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Billet de blog 10 juin 2024

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Faillite électoraliste : la liberté de réorganisation sociale s’invente ailleurs

Inéluctable ! Les Bruns sont aux portes du pouvoir, le système représentatif est en faillite. La gauche-puzzle tente une Nupes de bric et de broc, mais la résistance populaire doit s’organiser dès maintenant et ailleurs. La liberté de réorganisation sociale s’invente dans le sillage des graines libertaires semées par les Soulèvements de la terre, loin d’une nouvelle guerre des chefs de partis.

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 « Le chef du troupeau est un animal comme les autres », Ani, scribe égyptien.1

Sauf que cette fois, dès le 8 juillet prochain, le chef de troupeau ne sera pas un animal politique comme les autres, mais un loup déguisé en mouton brun, un dandy bien propre sur lui, avec des idées nauséabondes et des troupes prêtes à « nettoyer » la patrie des droits de l’Homme. « Le dandy doit avoir un air conquérant, léger, insolent », a écrit Chateaubriand. La plupart de ceux qui ont voté pour lui, séduits par son sourire ravageur, n’ont pas connu Pierre Bousquet, le Waffen-SS co-fondateur,2 avec le pétainiste Jean-Marie Le Pen, du Front National, déguisé depuis en Rassemblement National. L’habit d’un Bardella, futur Premier ministre, cache l’héritier d’un lourd passé politique qui dispose de forces de coercition prêtes à en découdre.

C’est le résultat d’un système représentatif désormais en faillite, de l’hyperprésidentialisme de la Ve République et d’un régime de chefs de partis en quête permanente de la plus grosse parcelle de pouvoir. Une fois de plus, le citoyen a mis son costume d’électeur le temps d’un week-end, pour redevenir un simple administré le reste du temps, abandonnant à un représentant concessionnaire son autonomie de décision et sa liberté d’association pour créer de nouveaux espace démocratiques. Darmanin, ses robotcops et des forces de l’ordre infiltrées par l’extrême droite, auront été un galop d’entraînement à ce qui arrive sur nous à la vitesse d’une grenade de désencerclement.

Dans un grand jeu de rôles, la course aux sièges du parlement européen s’est déroulée avec son lot de promesses fallacieuses, de discours mille fois entendus et de manœuvres subreptices. Avec pour objectifs, la plus grande parcelle de pouvoir possible, une rente pour les appareils de partis et une tribune ouverte dans la plupart des médias générateurs d’influence. Le citoyen se sera fait prendre, une fois de plus, au marketing culpabilisateur (« si vous ne choisissez pas, d’autres choisiront pour vous ») et menaçant (« les extrêmes et le désordre sont à nos portes »). Il est bien plus confortable de déléguer sa responsabilité de membre d’une communauté tout en pestant contre l’incurie des pouvoirs locaux, nationaux ou européens et leur domination sur nos vies quotidiennes.3

Les élections représentatives accouchent la plupart du temps de barons locaux, de caciques, voire d’empereurs travestis en présidents, quand ils ne se prennent pas pour Jupiter. La professionnalisation des politiques corrompt le pouvoir, sclérose la politique dans sa capacité à créer les conditions d’un vivre ensemble et d’une vie bonne, et étouffe les énergies nouvelles et indépendantes. Les appareils de partis sont calqués le plan de la pyramide du pouvoir qu’ils convoitent, avec un chef (plus rarement une cheffe), des sous-chefs et des troupes dévouées les plus nombreuses possibles, taillées pour la conquête de ce pouvoir. En retour, ce dernier permet de financer les appareils de partis et leurs apparatchiks, la boucle est bouclée, les citoyens n’ont plus qu’à payer leurs impôts. Pendant ce temps, le pouvoir politique gère sur un fil les colères sociales, lâche du lest là où il faut, recadre ailleurs, le but étant de préserver une paix favorable aux affaires des capitaines du capitalisme qui ne s’exposent que rarement dans le cirque politique, préférant être en coulisse en régie. Le système politique et représentatif est un théâtre de jeux d’ombres qui trompe l’administré (et certains candidats candides) sur la localisation réelle du pouvoir. Hérité de la bourgeoisie révolutionnaire, il est un pouvoir illusoire face à l’accumulation du capital. Lorsque des transnationales revendiquent plus de 3000 milliards de dollars de capitalisation, 4 elles ont un poids supérieur au produit intérieur brut de la très grande majorité des pays du monde. Seules six économies pèsent plus5, tandis quela France, septième puissance mondiale, ne génère « que » 2806 milliards de dollars de PIB (2023).

