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Billet de blog 10 juillet 2023

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La « décivilisation » par le capitalisme

Macron appelant à « contrer [un] processus de “décivilisation” » met ses pas idéologiques dans ceux de l’extrême-droite et corrompt au passage les travaux de l’auteur du néologisme. Or, un système économique uniformisant sous contrainte les modes de vie et cultures, brutalisant les communautés, préemptant leurs ressources, ne porte-t-il pas en lui des prémices de « décivilisation » ?

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Comme le fait remarquer le journaliste du Monde, Marc-Olivier Bherer, le terme de « décivilisation » recouvre « un concept malléable à souhait ».1 Poussé de l’épaule sur sa droite par Darmanin et Les Républicains, tendance Ciotti, et si on ne connaît pas avec certitude son intention intellectuelle, Macron a utilisé ce concept2 sachant pertinemment qu’il était marqué à l’extrême-droite, qui assimile, avec une habileté idéologique, auteurs de faits divers sordides, immigrés et sans-papiers, jeunes des banlieues, dealers… Un contexte d’emploi qui corrompt le sens que lui donnait le sociologue britanico-allemand, Norbert Ellias, auteur du concept. « Parler de “décivilisation”, comme le fait Emmanuel Macron, relève du contresens », juge la politiste Françoise Delmotte, spécialiste de l’œuvre de Norbert Ellias.3 Dans l’approche du chercheur, le processus de civilisation est universel et propre à chaque société, quels que soient l’époque et le lieu, éliminant toute notion de hiérarchie culturelle entre elles. Chacune a son processus de normalisation des mœurs, des règles sociales… et la complexification progressive de chaque société crée des interdépendances internes qui stabilisent les liens sociaux. « Les sociétés modernes, politiquement organisées en États, représentent une étape significative dans cette évolution, explique le sociologue Dominique Linhardt. Le degré d’intégration que manifeste cette organisation sociale a permis l’émergence de l’individu moderne, capable de s’orienter et de faire des choix raisonnés. » Selon lui, Ellias ne voit pas la « décivilisation » comme une simple inversion du processus de civilisation et un retour aux instincts primaires, comme veulent le faire croire les idéologues de la Droite. « Le comportement décivilisé n’équivaut pas à un retour à une impulsivité originelle. Il exprime plutôt une renonciation volontaire et, à un certain degré, consciente, par l’individu autonome à des normes sociales qui, bien qu’elles restent en vigueur, sont délibérément ignorées par lui au profit d’une gratification plus immédiate. »

Quelle est l’origine de ce processus de décivilisation et de refus, au moins temporaire, des normes et règles ? Pour Dominique Linhardt, Ellias démontre que, dans une société hiérarchisée par des couches sociales marquées, « ce sont généralement les classes supérieures qui transmettent aux couches sociales inférieures non seulement le contenu des règles, mais encore la manière de s’y rapporter. » Or les élites politique et capitaliste imposent les règles les plus décomplexées du mercantilisme et de l’accumulation. Linhardt de poursuivre la pensée d’Éllias : « Si ces strates supérieures, dans lesquelles se recrutent majoritairement les élites stratégiques, affichent des attitudes qui dénigrent et contournent les règles communes, si elles adoptent des comportements qui trahissent l’avidité et la tromperie, la corruption et le mépris, si elles exposent une conception de la vie sociale où les intérêts personnels priment sur le bien commun et où la loi du plus fort prévaut sur l’assistance portée au plus faible, si elles arborent une radicalité qui frôle l’insensibilité et la grossièreté, si elles asservissent la puissance et la violence de l’État à leurs intérêts, alors ces mêmes attitudes et comportements risquent de se propager dans la société. Ils s’y traduisent, parfois sous des formes imprévisibles, en tensions, incivilités, agressions et férocités, avec les effets politiques qu’on peut anticiper, en particulier la montée des formations politiques d’extrême droite. » La longue litanie d’affaires de détournements, d’abus de biens sociaux, de favoritisme, d’évasions fiscales, d’enrichissements abusifs, d’accaparement de biens communs… ne peut qu’entraîner ce délitement vers une « décivilisation », une révolte contre cette domination et ses règles perverties.

