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C’est un coin de campagne bocagère, une oasis de sérénité. C’est aussi un printemps joyeux et ensoleillé, avec encore une bande-son propre à la méditation et à l’éveil des consciences. La grive musicienne le dispute au bruant jaune, plus loin, un pinson des arbres se fait voler la vedette par un énergique merle noir. Des artistes des bois, des trios, des quartets réinterprètent Vivaldi à leur guise, à moins que ce dernier se soit plus probablement inspiré des premiers.
Derrière une haie parfumée et vivante, au bout d’un terrain planté de rhododendrons, de cerisiers et de cœur-de-Marie envahis d’herbes folles, se niche une mare immobile, creusée là par des paysans soucieux de drainer les fossés environnants. Les pluies automnales ont généreusement alimenté cet habitat humide, habitat parce que peuplé par une foisonnante vie, un écrin de biodiversité à elle toute seule. Des araignées et des cigales d’eau jouent les patineuses artistiques sur le miroir, tandis qu’une bergeronnette des ruisseaux, au poitrail jaune, chasse l’insecte survolant les flûteaux nageant. Deux premières libellules esquissent un cœur copulatoire promesse de descendance, posé sur un bouquet pourpre de bergénia. La poule d’eau est invisible, sans doute en train d’aménager son nid derrière les joncs. Des aulnes leur dispensent l’ombre de leur jeune feuillage, laissant des confettis de lumières s’agiter à la surface sans ride de l’eau.

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Quand vient le soir, lorsque la lumière se dissout derrière le rideau d’un boqueteau proche, ce ne sont pas soupirs d’amourettes ni extases d’accouplements sur les berges. Plutôt le concert exalté d’un philharmonique batracien. Ici, à ce moment, ce n’est pas encore un printemps silencieux. Dans l’ombre qui gagne, ça grenouille ; c’est autant un lieu de rencontres romantiques ‒ un dating, diront les jeunes branchés ‒ qu’un concours de chant hautement coassé. Un trop rare rossignol philomèle, perché non loin, a beau triller, gringotter, quiritter ses plus belles vocalises, il se fait voler la vedette par un ensemble d’instruments à vent retentissant et fantasmagorique.
La reinette verte mène la danse à laquelle répondent des grenouilles de Perez, peut-être quelques alytes ou des rainettes méridionales, sans doute des crapauds communs… impossible de tous les identifier si l’on n’est pas batrachologue.1 Mais pour qui est mélomane, ces musiques en modulation jouant sur les changements de toniques, exacerbant les parfums de printemps, sont jouissifs. Le tapage nocturne n’est ici pas répréhensible, du moins jusqu’à maintenant.
Chants d’amour pour les uns, tapage nocturne pour les autres

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Sur la propriété, à quelques dizaines de mètres de cet opéra hymne à la vie, se trouve une longère qui a vu passer un nombre incalculable de saisons. Son printemps à elle est silencieux. Son vénérable propriétaire, un ancien paysan un peu bougon, l’a quittée il y a déjà deux ans, les pieds devant. Quelques mois plus tard, était apparue une pancarte « à vendre » sur son portail chancelant et couvert de mousse. Puis des artisans sont venus retaper le toit, rajeunir les murs, assembler la cuisine suédoise.
Aux premiers beaux jours de cette année-là, les nouveaux propriétaires n’ont pas tardé à débarquer de la ville avec leur SUV rutilant, leur très agité pinscher et une escouade de déménageurs. Ils ont l’âge et les moyens de prendre une retraite méritée au calme de la campagne, à la belle saison exclusivement.
Après quelques nuits enchantées et chantées par le chœur d’orchestre batracien, le décalage culturel sombre vite dans le conflit de voisinage. « Ce bruit, c’est horrible. On n’arrive pas à dormir », se lamentent les nouveaux arrivants auprès de leurs visiteurs, presque nostalgiques sans le dire du vrombissement roulant de l’avenue citadine et bourgeoise qu’ils fréquentent le reste de l’année. Si dans l’arrière-pays provençal, des touristes ont eu l’outrecuidance de se plaindre officiellement auprès du premier magistrat de la commune du chant obsédant des cigales, l’enjoignant à agir pour le bien public,2 nos retraités du bocage tentent de la jouer plus officieusement.
D’abord en faisant appel à un jeune du village proche, désœuvré mais sacrément doué pour braconner. La mare, il la connaît bien pour venir y pêcher et attraper les grenouilles qu’il revend à quelques gourmets du cru. Alors les malheureux propriétaires déclarent la chasse ouverte et sans limites. Qui a parlé d’espèces protégées ? La mare se dépeuple dans les semaines qui suivent et les naissances sont en berne. Mais l’année suivante, la résistance s’est organisée, sans doute avec l’aide d’une immigration salvatrice. Les concerts sont certes moins exubérants, mais ils hantent de nouveau les nuits printanières de la désormais pimpante longère parfumée à la rose, fleur importée massivement par ses habitants.

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Alors que les retraités désirent avoir une piscine, « pour nos petits-enfants », ils ont une idée lumineuse devant l’imposante pelle mécanique s’apprêtant à fouir le sol de leur pelouse, désormais tirée au cordeau. Certes, les mares sont plus ou moins sous protection, selon les régions, selon les espèces présentes, selon la motivation des administrations, des élus… Mais cet îlot bocager est bien loin de la ville, les anciens qui ont connu la genèse de cette mare et son utilité ont disparu, et elle s’est fait oublier derrière une foisonnante végétation complice. Sous prétexte de « nettoyer » cette jungle comme on récure un boulevard de ses mégots, la pelle mécanique cure sans états d’âme ces écuries d’Augias, lieu de luxure batracienne. Et la mare devint aussi silencieuse et limpide que la piscine sa voisine.

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La vengeance sera piquante l’été venu. La longère fut envahie par des escadrilles en formations serrées et bourdonnantes de moustiques, un autre concert, d’autres insomnies. Les moustiquaires aux fenêtres n’y suffiront pas contre ces buveuses de sang. Les victimes, en proie au manque de sommeil, décident donc de sortir l’artillerie lourde sous la forme d’une tractopelle et de quelques camions bennes de terre de remblai. Désormais, ils hésitent entre un tennis, ou un terrain de boules, à moins que ce soit un kiosque pour y pique-niquer, avec la vieille brouette plantée de pétunias et la roue de carriole antique négligemment posée contre un pilier. Ils ont les nuits printanières désormais suffisamment silencieuses pour y réfléchir.

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1. Zoologue spécialiste des amphibiens et en particulier des batraciens.