Le capital comme pouvoir

Au-delà du poids financier de ces transnationales, entités quasi autonomes dans les paysages politiques et économiques, c’est leur mainmise sur les instances de gouvernance politique, leur puissance de lobbying et leur maîtrise des réglementations administratives et fiscales qui leur procure puissance et pouvoir. Leurs élites refusent de participer au pot commun (optimisation et évasion fiscales), mais ont une propension à siphonner l’argent public, tandis qu’elles co-rédigent les textes législatifs, en principe exclusivité des représentants du peuple. « Étudier l’accumulation du capital, c’est étudier la formation et la transformation du pouvoir organisé dans le capitalisme », avancent les universitaires Jonathan Nitzan et Shimshon Bichler, professeurs en économie politique, en préambule de leur livre, Le capital comme pouvoir.6 Ils réfutent vouloir fournir une « théorie générale de la société », mais constatent que « la capitalisation est le langage du capital dominant. Il incarne les croyances, les désirs et les peurs de la classe dirigeante capitaliste. Il nous indique comment ce groupe voit le monde, comment il impose ses volontés à la société, comment il essaie de mécaniser les êtres humains. C’est l’architecture du pouvoir capitaliste. » 7 « Une sorte d’incarnation symbolique des relations de pouvoir », selon Philippe Hurteau, chercheur à l’Iris (Institut de recherche et d’informations socio-économiques).

Les élus n’administrent pas sous couvert d’un pouvoir conféré par le peuple des électeurs, mais gèrent l’État par délégation du pouvoir capitaliste. La plupart des partis dits de gouvernement, de la droite libérale à la social-démocratie, ne font que cogérer avec l’élite mondiale du capitalisme les affaires et leur facilitation ‒ l’obsession de la croissance et de la réduction drastique des « charges » sociales en sont des preuves ‒ tout en imposant une paix sociale, non pas des braves, mais des dominants/dominés. Une architecture qui favorise des situations de corruption passive ou active. Quant à ce qui est accordé par le capital aux masses laborieuses qui font leur richesse, cela relève plus de l’aide humanitaire (qu’ils nomment par bonté d’âme « ruissellement », concept qui n’a jamais été mis en évidence) que de la coopération ou de l’association. Les « collaborateurs » sont plutôt des consommables dont il faut limiter le coût.

Un gouvernement de gauche sera asséché par le capitalisme

L’avènement d’un gouvernement réellement de gauche n’aura pas plus de chance de réussite, si son chef s’inscrit dans ce schéma représentatif, colonisé par ceux qui accumulent ou facilitent l’accumulation du capital. Un programme radicalement de gauche sera irrémédiablement asséché financièrement par la puissance de l’élite capitaliste, par ses bras armés de la haute finance, et rendu inapplicable. Ce sera le même constat pour un gouvernement populiste d’inspiration fasciste, dont le programme fantaisiste est également rejeté par les tenants d’un ordre capitaliste (l’Argentine est en train de se confronter à ce scénario). Les rares avancées de la gauche mitterrandienne et hollandiste en France n’ont concerné que quelques sujets de société (abolition de la peine de mort…), se bornant, sur le plan économique, à des aménagements sociaux mineurs dans le partage des richesses avec le grand capitalisme. De gré ou de force, les représentants de gauche devront composer avec l’élite pour ne pas mettre à bas l’économie de croissance érigée en totem indépassable, au risque de choir dans un système post-soviétique. Dans une société occidentale sécularisée, « en lieu et place des Saintes Écritures, nous avons maintenant le langage universel de la comptabilité et de la finance d’entreprise. Le pouvoir de Dieu, conféré aux rois et aux prêtres, se révèle maintenant comme le pouvoir du Capital conféré aux “investisseurs”. […] Le déterminisme de la capitalisation est maintenant “l’état naturel des choses”, […] c’est le déterminisme de la classe dirigeante, et de la classe dirigeante seulement », poursuivent Nitzan et Bichler.8 La plupart des barons de la politique, de droite comme de gauche, se satisfont de cette illusion de pouvoir et de leur statut d’intermédiaire dans un millefeuille territorial qui offre une multitude de sièges élevés et de nombreuses opportunités personnelles. Quand nombre de ces élus veulent revenir sur le non-cumul des mandats, c’est que la table est bonne. La démocratie représentative est le fruit du hold-up de la bourgeoisie révolutionnaire. Les élites d’aujourd’hui en ont fait une démocratie frelatée comme dans le scénario abracadabrantesque du référendum pour une constitution européenne ou l’hyperprésidentialisme de la Ve République, imaginé par un général, certes libérateur, mais mû par sa haine de la gauche et, en particulier, du communisme. Les rares expériences de démocratie « participative » sont le plus souvent réduites à une installation de parterres de fleurs au coin de la rue ou au pied du HLM.

