Réjouissons-nous ! Certes, la France s’est pris une douche écossaise dans le Tournoi des Six nations ce dimanche. Mais lundi matin, elle peut brandir fièrement une troisième place sur le podium du marché mondialisé et concurrentiel... de l’armement, derrière les États-Unis et la Russie, excusez du peu. Un trophée repris de haute lutte après avoir stagné à la peu honorable cinquième place ces dernières années, et ce malgré l’engagement sans réserves de nos derniers présidents, de Sarkozy à Macron en passant par Hollande, pour placer notre quincaillerie high-tech dans tous les pays du Monde, y compris les plus « démocratiques », comme l’Arabie Saoudite, l’Égypte...
Grande satisfaction à Bercy car ça permet d’équilibrer un peu les importations d’Iphones et de babioles chinoises.
Et puis c’est de l’emploi, et ça, ça n’a pas de prix. En France, le complexe militaro-industriel représente environ 200 000 emplois (2018)1 et la DGA (direction générale de l’Armement) recrute comme dans tout ce secteur. C’est vrai que ça donne le pied alerte pour se lever le matin et prendre un bon petit déjeuner en pensant qu’on va passer sa journée à fabriquer des engins de mort. Et pas question de s’interroger sur l’identité de ceux qui se trouveront à l’autre bout du canon : le principal c’est qu’ils ne viennent pas mourir sur le pas de notre porte. Pas sûr d’ailleurs que les ingénieurs et ouvriers de l’armement soient tous en mesure de situer précisément sur une carte le Yémen et ses civils massacrés par des canons Caesar ou affamés grâce au blocus des frégates françaises.2 Le conflit a fait au moins 70 000 morts depuis 2016 grâce notamment à l’Arabie Saoudite, deuxième meilleur client de la France.
Mais les ventes d’armes, c’est du PIB, et du lourd. Donc pas question de contester le commerce ou au minimum d’en débattre devant les parlementaires et donc devant les Français3, comme d’ailleurs pour les conflits dans lesquels nos gouvernements successifs se sont engagé en notre nom. Pour bien marquer le pré carré de l’Élysée, les services de renseignements français n’ont pas hésité à convoquer les journalistes auteurs de révélations sur la présence d’armes françaises au Yémen en violation du traité sur le commerce des armes (TCA), signé par la France et qui est sensé éviter que ces armes soient utilisées pour des crimes de guerre ou contre l’humanité… comme au Yémen. Une farce comme aime en pondre la diplomatie qui ne fait pas le poids devant les 400 milliards de dollars annuels de vente d’armes4 et devant les coups à plusieurs bandes de la géo-politique.
Et pas question que des politiques un peu plus gênés aux entournures fassent obstacle à la libre circulation des tromblons de dernière génération. Airbus, qui ne fabrique pas que des avions de ligne, a menacé de supprimer 2 362 postes dans ses activités de défense et du spatial en Europe parce que l’Allemagne a décidé d’un embargo sur les armes en direction de l’Arabie Saoudite à la suite de l’assassinat et du dépeçage du journaliste Jamal Khashoggi. Le complexe militaro-industriel français et européen, ainsi que ses plus zélés agents commerciaux politiques, ne se sentent pas comptables des massacres perpétrés avec ses armes pas plus que de la sécurité de journalistes trop curieux.
Les armes, ça va, ça vient
La mondialisation est une pure aubaine pour le marché des armes. Même si elles tombent parfois du mauvais côté du front. Car au gré des batailles, les armes ça va et ça vient, de mains en mains plus ou moins sales. Khadafi était friand d’arsenaux en tout genre et, avant de lui envoyer quelques bombinettes sur le crâne, Sarkozy lui avait fourgué en 2007 pour 296 millions d’euros d’armes. Alors que quelques mauvais coucheurs le lui reprochaient, il s’offusquait : « On va me reprocher de trouver du travail, des marchés pour les ouvriers français ? »5 Problème : après avoir mis le souk dans le pays, sans oublier de fournir les mêmes armes à l’opposition à Khadafi6, Sarkozy n'a pas pu empêcher le pillage des dépôts d’armes libyens. Les stocks ont été dispersés dans tout le Sahel, parfois dans les mains de djihadistes qui prennent depuis pour cible des soldats français. L’année dernière, on a même retrouvé quelques missiles malencontreusement perdus en Libye7.
Les armes françaises avaient déjà fait merveille en 1982, lors de la guerre des Malouines. C’est un Super-Etandard tout droit sorti des usines de notre héros national, Serge Dassault (spécialistes aussi des tripatouillages électoraux), équipé d’un missile Exocet tout aussi tricolore, qui a envoyé par le fond un destroyer et 22 marins de notre allié britannique qui en fût particulièrement chagriné.8 Mais nos clients argentins étaient très satisfaits de leurs achats, et c’est bien là le principal.
Bien évidemment, le complexe militaro-industriel français, champion dans un marché capitaliste sans éthique, est aussi très en pointe pour aspirer les subventions et l’argent public. Il vampirise un tiers du crédit impôt recherche1, bénéficie d’une assurance de l’État au cas où le client ferait défaut, État qui se pose en acheteur de dernier ressort pour faire tourner les chaînes de production s’ils n’y a pas assez de clients. Ce fut longtemps le cas pour le Rafale. Bref, aucun risque pour nos armuriers, contrairement aux cibles de nos beaux joujoux de haute technologie française...
PS : Bruno Lemaire n’a même pas pu profiter de ce podium, tout occupé à sortir les lances à incendie : la maison capitaliste est en feu !
1 : 120 000 emplois selon d’autres estimations : https://www.la-croix.com/Economie/Larmement-industrie-jugee-strategique-France-2019-07-10-1201034501
2 : enquête du média français d’investigation Disclose sur : https://www.mediapart.fr/journal/international/150419/armes-francaises-au-yemen-itineraire-d-une-livraison-secrete?onglet=full et https://multinationales.org/Utilisation-d-armes-francaises-dans-la-guerre-au-Yemen-le-gouvernement-continue