L’extrême droite facteur de « décivilisation » ?

De plus, dans une société qui institue la compétition capitaliste (ainsi des premiers de cordée de Macron), s’ajoute le délitement (« décivilisationnel » ?) des phénomènes de racisme, de communautarismes religieux, de relents post-colonialistes qui faussent considérablement l’ascension de l’échelle sociale. Même si l’assimilation d’un esclave Noir à un meuble n’est plus d’actualité, la hiérarchisation culturelle post-colonialiste n’est-elle pas un signe de négation de la civilisation de l’Autre ?

Renaud Camus, auteur complotiste d’extrême-droite, a popularisé le terme de « décivilisation » dans les milieux fachos en le dénaturant en l’associant à sa prédication apocalyptique de « grand remplacement », estimant que notre culture bien française, celle du saucisson et du pinard, sera victime de vagues d’immigration non européennes. « Certes, ce sont des Français mais ce sont des Français par leur [carte d’]identité. Et, malheureusement, pour la deuxième, la troisième génération, il y a comme une sorte de régression vers les origines ethniques », a lâché récemment et sans ciller le patron des sénateurs LR.2 Ainsi, les « racines ethniques » de descendants d’immigrés seraient une « régression » par rapport à la culture blanche et propre sur soi de M. Retailleau, par ailleurs proche de Philippe de Villiers ? Les retours aux racines rurales et culturelles de Bretons, Corses, Basques, Réunionnais et autres Aveyronnais seraient-ils des régressions par rapport à la culture parisienne et citadine ? Pour M. le sénateur, il semble que ces « origines ethniques » soient caractéristiques d’une génétique à la racine des accès de violence urbaines, sa conception de la « décivilisation ». Question : quelle peut-bien être l’origine ethnique des gros bras de la fachosphère initiateurs de descentes musclées contre les militants LGBT, contre les réfugiés franchissant au péril de leur vie les obstacles naturels ou contre les élus acceptant d’accueillir des centres pour ces réfugiés ? La maison du maire de Saint-Brévin-Les-Pins aurait-elle été brûlée par des Bretons aux origines ethniques régressives ? La course à l’échalote du plus droitier des professionnels de la politique en campagne électorale permanente est lancée entre Macron et la Droite dure. Le locataire du château élyséen sait naviguer dans ces eaux troubles et ne cache pas son plaisir de tenir la barre avec l’aide « décivilisée » et diligente de son exécuteur des basses œuvres, Gérald Darmanin.

Macron distribue les mauvais points de sa « décivilisation »

Macron assigne donc sa traduction de « décivilisation » à ceux à qui il impose, par sa politique, sa conception d’une civilisation des dominants, celle du capitalisme décomplexé, des inégalités flagrantes. Comme Poutine accuse d’agression le pays qu’il agresse, Macron incrimine les victimes du système économique autocratique qu’il impose. Un système d’aliénation consumériste, qui cultive la frustration pour mieux maintenir sous emprise les accros de la mode et du gadget ; une civilisation qui valorise l’individu premier de cordée, asseyant son opulence sur cette frustration, sur la précarité, la dépendance et la sueur d’une majorité besogneuse.

Comme il faut rechercher les causes de la guerre en Ukraine dans les tares du pouvoir poutinien, il nous faut rechercher les racines des violences urbaines, preuve de décivilisation selon Macron, dans les tares d’un système économique qui régit non seulement la société, mais également les politiques et investissements publics, ceux-là même sensés être au service non lucratif du commun et de la communauté. Les politiques publiques du pouvoir macroniste n’ont qu’un seul objectif : celui de maintenir en bon état de marche l’économie capitaliste, mettre le monde ouvrier et agricole au service de cet objectif, produire de la richesse pour l’élite ; où un pays, un peuple, n’est représenté que par le poids de son PIB et sa productivité, et où sa rétribution (salaire, congés, maladie, retraite…) est considérée comme une charge pour cette société capitaliste. C’est une violence institutionnelle. Elle se traduit aussi par l’accaparement des communs par une élite, jusqu’à Bernard Arnault qui privatise l’emblématique Pont-Neuf, à Paris, pendant plusieurs jours, pour un entre-soi de l’internationale des nantis.

