
Agrandissement : Illustration 1

Dubaï est, sans conteste, un des principaux points de deal de pétrole et de gaz de la planète et, comme les dealers des cités n’hésitent plus à afficher pubs et tarifs sur les murs et réseaux sociaux, les émirs ont réussi un coup de maître en convoquant la lutte contre le changement climatique sur leur terrain gorgé d’un or noir des plus addictifs.
Alors que la COP 28 est censée parler désintox fossile au profit de l’humanité et sauver ce qui peut encore l’être, les dealers de pétrole et l’aristocratie du capitalisme, leur clientèle, préemptent le débat pour sauver leur bizness et nous garder sous leur emprise. La lettre comminatoire1 que l’OPEP, sous commandement saoudien, a distribuée à tous ses membres était sans équivoque. Elle leur demandait ni plus ni moins de torpiller la COP 28 en refusant toute allusion à un début de commencement d’intention, même par la pensée, de programmer un arrêt des extractions d’énergies fossiles. C’était l’appel du muezzin du haut d’un derrick.
Lorsqu’on tient l’économie mondiale branchée directement sur son narguilé, pas question d’afficher une pub pour une cure de désintox dans sa boutique. Peu de temps avant, l’émir Al-Jaber qui règne sur Dubaï et les Émirats, avait donné le ton : « Aucune étude scientifique, aucun scénario, ne dit que la sortie des énergies fossiles nous permettra d’atteindre 1,5 °C. […] Montrez-moi la feuille de route d’une sortie des énergies fossiles qui soit compatible avec le développement socio-économique, sans renvoyer le monde à l’âge des cavernes. » 2
Et on dit que les écolos sont catastrophistes. Les forêts qui se consument, ce n’est pas son problème, il a choisi les forêts de buildings clinquants et les parades du capitalisme triomphant. À Dubaï, il n’y a que du sable, ça ne se consume pas. L’objectif n’est pas de combattre le changement climatique mais d’ajouter du capitalisme technologique, repeint en vert, au capitalisme fossile, ce qui est censé nous éviter de retourner dans les cavernes en attendant de pouvoir rejoindre Elon Musk sur Mars.
Leurs lobbyistes, plus de 2 500, étaient d’ailleurs plus nombreux que les représentants des pays en péril d’anéantissement climatique. Les négociations ont donc été un festival d’ambiguïtés, de jeux de mots et de faux semblants. Patrick Pouyanné, qui sait de quoi il parle et qui était officiellement invité dans la suite impériale de notre président, estimait que le sultan Al-Jaber pouvait profiter de sa double casquette pour obtenir un accord qui fera joli dans la vitrine dubaïote, sans porter à conséquence pour le business-as-usual.3 Et le résultat est là : nous allons « transitionner » en chantant, chacun à son rythme, sans gendarmes verbalisateurs, avec une date d’arrivée aussi précise et fiable qu’un horaire SNCF.
Négociateurs et observateurs sont pourtant proches de l’extase, les producteurs pétroleurs ayant accepté, dans leur grande mansuétude, que les mots énergies fossiles soient prononcés. Il aura fallu 31 ans (après le sommet de Rio qui lança les COP) pour accoucher d’une simple mention mais sans engagement, alors que les scientifiques martèlent qu’il est vital de laisser sous terre ces bombes à carbone. Bref, on en parle mais ce sera, comme pour l’accord de Paris, « cause toujours ».
La preuve par les annonces, ces derniers mois, de gigantesques investissements dans l’exploration et l’exploitation des énergies fossiles : 9 milliards de dollars au Surinam4 pour TotalÉnergies (au pluriel) et au minimum une augmentation des extractions de 2 à 3 % par an pour notre champion national5, près de 20 milliards pour les compagnies norvégiennes,6 40 milliards pour l’association canadienne des producteurs de pétrole (ACPP)7… quelque 96 % des 700 compagnies productrices de pétrole et de gaz poursuivent l'exploration et le développement de nouvelles réserves d'hydrocarbures.8 Le Venezuela veut envahir les deux tiers de son voisin, le Guyana, depuis que deux gigantesques gisements y ont été découverts en 2015. La Russie, sous sanctions, pompe comme une armée de Shadoks et n’a jamais autant gagné d’argent pour financer son armement et sa guerre impérialiste en Ukraine. Aramaco, le géant pétrolier saoudien va se diversifier et investir… dans le gaz liquéfié pour un demi milliard.