Premières secousses

Et si on laissait la bataille des chefs se dérouler sans nous ? Si nous nous organisions indépendamment d’eux, de leurs ambitions personnelles, de leurs désirs de puissance, de leurs basses manœuvres pour accéder ou se maintenir sur leur trône ? Si on se libérait de ces figures tutélaires pour construire un monde libertaire, collectif et coopératif, loin de leur monde compétitif, de la compétition de tous contre tous ?

Nous n’en sommes qu’aux prémices, aux premiers frissons, aux Premières secousses. C’est le titre du livre collectif des Soulèvements de la terre9 qui tire un premier bilan de plus de deux ans de construction militante hors de toute construction pyramidale de domination. Cette organisation émane de tous les territoires attaqués par l’hydre capitaliste, qui bétonne, bitume, excave, privatise les communs, crucifie la biodiversité, empoisonne les êtres humains et non humains. Le mouvement a pour objectif premier de défendre la terre qui nous nourrit, qui nous soigne, mais aussi des communs comme l’eau, la forêt, les paysages. Ce seul objectif entre en opposition frontale avec le capitalisme qui tire son essence et ses profits du pillage de ces ressources naturelles quasi gratuites et marchandisées pour le profit de quelques-uns, avec la complicité du système représentatif.

Mais c’est surtout la base d’une organisation libertaire d’hybridations : « Les Soulèvements relèvent de la coalition, du mouvement, tout autant que de l’organisation partisane, sans jamais y correspondre tout à fait. […] Nous sommes une coalition parce que nous réunissons un ensemble d’organisations et de collectifs préexistants qui maintiennent leur autonomie et leur existence propre. Nous sommes un mouvement parce qu’orientés vers l’action et ouverts à des formes de ralliements massifs et d’agrégations informelles. Nous sommes une organisation parce que décidé·es à nous doter de structures propres, durables et d’espaces de décisions réactifs » .10 Cette forme d’organisation est une hybridation entre horizontalité et verticalité, avec cette particularité de n’avoir pas de chef identifiable, de leader charismatique, de figure tutélaire, de tribun, de président, de taulier… et donc de subordonnés. La foule des militants et activistes, hétéroclite mais mue par un même objectif humaniste, s’auto-organise autour d’un objectif : sauver les terres arables, forestières, naturelles avec ses déclinaisons locales. « Nombre de mouvements de résistance au XXIe siècle se sont articulés autour des paradigmes du réseau et de la multitude, de l’horizontalité et de la décentralisation sans représentation et sans leaders, avec l’ambition de “changer le monde sans prendre le pouvoir” ». 11 & 12 Le collectif des Soulèvements mise sur « une autonomie politique » basée sur « l’auto-organisation des luttes contre la dégénérescence bureaucratique et la tendance des organisations politiques classiques à canaliser les forces subversives au profit de la poursuite de leurs propres intérêts. » 13

Repartir sur une base territoriale, locale

« Le mouvement les Soulèvements de la Terre est devenu un collectif fédérateur majeur en France incarnant un renouveau des luttes écologistes et anticapitalistes radicales », explique Sophie Del Fa de l’université catholique de Louvain.14 Cette organisation protéiforme, ordonnée mais non dominée, libertaire, est non soluble dans le système politique actuel, et indissoluble par ce dernier et son plus martial représentant, Gérald Darmanin. Il a été désarmé grâce au soutien des dizaines de milliers de citoyens, mais aussi d’organisations et coopératives du monde paysan et forestier, de collectifs en lutte dans les territoires, d’intellectuels (écrivains, philosophes, universitaires…) et d’artistes mondialement reconnus, de chercheurs, de syndicalistes… une solidarité également transfrontalière puisqu’une « vingtaine d’organisations environnementales italiennes, portugaise, suisse, ukrainienne, allemandes, belges ou encore libanaise ont appelé à l’organisation d’actions de soutien au collectif écologiste français « partout » dans le monde »,15 après la tentative darmanesque de dissolution.