La violence est endémique du capitalisme industriel et n’épargne aucune société depuis qu’il est mondialisé. Prédation des terres, des ressources, des savoirs (brevetage), exploitation humaine, pollution et atteintes à la santé, post-colonialisme… le capitalisme contraint, brutalise, impose sa loi du plus riche, du plus fort, du plus dominant. C’est bien le capitalisme, avec l’aval et l’appui d’un pouvoir étatique administratif et policier, qui crée les conditions de la révolte violente. Un champ de souffrances que ne veut pas voir le corps bourgeois et que l’élite cache, avec force moyens, sous le tapis d’une société connectée au grand cirque des Gafam, des start-ups et de la publicité mièvre.

La déculturation capitaliste prémice de « décivilisation »

La violence du capitalisme passe aussi par la déculturation des sociétés, quel que soit le continent, déculturation à l’origine de profondes modifications des liens de civilisation et pouvant donc aboutir à une « décivilisation », c’est-à-dire à un affranchissement de règles séculaires, notamment familiales. Lorsque sont appliquées à une société traditionnelle, les règles de la grande consommation, du profit, de l’immédiateté d’internet et de l’individualisme, le délitement social est très rapide. Sans parler des dégradations de l’environnement qui participe à la cohésion des communautés. Cette déculturation a pour but l’uniformisation culturelle planétaire afin d’obtenir le plus vaste marché qui soit et des économies d’échelle fabuleuses pour les multinationales, tout le monde consommant les mêmes produits formatés et insipides.

Elle passe par un véritable lavage des cerveaux, par l’usage intensif de la publicité et du marketing, facilité par l’expansion, tout aussi capitaliste, des réseaux sociaux, des méthodes particulièrement intrusives, invasives et dignes de la réforme de la pensée ou d’éducation politique à grande échelle de régimes autoritaires ou dictatoriaux. La réforme de la pensée est née en Chine communiste et a été généralisée dès la fin de la guerre civile en 1949. De l’autre côté du Pacifique, apparaît à la même époque le « brainwashing », traduction du lavage de cerveau exercé par les communistes. Le procédé est alors étudié par General Electric lorsque l’entreprise commence à commercialiser les premiers téléviseurs. La “fabrique du consentement” était née. Sans être une « persuasion coercitive », elle atteint son but par la densité, l’intensité, l’envahissement de tous les espaces sociaux et la captation, que dis-je, la prédation du temps de cerveau disponible. Lorsque Coca-Cola, McDonald’s, Ikea, Apple etc. s’imposent dans tous les espaces de vie de la planète, même les plus reculés, de leurs logos jusqu’à leurs déchets, ils saturent l’espace culturel propre à chaque société, détruisant plus ou moins rapidement les liens de civilisation locaux. Cela commence par la rupture de liens familiaux, entre générations, avec, de la part des jeunes générations, un affranchissement des règles établies, souvent ancestrales. Et lorsque les jeunes des milieux défavorisés, coupés en grande partie de leurs racines culturelles, s’aperçoivent qu’ils n’ont pas les moyens d’accéder aux paradis vantés par publicitaires, influenceurs et autres agents de propagande, que la frustration devient trop forte, éclatent alors les actes violents contre les biens, les institutions, parfois même contre eux-mêmes. Les violences urbaines ont d’abord visé les symboles et monuments de ce monde capitaliste : les banques de l’argent-roi, les centres commerciaux, vitrines du monde capitaliste. Ainsi que les services publics complices ou asservis au système, de l’école, qui forme plus de prolétaires-consommateurs que de citoyens responsables, aux mairies, symboles d’une République qui laisse une grande partie de ses membres sur le bas-côté d’un monde merveilleux d’illusions et de mensonges. Le phénomène est amplifié lorsque les influenceurs des réseaux sociaux agissent comme des commissaires politiques, jugeant péremptoirement du respect des normes de consommation, des modes les plus clinquantes, de la bonne taille de hanches ou tout simplement du droit de vivre librement.