Et en France ? On manque de nucléaire alors on va forer huit nouveaux puits de pétrole (pour un total de 2,5 à 4,9 millions de barils exploitables)9 en Aquitaine, près de la Teste-de-Buch (vous savez, là où un gigantesque incendie a réduit en cendres 7000 hectares de forêt en pleine canicule en 2022). « Si on fait ça, c’est l’humanité entière qu’on condamne », dénonce sur franceinfo (09/12) l'eurodéputée Marie Toussaint (EELV).
Le navire Terre coule, les profits et les émirs d’abord, les adeptes des cures de désintox à la baille.
Dépendance aux électrons ou aux énergies fossiles, le client reste sous emprise
Et ce ne sont là que quelques exemples, mais ces engagements sont certainement plus sérieux que le papier signé à Dubaï qui dit qu’on va « transitionner ».
À l’écoute ces derniers mois des discours verdoyants des émirs, des grands patrons de transnationales et des principaux dirigeants capitalo-compatibles de la planète, on pensait que cette transition était entamée. Pas question de sobriété, une obscénité dans leur monde. Mais un vaste spot publicitaire du style « la vie sera plus belle », vantant le nucléaire fissionnant ou fusionnant, une géo-ingéniérie nous redécorant un ciel tristement uniforme, un encombrant carbone capturé et embastillé par de valeureux ingénieurs, des armadas d’avions pétants vert plus haut que leur altitude de croisière et des énergies renouvelables… renouvelant les bénéfices au-delà de 2050.
Le patron de TotalÉnergies a montré la voie en signant, pendant cette COP 28, avec le démocratique Kazakhstan, un contrat pour un méga projet éolien.10 L’éolien du Kazakhstan pour faire oublier le désastreux (pour les populations locales) projet d’extraction pétrolière d’Ouganda, c’est fort, surtout lorsqu’on omet de dire qu’il faudra brûler beaucoup de pétrole et de charbon pour extraire (saccager ?) et transformer les ressources rares et stratégiques, indispensables à la fabrication, l’installation et l’exploitation des éoliennes du Kazakhstan ou d’ailleurs, des énergies dites renouvelables en général. À marche forcée, nos campagnes se couvrent de panneaux photovoltaïques, nos littoraux s’encombrent de moulins à vent gigantesques, tout est fait pour augmenter les capacités à faire tourner les chaudières d’un capitalisme high-tech, communiquant et vibrionnant. Le principal est que Pouyanné et Total gagnent sur les deux plans.
Ce capitalisme remet aussi à la page le néocolonialisme pour préempter les terres des pays du Sud et y implanter ses méga-centrales photovoltaïques, comme il le fait pour ses productions agro-industrielles. Alimenter les gadgets connectés, les SUV hybrides, les insatiables intelligences artificielles, les usines à malbouffe, faire tourner les écrans publicitaires, que la dépendance soit aux électrons ou aux énergies fossiles, le principal est que le client continue de consommer et reste sous dépendance.
L’art de contraindre le libre arbitre
Car, au-delà des énergies primaires, le capitalisme cultive avec art et techniques retorses les dépendances dont… dépendent ses bénéfices sonnants et trébuchants. Et les armes de soumission massive sont de plus en plus perfectionnées et intrusives. Injonctions publicitaires, nudge marketing, mercatique sensorielle, neuromarketing, algorithmes, bulles informationnelles, réseaux plus propagandistes que sociaux, prédation intrusive et utilisation étendue des données personnelles, l’objectif est clairement de neutraliser le libre arbitre de l’individu en l’isolant dans un miroir aux alouettes high-tech.