Enfin, le mouvement s’est largement implanté et trouve sa légitimité dans les territoires, avec plus de deux cents commités locaux, véritables vigies repérant les attaques du capitalisme contre les communs. Ces comités fédèrent et/ou viennent en appui des luttes locales qui peuvent faire l’objet d’un renfort beaucoup plus large, en étant incluses dans les saisons des Soulèvements (Sainte-Soline, A69, anti-béton...), événements solidaires ralliant beaucoup plus largement et défis logistiques. Ce programme de lutte et d’avenir reste décidé collectivement. Rien de facile, de tracé sans détour, dans cette (ré)organisation collective, tout est à inventer dans la foulée des deux cents premiers militants qui s’étaient réunis sur la ZAD de Notre-Dame-Des-Landes début 2021. Les débats peuvent être rugueux, enflammés, ce qui fait leur richesse, en dehors de tout couperet d’un chef ou cartel.

Alors peut-on transposer cette organisation sur un plan plus large, à l’échelle du pays, sans se focaliser sur des frontières hérissées de barbelés ? Sans aucun doute, oui. Mais il faudra, là aussi, rebâtir à partir des territoires, peut-être sur une base de bio-régionalisme, 16 de communes libertaires, de communautés de destin à partir des ressources vitales à protéger, à gérer dans le présent mais aussi pour l’avenir. Ces bases peuvent être plus facilement défendues lorsque les décisions démocratiques sont locales, puis fédérales. Sans guerres de chefs, finis les buzz qui radicalisent des individus contre le collectif. L’intelligence et l’énergie collectives sont plus faciles à faire émerger lorsqu’elles sont débattues en présentiel sur un territoire déterminé et suffisamment connu pour avoir envie de le défendre.

« Sans les masses, un chef n’existe pas », a écrit Hannah Arendt. Il suffit donc ne pas voter pour un chef mais s’engager sur un projet communautaire libertaire, préservant les communs, construisant l’avenir. Nul doute que les forces militarisées de répression au service du capitalisme et les troupes fascisantes ne nous laisseront pas le champ libre. Mais le grand rassemblement encore ce week-end pour lutter contre le chantier de l’A69 prouve que les Soulèvements de la terre sont du côté lumineux de la force !

« La qualité la plus importante chez un chef, c’est sa capacité à s’attribuer le mérite des choses qui se font toutes seules », Scott Adams, Le principe de Dilbert (1997)

1. Scribe égyptien dont on ne connaît que peu de choses sinon qu’il est co-auteur d’un papyrus datant de la XVIIIe dynastie (- 1550/ - 1292) et découvert à Thèbes en 1887.

2. https://www.mediapart.fr/journal/politique/051022/50-ans-du-fn-rn-l-histoire-secrete-du-waffen-ss-qui-deposa-les-premiers-statuts-du-parti.

3. Il n’est pas question ici de jeter l’opprobre sur tous les élus, dont beaucoup, dans les petites communes, font un travail obstiné au service de leurs administrés malgré le poids éreintant de l’appareil législatif et administratif. J’en ai connu, j’en connais encore, qui n’hésitent pas à donner de leur personne et mettre à contribution leurs propres moyens matériels, tout en étant trop souvent récompensés par des insultes, quand ce n’est pas des voies de faits.

4. Microsoft et Apple ont déjà franchi la barre des 3000 milliards de dollars de capitalisation.

5. États-Unis, Chine, Japon, Allemagne, Inde, Royaume-Uni.

6. Jonathan Nitzan & Shimshon Bichler. Le capital comme pouvoir, une étude de l’ordre et du créordre, aux éditions Max Milo (2012), traduit de l’anglais par Vincent Guillin. Cit. p. 30.

7. op. cit. p. 47.

8. op. cit. p. 50.

9. Les Soulèvements de la terre. Premières secousses, collectif, édition La fabrique, 2024.

10 op. cit. p. 241.

11. op. cit. p. 243.

12. Citation de John Holloway, Changer le monde sans prendre le pouvoir. Le sens de la révolution aujourd’hui, éd. Syllepse/Lux, 2008.

13. op. cit. p. 243.

14. https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/comment-les-soulevements-de-la-terre-federent-une-ecologie-radicale-et-sociale-960512.html.

15. https://blogs.mediapart.fr/les-ami-es-des-soulevements-de-la-terre/blog/260623/appel-international-de-soutien-aux-soulevements-de-la-terre.

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