Lorsque le capitalisme réforme la pensée

La fabrique du consentement engendre alors plus de dépressions et d’envies de suicide que d’enthousiasme. Le marketing publicitaire à dose de saturation, évident ou détourné, n’est autre qu’un endoctrinement, une reprogrammation de l’imaginaire au seul profit des vendeurs de quincaillerie high-tech. Nous ne sommes pas loin de la normalisation sociale chinoise.

Le Covid n’a désorganisé la machine du capitalisme mondialisé et triomphant que provisoirement. Mais il a fragilisé les peuples et parmi eux les derniers et avant-derniers de cordée. Le meurtre du jeune Nahel et, d’une manière plus large, les violences policières et injustices, ne sont que des détonateurs de ruptures dans un système capitaliste devenu inhumain parce qu’il ne peut faire société, contrairement à ce que dispensent les discours politiques, de la Droite, pour qui le capitalisme est l’alpha et l’oméga, à la Gauche qui s’accommode d’institutions dévoyées et d’aménagements marginaux d’un système à bout de souffle.

Enfin, facteur non négligeable de « décivilisation » démocratique, la montée en puissance des extrêmes-droites en Europe et donc en France. Plus que les coups de force de groupes néo-fascistes ‒ même si la DGSI s’inquiète du potentiel terroriste de certains d’entre eux4 ‒ il faut s’alerter de l’infiltration à bas bruit des dogmes et idées d’extrême droite dans les différentes strates de l’élite stratégique, politique et économique. L’enquête du site "streetpress.com"5 est à ce titre particulièrement éclairante sur cette percolation s’appuyant sur le cadre formateur de l’Action française, mouvement nationaliste et royaliste, vieux de plus de cent-vingt ans et imprégné de la pensée de Charles Mauras. Une analyse faite aussi par le chercheur Jean-Yves Camus, auteur du livre Les Droites extrêmes en Europe. Pour Libération, ce livre montre que « loin d’être figée dans ses structures ou son idéologie, l’extrême droite forme une nébuleuse hautement adaptable ».6 Alors que la France s’est construite, souvent dans la douleur, sur des bases, sinon pleinement démocratiques, du moins républicaines, l’extrême droite pourrait bien redessiner les liens civilisationnels de la société française, comme cela est déjà le cas en Pologne, en Hongrie, et en marche dans bien d’autres.

1. https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/05/31/en-parlant-de-decivilisation-emmanuel-macron-utilise-un-concept-malleable-a-souhait_6175507_3232.html.

2. https://www.leparisien.fr/politique/violences-en-conseil-des-ministres-emmanuel-macron-alerte-contre-une-decivilisation-de-la-societe-24-05-2023-ZJPHQ2DXOVB2BG4ET74K346XNE.php.

3. https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/06/19/parler-de-decivilisation-comme-le-fait-emmanuel-macron-releve-du-contresens_6178328_3232.html.

4. https://www.lemonde.fr/societe/article/2023/07/09/djihadisme-ultradroite-et-ultragauche-l-appel-a-la-vigilance-du-patron-de-la-dgsi_6181180_3224.html.

5. https://www.streetpress.com/sujet/1687965898-action-francaise-ecole-cadres-reactionnaires-darmanin-ministres.

6. https://www.liberation.fr/france/2015/11/29/face-au-fn-sortons-de-la-paresse-intellectuelle_1417047/.

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