Cela va jusqu’à reconfigurer le discours public comme le démontre l’étude d’AI Forensics et Check First11 avec l’algorithme de la librairie Amazon qui dirige insidieusement sur des livres « trompeurs ou controversés ». Le raffinement des techniques d’emprise n’a d’égale que l’addiction au fric des start-ups du milieu. L’antique hypnotiseur et le savoureux Sâr Rabindranath Duval12 sont ringardisés, mais l’entourloupe est la même.
Le capitalisme revendique le libéralisme, mais tisse les dépendances et multiplie les cartels anticoncurrentiels : ententes sur les prix, sabotages des politiques publiques, corruption. Le très franchouillard lobby viticole et celui du commerce juteux de la biture en bouteille ont ainsi sabordé un sacrilège « mois sans alcool » (« Juanary dry » en bon français) institué au mois de janvier, prescrit par la sphère médico-sociale devant les ravages de santé et de violences sociales provoqués par ces addictions. Les addictologues n’ont que peu de chances d’être entendus.7 En attendant, combien de femmes massacrées sous les coups d’un compagnon ivre mais pas mort ? Combien d’accidents mortels ?
D’autres barons du capitalisme font encore plus fort comme l’historique industrie du tabac qui survit plutôt bien aux multiples scandales des révélations sur ses opérations de lobbying et de désinformation à l’échelle de la planète. Elle contre-attaque même avec morgue notamment contre les lois anti-tabac ou les opérations de prévention contre le tabagisme ou en alimentant la contrebande mondiale.
Parlons aussi des labos pharmaceutiques qui répandent sur le monde, par voies légales, la dépendance destructrice aux opioïdes. Industries fossiles (5 millions de morts), du tabac (8 millions), de l’alcool (3 millions), des opioïdes (82 000 rien qu’aux États-Unis)… les très officielles industries de l’addiction font plus fort que cartels mexicains et narco-états réunis.
Moins hardcore mais tout aussi destructeur, à l’approche de Noël, la société de consommation se transforme en société de camés qui vont dévaliser les entrepôts Amazon pour organiser des secret santa13 avec des bullshit gift14 qui termineront sur Leboncoin. Jeff Bezos et compagnie encaissent à chaque transaction, tandis que les consommateurs addicts se retrouvent en culotte courte en plein mois de janvier pour payer le loyer. Ils se goinfreront de mousse de foie gras de canard et de dinde aux stéroïdes, que les agriculteurs de la FNSEA, eux-mêmes accros aux pesticides et aux antibiotiques, assujettis à des coopératives gargantuesques, auront concoctés dans leurs usines à ersatz de viande. Tout ça fera de belles photos de fêtes, de bonnes cuites et indigestions et des lendemains de gueule de bois. Le libre marché ne nous vend que la liberté de nous soumettre, une liberté à deux balles aussi vraie que les œufs de lump ressemblent à du caviar.
Le seul espoir est que le monde capitaliste, shooté aux énergies fossiles, se retrouve en état de manque et s’auto-détruise avant qu’il ne nous entraîne dans son coma éthylique.
Joyeux Noël quand même !
8. Dans son rapport intitulé "Global Oil and Gas Exit List" (GOGEL, https://gogel.org), l’ONG allemande Urgewald et 50 ONG partenaires ont épluché les plans d'investissement de 1623 compagnies de l'industrie pétrolière et gazière soit 95 % de la production mondiale. Les dépenses d'investissement du secteur pour l'exploration de nouvelles réserves de pétrole et de gaz ont "augmenté de plus de 30%" depuis 2021. Les compagnies étudiées ont dépensé au total "170,4 milliards de dollars" dans ces projets ces trois dernières années.
12. Voir l’inénarrable sketch signé Pierre Dac et Francis Blanche : https://www.youtube.com/watch?v=Vp_NrF9zfEw.
13. Une tradition encore importée de l’Amérique du Nord anglo-saxonne qui veut que, dans une communauté (famille, entreprise…) on s’offre des cadeaux tirés au sort dans une fourchette de prix indiquée. Peu importe le lien humain entre personne qui offre et celle qui reçoit, donc toutes les chances que l’objet tombe à plat et soit refourgué sur internet.
14. Cadeau à la con.