicologue, chercheur au CNRS. « Selon l'Anses, il existe 22 alternatives aux néonicotinoïdes pour la culture de la betterave sucrière, dont quatre solutions sont applicables immédiatement. » 

Enfin, les grands céréaliers, le nez sur leurs écrans et la gestion numérisée de leur métier, veulent ignorer avec arrogance le changement climatique. Le climato-scepticisme reste discret mais la croyance en des solutions techniques et numériques pour résoudre ce problème majeur est bien ancré parmi eux. En attendant ces très hypothétiques (illusoires ?) solutions miracles, vous reprendrez bien quelques doses de pesticides et d’intrants chimiques ?

Illustration 3
L'agriculture intensive nous promet un désert © Riwan Erchard

1. : En 2020, une invasion de pucerons a provoqué une épidémie de jaunisse, faisant baisser les rendements et alarmant les industriels du sucre.

2. : https://www.insee.fr/fr/statistiques/5434584.

3. : https://www.capital.fr/economie-politique/la-speculation-aggrave-la-flambee-des-prix-alimentaires-selon-des-ong-1439444 et https://www.francebleu.fr/infos/economie-social/enquete-inflation-les-speculateurs-financiers-l-autre-cause-de-l-augmentation-des-prix-4965805.

4. : https://www.solidaire.org/articles/olivier-de-schutter-onu-l-idee-que-la-nourriture-est-une-marchandise-comme-une-autre-fait.

5. :https://www.latribune.fr/entreprises-finance/industrie/agroalimentaire-biens-de-consommation-luxe/exportation-des-cereales-la-france-recupere-des-marches-d-export-en-ble-922861.html.

6. : https://www.euractiv.fr/section/agriculture-alimentation/interview/christiane-lambert-je-ne-veux-pas-que-des-ayatollahs-imposent-des-reglent-qui-tuent-lagriculture/ et https://www.bfmtv.com/economie/christiane-lambert-fnsea-il-faut-qu-on-arrete-de-brider-la-production-francaise_AV-202203040198.html.

7. : https://partage.agirpourlenvironnement.org/s/pesticides-sondage-exclusif-ifop-agir-pour-l-environnement/.

8. : https://www.reussir.fr/plus-de-4-francais-sur-5-seraient-favorables-linterdiction-des-pesticides-les-plus-dangereux.

9. : https://www.reussir.fr/grandes-cultures/neonicotinoides-les-betteraviers-vont-manifester-paris

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Bienvenue dans Le Club de Mediapart

Tout·e abonné·e à Mediapart dispose d’un blog et peut exercer sa liberté d’expression dans le respect de notre charte de participation.

Les textes ne sont ni validés, ni modérés en amont de leur publication.

Voir notre charte